Dans son discours d’ouverture, le ministre délégué aux Affaires étrangères et à l’Immigration, Nicolas Schmit, a exploré la manière dont "l’immigration se situe désormais au centre de la discussion dans nos société occidentales", en Europe comme aux USA. Des pays comme le Luxembourg étaient au 19e siècle des pays d’émigration. Ils sont maintenant des pays d’immigration.
"L’immigration est totalement nécessaire", a déclaré Nicolas Schmit, pour des raisons démographiques comme pour des raisons économiques. Si le Luxembourg n’a pas connu le déclin démographique que lui avait annoncé le démographe français Calot pendant les années 70, c’est que l’immigration a pu largement compenser et excéder le déficit annoncé. Aujourd’hui, 41% des résidents sont des non-Luxembourgeois. Les Luxembourgeois ne fournissent plus qu’un tiers des salariés. Depuis deux ans, y naissent plus d’enfants non-luxembourgeois que luxembourgeois.
L’immigration a pour Nicolas Schmit deux faces. D’un côté, elle "fait bouger les sociétés", mais de l’autre côté, elle peut être source de tensions, d’inégalités sociales, qui ont un impact sur la cohésion sociale. L’exclusion économique par le chômage, l’exclusion sociale, par l’éducation par exemple, l’exclusion politique, par l’absence de droits politiques, génèrent des discriminations problématiques.
Une politique réussie de l’immigration doit tenir compte pour le ministre en charge de l’Immigration des intérêts de trois parties : ceux du pays d’origine, du pays d’immigration et de l’individu migrant. Il n’y a pas de réponses simples aux questions soulevées par l’immigration. "Les sociétés occidentales ne doivent pas non plus devenir des additions de minorités. L’intégration se construit. Elle est basée sur l’inter-culturalité, la connaissance de l’autre, mais dans les deux sens." Idéalement, ce processus devrait mener à un partage des valeurs, puis à un intérêt et à une pratique de la citoyenneté qui transcende les particularités ethniques, religieuses ou culturelles des individus. Pas question en tout cas pour Nicolas Schmit cette idée d’antan que le temps fera tout et qu’il y aura donc des "générations sacrifiées". "Cela ne fonctionne plus, car nos sociétés vivent à un rythme plus élevé."
De ce 4e Forum, Nicolas Schmit a espéré qu’il enrichisse la réflexion sur l’intégration. "Le gouvernement luxembourgeois connaît l’urgence de la question." C’est pourquoi il a lancé quatre grands chantiers : la loi sur l’asile politique, le projet de loi sur la libre circulation des personnes qui est la première loi globale sur l’immigration depuis 1972, le projet de loi sur l’intégration, un texte-cadre, et le projet de loi sur la nationalité qui prévoit l’introduction de la pluri-nationalité. Il a également cité les efforts fournis pour tenir compte de "la diversité nouvelle", notamment de la présence de l’islam au Luxembourg.
Le ministre a conclu par quelques regrets : que l’école publique ne soit pas le "pourvoyeur d’égalité et d’intégration qu’elle devrait être" et que les non-luxembourgeois ne participent pas en plus grand nombre aux élections communales, "ce dont je ne veux pas, contrairement à d’autres, m’accommoder, car je voudrais plus de cohésion sociale, un Luxembourg plus accueillant, dynamique et démocratique".
Mario Hirsch, le directeur de l’Institut Pierre Werner, a mis en exergue que les questions évoquées par Nicolas Schmit sont communes à toute l’Union européenne. Presque tous les pays de l’Union sont devenus des pays dont l’économie dépend de l’immigration. En même temps, les modèles d’intégration sont en crise presque partout. L’assimilation n’est plus à l’ordre du jour, et on préfère au concept d’intégration celui d’inclusion. Certains gouvernements essaient d’affronter la crise en aiguisant les instruments restrictifs : il faut connaître la langue et les habitudes du pays de destination avant de pouvoir immigrer. Hirsch s’est posé la question si ces instruments étaient conçus pour faciliter l’intégration ou pour que les Etats puissent trier l’immigration.
