Dans deux arrêts rendus le 14 mars 2017, la Cour de Justice de l’UE, saisie de deux questions préjudicielles sur le port du foulard islamique dans une entreprise, a indiqué qu’une règle interne d’une entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux ne constitue pas une discrimination directe. La Cour précise toutefois que l’obligation de neutralité ne doit pas entraîner de désavantage pour des personnes adhérant à une religion ou à des convictions et doit être justifiée par un "objectif légitime", au travers de moyens "appropriés et nécessaires", et ce afin d’éviter toute situation de discrimination "indirecte". La Cour ajoute aussi qu’en l’absence d’une telle règle interne, la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle de nature à écarter l’existence d’une discrimination.
Le 12 février 2003, Mme Samira Achbita, de confession musulmane, a été engagée comme réceptionniste par l’entreprise G4S. Cette entreprise privée fournit notamment des services de réception et d’accueil à des clients tant du secteur public que du secteur privé. À l’époque du recrutement de Mme Achbita, une règle non écrite au sein de G4S interdisait aux travailleurs de porter des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail.
En avril 2006, Mme Achbita a fait savoir à son employeur qu’elle avait l’intention de porter le foulard islamique pendant les heures de travail. En réponse, la direction de G4S l’a informée que le port du foulard ne serait pas toléré car le port visible de signes politiques, philosophiques ou religieux était contraire à la neutralité à laquelle s’astreignait l’entreprise dans ses contacts avec ses clients. Le 12 mai 2006, après un arrêt de travail pour cause de maladie, Mme Achbita a fait savoir à son employeur qu’elle reprendrait le travail le 15 mai et qu’elle porterait désormais le foulard islamique.
Le 29 mai 2006, le comité d’entreprise de G4S a approuvé une modification du règlement intérieur, entrée en vigueur le 13 juin 2006. Il y est stipulé qu’"il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle". Le 12 juin 2006, en raison de sa volonté persistante de porter le foulard islamique sur son lieu de travail, Mme Achbita a été licenciée. Elle a contesté ce licenciement devant les juridictions belges.
Saisi de l’affaire, le Hof van Cassatie (Cour de cassation, Belgique) s’interroge sur l’interprétation de la directive de l’Union sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (2000/78/CE). En substance, cette juridiction souhaite savoir si l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue une discrimination directe.
Dans son arrêt rendu le 14 mars 2017, la Cour de justice rappelle tout d’abord que la directive entend par "principe d’égalité de traitement" l’absence de toute discrimination directe ou indirecte fondée, entre autres, sur la religion. Bien que la directive ne contienne pas de définition de la notion de "religion", le législateur de l’Union s’est référé à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) ainsi qu’aux traditions constitutionnelles communes aux États membres, réaffirmées dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Dès lors, la notion de religion doit être interprétée comme couvrant tant le fait d’avoir des convictions religieuses que la liberté des personnes de manifester celles-ci en public.
La Cour constate que la règle interne de G4S se réfère au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions. Cette règle traite, dès lors, de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant notamment, de manière générale et indifférenciée, une neutralité vestimentaire. Il ne ressort pas des éléments du dossier dont dispose la Cour que cette règle interne a été appliquée différemment à Mme Achbita par rapport aux autres travailleurs de G4S. Par conséquent, une telle règle interne n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de la directive.
La Cour relève qu’il n’est toutefois pas exclu que le juge national puisse arriver à la conclusion que la règle interne instaure une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, s’il était établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données.
Cependant, une telle différence de traitement ne serait pas constitutive d’une discrimination indirecte si elle était justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires. Tout en soulignant que le juge national saisi du litige est seul compétent pour déterminer si et dans quelle mesure la règle interne est conforme à ces exigences, la Cour fournit des indications à cet égard.
Elle relève que la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients. En effet, ce souhait se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue par la Charte.
En outre, l’interdiction du port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique. À cet égard, le juge national doit vérifier si G4S avait établi, préalablement au licenciement de Mme Achbita, une politique générale et indifférenciée à cet égard.
En l’occurrence, il convient également de vérifier si l’interdiction vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont en relation avec les clients. Si tel est le cas, l’interdiction doit être considérée comme strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi.
Il convient en outre de vérifier si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il eût été possible à G4S de proposer à Mme Achbita un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de la licencier.
Dès lors, la Cour conclut que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de la directive.
En revanche, une telle interdiction est susceptible de constituer une discrimination indirecte s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Toutefois, une telle discrimination indirecte peut être objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse, pourvu que les moyens de réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires. Il appartient à la Cour de cassation belge de vérifier ces conditions.
Mme Asma Bougnaoui a rencontré, au mois d’octobre 2007, lors d’une foire étudiante, préalablement à son embauche par l’entreprise privée Micropole, un représentant de celle-ci, qui l’a informée du fait que le port du foulard islamique pourrait poser problème quand elle serait en contact avec les clients de cette société. Lorsque Mme Bougnaoui s’est présentée, le 4 février 2008, à Micropole pour y effectuer son stage de fin d’études, elle portait un simple bandana. Par la suite, elle a porté un foulard islamique sur son lieu de travail. À la fin de ce stage, Micropole l’a engagée, à compter du 15 juillet 2008, sur la base d’un contrat de travail à durée indéterminée, en qualité d’ingénieur d’études. À la suite d’une plainte d’un client auquel elle avait été assignée par Micropole, cette entreprise a réaffirmé le principe de nécessaire neutralité à l’égard de sa clientèle et lui a demandé de ne plus porter le voile. Mme Bougnaoui s’y est opposée et a été licenciée par la suite. Elle a contesté son licenciement devant les juridictions françaises.
Saisie de l’affaire, la Cour de cassation française demande à la Cour de justice si la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte un foulard islamique peut être considérée comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive.
Dans son arrêt rendu le 14 mars 2017, la Cour constate tout d’abord que la décision de renvoi ne permet pas de savoir si la question de la Cour de cassation repose sur le constat d’une différence de traitement directement ou indirectement fondée sur la religion ou les convictions.
Il appartient dès lors à la Cour de cassation de vérifier si le licenciement de Mme Bougnaoui a été fondé sur le non-respect d’une règle interne prohibant le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Si tel est le cas, il revient à cette juridiction de vérifier si les conditions relevées dans l’arrêt G4S Secure Solutions sont réunies, à savoir si la différence de traitement, découlant d’une règle interne d’apparence neutre risquant d’aboutir, en fait, à un désavantage particulier pour certaines personnes, est objectivement justifiée par la poursuite d’une politique de neutralité et si elle est appropriée et nécessaire.
En revanche, dans le cas où le licenciement de Mme Bougnaoui ne serait pas fondé sur l’existence d’une telle règle interne, il y aurait lieu de déterminer si la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte un foulard islamique serait justifiée au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive, selon laquelle les États membres peuvent prévoir qu‘une différence de traitement prohibée par la directive ne constitue pas une discrimination lorsqu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif est légitime et que l’exigence est proportionnée.
À cet égard, la Cour rappelle que ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante. En effet, cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice d‘une activité professionnelle et ne couvre pas des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.
La Cour répond donc que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive.