Du 9 au 10 décembre 2008, l’Institut Pierre Werner a, en coopération avec l’Istituto Internazionale Jacques Maritain, organisé un colloque sur les systèmes de protection des droits de l’homme. Le colloque avait pour objectif de "dresser un état des lieux de la protection des droits de l’homme" aujourd’hui, 60 ans après la signature de la déclaration universelle des droits de l’homme. Europaforum.lu retrace ici le volet européen de ce colloque aux facettes multiples et complexes.
La première partie de la séance sur la protection des droits de l’homme en Europe s’est concentrée sur les activités de l’OSCE, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe en matière de droits de l’homme, tandis que la deuxième partie s’est focalisée sur la protection des droits de l’homme par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne.
L'OSCE regroupe 56 Etats situés en Europe, en Asie centrale et en Amérique. Elle est la plus importante organisation de sécurité régionale. L’OSCE déploie des activités dans trois domaines de la sécurité humaine, politico-militaire et économico-environnementale. Les droits de l’homme retombent dans la première catégorie. L’ODIHR (Office for Democratic Institutions and Human Rights) est l’institution de l’OSCE en charge des droits de l’homme.
L’Ambassadeur et représentant permanent de l’Autriche aux Nations Unies à Genève, Christian Strohal, qui est également un ancien directeur de l’ODIHR, s’est penché sur les activités de l’OSCE en matière des droits de l’homme, et plus précisément de l’ODIHR. Dans l’analyse de Christian Strohal, le monde a fait "des progrès énormes dans la mise en œuvre de standards universels pour la protection des droits de l’homme au niveau régional et universel". "Les résultats dépassent largement nos attentes", a-t-il confirmé. L’OSCE et l’ODIHR constituent pour lui un exemple "intéressant" de gouvernance des droits de l’homme, puisque "l’OSCE pose la protection des droits de l’homme dans le contexte de la sécurité et de la coopération régionale". Sans sécurité dans le monde, ainsi a argumenté Strohal, il ne peut y a voir de respect et de protection des droits de l’homme.
De l’autre côté, l’ambassadeur a reconnu qu’il existe toujours un "implementation gap", c’est-à-dire de grandes disparités dans la mise en œuvre des droits de l’homme au niveau national et local. "Pourquoi est-ce qu’en Europe et ailleurs il y a toujours des violations des droits de l’homme ?", a-t-il demandé. Approches différentes dans le combat contre le terrorisme international, manque de coordination entre niveaux régionaux, nationaux et internationaux et manque de gouvernance internationale sont autant de problèmes qui entravent la bonne mise en œuvre des mécanismes de protection. L’Europe pourrait, selon Christian Strohal, y jouer un rôle très important et particulier, puisque les USA, les "défenseurs autoproclamés des droits de l’homme", sont quasiment absents de la scène. Le spécialiste a toutefois reconnu que l’Union européenne a déjà beaucoup changé son approche. Aujourd’hui, elle dispose d’une Agence des droits fondamentaux.
Robert-Jan Uhl, un fonctionnaire de l’OSCE en charge des droits de l’homme à, a livré une description détaillée de la question des défenseurs des droits de l’homme qui œuvrent dans le monde entier. Il a surtout déployé les activités de l’ODIHR dans le soutien de ces défenseurs. D’après Uhl, les défenseurs des droits sont en effet un des thèmes clés dans l’agenda de l’OSCE. D’après lui, l’ODIHR s’investit pour "impliquer tous les acteurs et tous les hommes dans la protection des droits de l’homme par des tables rondes, des réunions".
Marc Reiter, de la Représentation permanente du Luxembourg à l’OSCE à Vienne, s’est penché sur une déclaration signée à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration, pour démontrer "une tendance actuelle qui consiste à revenir sur les acquis des années 90". "Au début, nous avions un texte de 30 pages, maintenant nous en sommes à un papier qui fait deux pages", a-t-il expliqué. Aux yeux de Marc Reiter, cette difficulté à se mettre d’accord sur un texte illustre et confirme bien cette tendance au recul. Les relations entre l’Europe et la Russie en matière des droits de l’homme fut un autre point central de l’intervention de Marc Reiter. La Russie revendique une nouvelle architecture de question de sécurité en Europe. Elle estime que les structures en place ne sont plus en mesure d’accomplir leurs missions, ce qui serait illustré par des exemples comme la guerre en Géorgie ou le conflit kosovar. La Russie propose l’OSCE comme nouveau cadre approprié. Pour Marc Reiter, faire de l’OSCE le nouvel organe responsable pour la sécurité en Europe abrite un grand danger pour le 3e pilier de l’OSCE, à savoir la dimension humaine, parce que "la Russie ne sera probablement pas d’accord à intégrer tous les acquis de ce 3e pilier".
A la fin de son exposé, Reiter a lancé une foule d’interrogations au public. La question de la valeur universelle des droits de l’homme d’abord. "Peut-on vraiment forcer un pays à adopter un acquis si cela ne vient pas de l’intérieur ?", a-t-il demandé. La question du rôle de l’Union européenne ensuite. "Il existe un réel manque de gouvernance au sein de l’Union européenne. L’Union est divisée et fragilisée, et c’est pourquoi elle n’arrive pas à trouver un consensus fort. Il y a toujours un ou deux pays qui agissent par égoïsme national", a-t-il mis en avant. Que peut alors faire l’Union européenne dans une telle situation ? Comment améliorer son travail ? Est-ce que la présidence tchèque changera quelque chose ? La question du recul enfin. "Serions-nous encore capable aujourd’hui de signer la Déclaration universelle ? Je n’en suis pas sûr", a conclu Marc Reiter.