Le débat sur l’immigration fut lancé par un exposé de l’historien allemand Dieter Gosewinkel, grand spécialiste de l’histoire des codes de la nationalité en Europe, sur les changements de la notion de citoyenneté en Allemagne et en France entre 1870 et 2000. Pendant longtemps, les notions de citoyenneté ayant eu cours dans les deux pays ont été considérées comme étant les plus opposées en Europe. La notion allemande était dérivée de l’appartenance à un peuple et une culture. Le droit du sang qui en découlait était considéré comme discriminatoire, exclusif et plutôt fermé. La notion française par contre était dérivée de l’Etat, de la République en particulier, et, fondé sur le droit du sol, était considéré comme assimilatoire, inclusif et plus ouvert. Cette opposition, Gosewinkel l’a mise en doute pour la fin du 19e et tout le 20e siècle.
Si la France a renforcé le droit du sol par son code de la nationalité de 1889, c’est parce qu’elle avait des raisons pour le faire, telle est la thèse de Gosewinkel. En opposition avec l’Empire allemand qui l’a privée de l’Alsace et de la Lorraine lors de la guerre de 1870, la France stagne du point de vue démographique. Or, démographie et puissance militaire vont de pair. Son immigration belge, italienne, espagnole est latine et catholique, donc facile à intégrer. De plus, le patronat français est pour. L’idéalisation du droit du sol viendra plus tard. L’Allemagne ne codifiera son code de la nationalité en consacrant le droit du sang qu’en 1913, à la veille de la Première Guerre Mondiale. Une tentative conçue par les fonctionnaires de l’ouest de l’Empire d’adopter une sorte de droit du sol qui aurait obligé les Alsaciens et les Lorrains à intégrer le service militaire obligatoire allemand avait échoué en 1889. Pourquoi ? Parce que les fonctionnaires de l’est de l’Empire avaient jugés inassimilables les immigrés de l’Est, ethniquement et linguistiquement slaves, religieusement juifs ou catholiques. Aussi, l’Allemagne n’était-elle pas aussi dépendante de l’immigration que la France pour pourvoir son économie et son armée en ressources humaines.
A certains moments d’ailleurs, en 1940 les législations de l’Allemagne nazie et celle de l’Etat français de Vichy se sont rapprochées, quand les lois de Vichy ont privé les Juifs naturalisés français de leur citoyenneté française.
Une autre thèse importante de Gosewinkel est que quand les conditions se rapprochent, les notions de citoyenneté suivent. Après la défaite de l’Allemagne national-socialiste en 1945, tous les Allemands qui l’ont pu ont migré vers les deux Etats allemands de l’après-guerre, la RFA et la RDA. Après quelques décennies, il n’y eut plus de minorités allemandes en dehors des frontières allemandes. Les événements de 1989 ont conduit à l’unification des deux Etats allemands en un seul Etat démocratique. Ce processus a mis fin à « l’incertitude territoriale » qui fut si longtemps le lot de l’Allemagne. C’est pourquoi il a été possible à l’Allemagne d’introduire des éléments de droit du sol dans son code la nationalité. Aujourd’hui, le modèle français est considéré en Allemagne avec respect. L’égalité démocratique est la raison première qui conduit l’Etat à accorder sa nationalité. Avec le rapprochement européen et démocratique, la France et l’Allemagne ont aussi rapproché leurs notions de citoyenneté.
Dominique Schnapper, sociologue française, auteure de nombreux livres qui ont influencé le débat sur la citoyenneté en France et en Europe, a, elle aussi, mis en doute l’opposition entre le principe ethnique et le principe civique en matière de citoyenneté. L’opposition entre les deux principes est idéologique et historique, mais la notion de citoyenneté inclut à la fois une dimension ethnique et une dimension civique, car le citoyen ne cesse pas d’être un individu historique. Pourtant, pour que la citoyenneté fonctionne, le principe civique doit transcender la dimension ethnique, religieuse et culturelle.
