Dans un nouveau rapport préparé en collaboration avec la Commission européenne, l’Organisation internationale du travail (OIT) montre que la montée des inégalités ces dernières années a abouti à un rétrécissement des classes moyennes en Europe.
Ce rapport intitulé "Tendances de long terme dans le monde du travail: quels effets sur les inégalités et les classes moyennes" a été présenté le 29 février à l’occasion d’une conférence de haut-niveau organisée à Bruxelles. Ce texte rassemble des contributions et des études de cas d’experts de haut niveau de 15 pays : Allemagne, Etats baltes, Belgique, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni et Suède. Le chapitre d’introduction donne également un aperçu de la situation dans 30 pays européens ; il explore les tendances concernant les classes moyennes et le monde du travail en Europe et scrute les différences nationales.
Selon ce rapport, la crise économique et financière a gravement affecté les catégories à revenu intermédiaire – à savoir les catégories dont le revenu est compris entre 60 et 200 pour cent du revenu médian. Presque tous les pays de l’UE étudiés ont connu une diminution de la taille de leur classe moyenne, et de la part du revenu total allouée à cette catégorie.
Or, s’inquiète Daniel Vaughan-Whitehead, co-auteur et éditeur du rapport, "une classe moyenne affaiblie entraîne une baisse de la demande globale, freine la croissance à long terme et peut engendrer de l’instabilité sociale et politique".
Dans la plupart des pays européens, la classe moyenne a connu un essor rapide au cours des années 1980 et 1990, principalement du fait de la hausse des taux d’activité des femmes comme des hommes et de l’émergence d’un modèle de ménage à deux revenus.
Mais au cours des dix dernières années, donc déjà avant la crise financière, on a observé au contraire une érosion des classes moyennes en Europe. Le Luxembourg est cité avec l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce, le Danemark, la Lettonie et le Royaume-Uni parmi les pays où cette érosion a été "la plus significative".
Les auteurs du rapport notent que des tendances de long terme comme l’évolution de la structure des emplois et l’essor des formes atypiques d’emploi ont été amplifiées par d’autres facteurs liés à la crise – comme la montée du chômage, un nouveau recul des salaires réels, une réforme des institutions de dialogue social – qui ont accentué cette érosion.
Dans des études de cas, les auteurs du rapport ont ainsi regardé l’évolution des emplois qui sont "traditionnellement considérés comme étant spécifiques à la classe moyenne, comme les enseignants les médecins ou les employés de la fonction publique." Ils ont essayé de documenter le phénomène de la "polarisation des emplois", c’est-à-dire le triple mouvement de la disparition des emplois considérés comme typiques pour les classes moyennes d’un côté et l’augmentation des emplois hautement qualifiés ou peu qualifiés de l’autre côté, une évolution qui est une conséquence de l’informatisation des métiers et des délocalisations d’activité vers des pays à bas salaires. Là aussi, le Luxembourg est cité avec l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni parmi les pays où ce phénomène est devenu un facteur significatif des classes moyennes, mais déjà bien avant la crise financière.
"Cette tendance est préoccupante, surtout parce qu’elle semble frapper tout particulièrement les jeunes", a expliqué Daniel Vaughan-Whitehead. «Les taux de chômage très élevés chez les jeunes pourraient amoindrir leurs chances de faire partie de la classe moyenne et créer un fossé entre les générations», craint l’éditeur du rapport.
Certaines professions, traditionnellement représentatives de la classe moyenne, comme les enseignants et les employés de la fonction publique, n‘appartiennent plus systématiquement à la catégorie des revenus intermédiaires, observent les auteurs du rapport. La sécurité de l’emploi n’est plus la norme dans le secteur public, ce que démontre une hausse rapide du nombre de contrats temporaires dans la fonction publique, partout en Europe. Le rapport constate que les femmes ont été particulièrement affectées par ce processus : le secteur public n’est plus une source majeure d’emploi pour elles ; la réduction de la qualité et de l’offre de services publics, comme la garde d’enfants, ont aussi impacté de manière négative leur participation au marché du travail. Dans ce cadre, le Luxembourg fait encore exception, et le rapport confirme pour le Luxembourg "l’importance du secteur public pour les groupes à revenu moyen".
Le rapport évoque aussi le taux d’emploi pour les travailleurs âgés (55-64 ans) qui est passé de 38,4 pour cent en 2002 à 51,8 pour cent en 2014. Dans la plupart des pays européens, le report du départ en retraite est un moyen de préserver son appartenance à la classe moyenne, notent les auteurs.
Mais les auteurs relèvent aussi les exemples de plusieurs pays, tous "dotés de relations professionnelles solides", qui ont pu maintenir une classe moyenne stable, comme ce fut le cas en Belgique, en France, aux Pays-Bas et en Suède. Le rapport met en avant le rôle positif des mécanismes de fixation des salaires et de la négociation salariale. "La survie du système d’indexation, en Belgique par exemple, semble avoir participé à endiguer les inégalités", est-il indiqué. Une analyse qui offre une perspective nouvelle sur les recommandations adressées par la Commission de façon récurrente au Luxembourg afin de mettre fin à son mécanisme d’indexation mis en cause dans la perte de compétitivité en matière de coûts des entreprises.
A l’inverse, l’affaiblissement du dialogue social dans des pays comme la Grèce, l’Espagne et l’Irlande, a certainement contribué au creusement des inégalités, observent les auteurs du rapport qui notent aussi que, dans les pays où la négociation collective est limitée, comme la Hongrie et les Etats baltes, la croissance de la classe moyenne dépend directement de la conjoncture économique.
"Pour réduire les inégalités, les responsables politiques doivent prendre des mesures qui s’adressent spécifiquement aux classes moyennes", a conclu Heinz Koller, directeur régional de l’OIT pour l’Europe et l’Asie centrale. "Ces initiatives devraient non seulement s’adresser au monde du travail mais elles devraient prendre aussi en compte des domaines proches comme la fiscalité, l’éducation et le protection sociale."