Le juge luxembourgeois à la Cour européenne des droits de l’homme, Dean Spielmann, a livré une présentation de cette Cour située à Strasbourg. En donnant des exemples très concrets et vivants pour illustrer ses propos, Spielmann s’est penché sur deux aspects, celui du fonctionnement de la Cour, et celui de la méthode d’interprétation très particulière de la Cour.
Le fonctionnement d’abord. Comme l’a rappelé non sans fierté Spielmann, la Convention européenne des droits de l’homme fut signée en 1950, et elle a pu entrer en vigueur le 3 septembre 1953 "grâce au Luxembourg", qui fut le dixième pays à ratifier la Convention, nombre nécessaire pour son entrée en vigueur au plan international. La Cour européenne des droits de l’homme fut ensuite mise en place en 1959, et elle rendit sont premier arrêt en 1960. Le 18 septembre 2008, elle a rendu son 10 000e arrêt. "La Cour est actuellement saisie de 100 000 requêtes. En 2007, elle avait rendu 1 500 arrêts ainsi que 27 000 décisions de recevabilité, respectivement de non-recevabilité", a raconté le juge luxembourgeois, en ajoutant que "nous accomplissons donc un travail énorme." La Cour traite aussi bien des requêtes privées et des requêtes interétatiques, bien que ces dernières soient plutôt rares.
La méthode d’interprétation ensuite. Dans l’analyse de Dean Spielmann, la force de la Cour de Strasbourg réside justement dans sa méthode innovante d’interprétation de la jurisprudence. Selon lui, la Cour a su développer une jurisprudence "importante en se forgeant une méthodologie quant à l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme". Cette méthode s’inspire de la méthode des traités internationaux et se base sur la Convention de Vienne sur les traités, tout en mettant un accent sur les spécificités de la Convention. Spielmann a distingué quatre techniques d’interprétation distinctes : l’autonomie du concept d’interprétation, la technique d’interprétation évolutive et téléologique, l’interprétation étroite des limites et finalement la place accordée à la marge nationale.
L’interprétation évolutive serait d’après Spielmann la notion la plus importante de la jurisprudence. "Le génie de la Convention réside dans le fait qu’elle est un instrument qui a montré sa capacité à évoluer à la lumière des changements sociaux et techniques".
Laurent Scheeck, lecteur à l’Institut d’études européennes de l’Université Libre de Bruxelles, s’est attaché de manière insolite à la question de la protection des droits de l’homme au sein de l’Union européenne. "Contrairement à d’autres organisations internationales, le souci de l’Union européenne n’est pas seulement de protéger les citoyens par les institutions supranationales, mais également de les protéger des actes législatifs et politiques de l’Union européenne et des Etats membres qui appliquent les actes législatifs", a-t-il expliqué.
Laurent Scheeck, qui a écrit un doctorat sur la relation entre la Cour de Justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l’homme, a ensuite jeté un regard en arrière pour expliquer toute l’ampleur de la relation complexe que l’Union européenne entretient avec la protection des droits de l’homme. L’UE ne disposait pas, pendant très longtemps, d’un tel mécanisme de protection. "L’idée d’avoir une Charte des droits fondamentaux fut historiquement très controversée", a-t-il rappelé. Ce n’est que dans l’Acte unique en 1992 que les droits de l’homme furent pour la première fois mentionnés. "Historiquement parlant, il y avait beaucoup de résistance à l’idée de créer une Charte des droits fondamentaux", a souligné Laurent Scheeck. A ses yeux, ce ne fut jamais l’idée de la protection des droits de l’homme elle-même qui suscitait des résistances, mais plutôt la peur de certains gouvernements à voir se mettre en place un système de protection supranational. Résistance il y a eu également de la part du Parlement européen. En 1984 et en 1989, deux initiatives pour créer un "catalogue des droits de l’homme" avaient échoué.
Le traité de Lisbonne, en voie de ratification, donc pas encore ratifié, devrait officiellement rendre la Charte des droits fondamentaux légalement contraignante. Mais l’inclusion d’articles relatifs à cette Charte dans le traité de Lisbonne ne fut pas gagnée d’avance, et le Royaume-Uni et la Pologne ont eu droit à des opt-outs qui les autorisent à ne pas reconnaître la Charte comme légalement contraignante. Cet exemple illustre bien selon l’expert "que l’idée d’une telle Charte suscite encore aujourd’hui des controverses".
Malgré l’absence d’une référence aux droits de l’homme dans les traités fondateurs, une institution européenne s’est pourtant investie très tôt dans la protection de ces droits de l’homme. Ce fut la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE). D’après Laurent Scheeck, la CJCE a commencé à invoquer les droits de l’homme dans des arrêts à partir de 1969. A l’époque, certains juges considéraient que la CJCE devrait protéger mieux les droits de l’homme. De plus, certaines Cours constitutionnelles nationales avaient fait pression sur la CJCE. L’argument mis en avant à l’époque fut de dire qu’aussi longtemps que la CJCE ne protégeait pas les droits de l’homme, elle n’accepterait pas les prémisses de la loi européenne. "A partir de ce moment, la CJCE est devenu le meilleur protecteur des droits de l’homme jamais vu en Europe", a mis en lumière Laurent Scheeck. Ainsi, pour reprendre sa phrase introductive, "sans juges, les droits de l’homme ne servent pas à grand-chose, ce qui est particulièrement évident dans l’Union européenne".