Si l’Europe est traversée par cette opposition entre deux principes, c’est qu’il y a une différence entre les évolutions de l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale. En Europe occidentale, l’idée de nation s’est formée très tôt autour de structures politiques et d’Etats qui ont trouvé leurs marques dès les 12e et 13e siècles. L’Europe centrale et orientale fut dominée par des Empires où le réveil des nations a mis en avant l’histoire et les langues des peuples minoritaires des Empires. Les drames entre la France et l’Allemagne ont donné son sens à cette opposition. La démocratisation après la guerre de 39-45 de la société de l’Allemagne de l’Ouest d’abord, de l’Allemagne de l’Est ensuite, et le processus d’intégration européen ont atténué cette opposition des deux principes civique et ethnique. L’Allemagne, devenue une grande démocratie, ne pouvait pas ne pas faire place à la dimension civique.
Mais voilà que toutes les nations démocratiques sont devenues des pays d’immigration. Comment transformer des migrants en citoyens qui acceptent les institutions en place, la séparation de l’Eglise et de l’Etat et un espace public qui transcende les particularités ? Car le citoyen/migrant ne cesse d’être un individu historique. Alors comment éviter la contradiction, comment faire adhérer aux valeurs communes ?
Si le citoyen met en question les valeurs communes, s‘il refuse par exemple l’égalité entre l’homme et la femme ou la séparation entre le religieux et le politique, il y a problème. Si le problème devient collectif, il devient alors difficile de construire un espace public commun à tous.
Dominique Schnapper cita le cas de la Belgique voisine, où les particularismes ont fait éclater l’espace public commun et où l’on assiste selon elle à une remise en question du "projet Belgique". L’exemple belge montre que la transcendance du principe civique n’est jamais donnée. Construire une société civique est "une utopie réactive", le citoyen ne cessant jamais d’être un individu historique. La tension entre le principe civique et la réalité ethnique ne cesse donc jamais. Elle est une part intégrante de la façon dont est vécue la société civique. La tension entre principe civique et réalité ethnique est de ce fait une fausse opposition.
Catherine Wihtol De Wenden, politologue, directeur de recherche CERI-FNSP à Paris, a essayé de décrire les enjeux multiples qui sont liés aux flux migratoires. Selon De Wenden, les relations internationales ont été longtemps accaparées par les Etats membres. La fin du 20e siècle a cependant vu l’émergence de nouveaux acteurs transnationaux : les migrants. Ces migrants réhabilitent l’individu comme acteur à part entière des relations internationales.
Pour De Wenden, les Etat-nations voient leur souveraineté remise en cause par des populations qui traversent les frontières, développent des identités multiples et revendiquent des formes diverses de nationalité. Bref, les migrations mettent en cause l’Etat-nation classique. Les migrants sont devenus des acteurs à part entière des relations internationales.
Avec les migrations, l’espace euro-méditerranéen est devenu un important lieu de passage et en même temps une ligne de fracture démographique, économique, culturelle et démographique. Plus de gens sont morts en essayant de traverser le détroit de Gibraltar que lors des attentats du 11 septembre. L’Europe, malgré cette "forte interpellation", n’a pas intégré directement les migrations transméditerranéennes dans ses différentes politiques, que ce soit le processus de Barcelone lancé en 1995, la politique de voisinage ou l’idée d’Union méditerranéenne lancée dernièrement par la France.
Catherine Wihtol De Wenden a évoqué la création d’une économie de passage importante qui est alimentée par les transferts d’argent des immigrés vers le pays d’origine. Elle a souligné que le montant de ces transferts, 14 milliards d’euros en 2005, est supérieur à l’aide qui découle de l’aide publique au développement.
De Wenden a identifié deux types de migration : le "couple migratoire" et la "quasi- diaspora". Un exemple de couple migratoire est par exemple le couple France-Algérie. 97 % des émigrés algériens se dirigeant vers la France. Les Marocains et les Turcs représentent pour De Wenden un exemple de quasi diaspora, parce qu’ils se sont installés sur le territoire de nombreux pays européens où ils ont développé des liens multiples et un tissu associatif très dense. Les Marocains sont très nombreux en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas et en France. Les Turcs sont également très présents en Allemagne et en Autriche.
Pour De Wenden les transformations qui sont à l’œuvre sont très rapides. Elles représentent des enjeux géopolitiques majeurs. Malgré cela, elle a regretté que la question sécuritaire ait largement dominé l’approche de l’Europe et des Conseils européens qui se sont penchés sur la question de l’immigration. Les responsables politiques y ont avant tout décidé de renforcer les contrôles aux frontières.
Les politiques que l’Union européenne a donc lancées sont selon De Wenden contradictoires. Elles engendrent avant tout un "contexte répressif qui est accompagné d’une entrouverture pour la main d’œuvre hautement qualifiée", a-t-elle regretté. C’est là le sens profond de la création d’une carte bleue qui réglera l’entrée et le séjour des migrants hautement qualifiés.
Pour De Wenden, les enjeux internationaux sont importants et sont présentés sommairement. "On pratique la langue de bois. Si on veut un véritable dialogue il faut dépasser les tabous", a-t-elle exigé. Parmi ses recommandations, il y avait la création de nouveaux droits pour les migrants et l’inscription de la zone méditerranéenne dans une gouvernance mondiale de la migration qui permettrait aux pays du Sud de participer au dialogue.
Le Forum explora ensuite quelques exemples nationaux.
Ines Michalowski, politologue à l’Université de Münster (Rhénanie du Nord-Westphalie), exposa comment, aux Pays-Bas, les tests d’assimilation sociale, qui explorent chez le migrant qui désire acquérir la nationalité néerlandaise. On veut connaître son rapport avec les convenances sociales, ses connaissances de la société d’accueil, notamment son acceptation de l’égalité entre hommes et femmes ou de l’homosexualité dans une société ouverte, et sa relation avec l’Etat de droit, notamment sa vision de la séparation du religieux et du politique : ces tests ont conduit à une baisse de 70 % des demandes naturalisation.
Ahmed Medhoune, sociologue à l’Université libre de Bruxelles et échevin de Saint-Josse, évoqua le phénomène de l’apartheid scolaire à Bruxelles et les efforts déployés pour qualifier scolairement et en matière de « savoir-être » les jeunes d’origine maghrébine qui ont besoin également d’être intégrés dans les réseaux de la société belge pour pouvoir faire leur chemin.
Mark Terkessidis, auteur à Cologne, évoqua le phénomène de l’auto-intégration des immigrés turcs de la deuxième génération, auto-intégration, parce que dans une société néolibérale, l’intégration régulée par l’Etat lui semble désormais impossible. Il a mis en exergue le dynamisme des jeunes Turcs en matière de création d’entreprises, et ce, selon lui, malgré « une résistance massive des autorités allemandes». Cette auto-intégration a conduit à la mise en place d’importants réseaux économiques internationaux entre Turcs polyglottes, flexibles et en dehors des systèmes de subventions d’Etat qu’ils ignorent autant qu’ils sont ignorés par l’Etat. Mark Terkessidis préférerait de ce fait que l’on cesse de parler d’intégration, mais que l’on parle à l’avenir d’égalité des chances ou de participation, car il n’est pas possible que la société allemande se satisfasse uniquement de ce phénomène d’auto-intégration qui mène vers les sociétés parallèles.
Laurent Scheeck, politologue luxembourgeois enseignant à l’ULB et à l’Université Sorbonne I à Paris, essaya de monter que la libre circulation, qui est liée au phénomène de la migration, aura une influence profonde sur la condition des personnes. D’un côté, au sein de l’Union européenne, l’on se perçoit de moins en moins comme des étrangers et ion se rapproche les uns de autres. De l’autre côté, les étrangers, notamment ceux venant des pays voisins de l’UE, sont visés par les politiques de l’espace Schengen et mis à distance. Pour Scheeck, ce n’est pas un hasard si l’élaboration de ces politiques qui lient rapprochement entre citoyens de l’Union européenne et mise à distance des étrangers des pays voisins, qui "transforment donc l’altérité en Europe", s’est régulièrement faite par des Etats en court-circuitant la Commission européenne. D’autre part, la pratique montre que les migrants de l’intérieur - 2 % de la population de l’Union européenne sont considérés comme "circulants" au sein de l’Union - sont mieux protégés par le droit européen que les "sédentaires" et ont un accès plus facile à la justice européenne. Cela semble kafkaïen aux personnes touchées par des cas de figure concrets et préjuge d’une évolution qu’il faut parer. Ce constat a d’ailleurs conduit la Cour de Justice des Communautés européennes à explorer des chemins pour inclure plus de gens dans le giron des protections que sa jurisprudence produit.
A suivre