Le 10 février 2009, Jean Asselborn, ministre des Affaires étrangères, recevait à Luxembourg son homologue turc, Ali Babacan. L’Institut Pierre Werner a saisi l’occasion pour organiser une conférence publique réunissant les deux ministres autour de la question de ce que pourrait apporter à l’Union européenne l’adhésion de la Turquie.
Au cours de leurs interventions, suivie de questions de l’audience, Jean Asselborn et Ali Babacan se sont tous deux attachés à démontrer que l’intégration de la Turquie à l’Union européenne serait pour cette dernière un atout majeur sur le plan économique, mais aussi géostratégique. Bien sûr, ils en conviennent tous deux, cela prendra du temps, et le processus de réformes engagé, dont ils ont vanté les mérites, doit se poursuivre inlassablement.
"Ce que la Chine est au monde, la Turquie peut l’être à l’Union européenne." C’est par ces mots qu’Ali Babacan a ouvert son intervention sur ce que pourrait apporter à l’Union européenne l’adhésion de la Turquie. Son pays est jeune, dynamique et compétitif, avec un commerce qui monte et un tourisme en pleine expansion - 25 millions de visiteurs - de sorte que, sixième économie de l’Union s’il en était membre, il peut apporter à l’Union des ressources dont elle a tant besoin.
D’un point de vue géopolitique, son pays est membre de l’OTAN et coopère depuis longtemps avec l’Union européenne ; et il entretient d’autre part de bonnes relations avec les pays du Proche et du Moyen Orient, des Balkans, du Caucase et de l’Asie centrale.
Proche de deux tiers des gisements d’énergie du monde, la Turquie est un pays de transit pour les énergies en provenance d’Azerbaïdjan et d’autres sources dont l’Europe a besoin vers la Grèce et l’Autriche.
En Afrique, où elle était jusque là faiblement présente, la Turquie a ouvert 15 nouvelles ambassades, et son agence de développement est active dans 37 pays. Elle est membre de la Banque de développement de l’Afrique et Ali Babacan n’a pas manqué de souligner que l’Union africaine avait déclaré en 2008 la Turquie "partenaire stratégique", derrière la Chine et l’Inde.
Au Caucase, elle a lancé une initiative régionale, soutenue par l’Union européenne, qui a fait se réunir autour de la table 15 pays de la région dont certains ne se parlent pas ou sont en conflit. Elle a également réussi à ce que l’Afghanistan et le Pakistan se réunissent avec la Turquie lors d’une rencontre trilatérale. En Inde, la Turquie vient d’ouvrir 4 nouveaux consulats.
Elle siège avec les différentes organisations des pays arabes, Ligue arabe ou Conseil de coopération des Etats du Golfe. Elle a de bonnes relations avec Israël, mais aussi avec les Palestiniens et les autres Etats du Proche Orient, y compris l’Iran et Ali Babacan a insisté sur la "capacité de parler" de son pays avec toutes ces parties. En Turquie, 1 million de touristes iraniens et 600 000 touristes israéliens se côtoient chaque année en toute sécurité.
Revenant au cours des débats sur les relations de son pays avec l’Iran, Babacan a rappelé que la frontière entre leurs deux pays était stable depuis 1631 et que la Turquie avait pu jouer un rôle de facilitateur dans les contacts avec l’Iran jusqu’à ce que survienne la guerre en Géorgie. C’est par un appel ferme et sincère au dialogue et à la diplomatie que le ministre turc a éclairé cette épineuse question.
"Le monde entier, et notamment de nombreux pays musulmans, suivent de près ce qui arrive à la Turquie dans ses relations avec l’Union européenne, ainsi que ses réformes démocratiques et économiques", a souligné le chef de la diplomatie turque.
Babacan est convaincu que la Turquie satisfait progressivement aux critères d’adhésion (économie libre de marché, Etat de droit et respect des droits de l’homme, démocratie), notamment avec les nouvelles libertés et une certaine séparation du religieux et de l’Etat. Par ce biais, la Turquie se rapproche selon lui de plus en plus des institutions européennes, et en même temps elle change la perception de la géographie européenne dans le monde.
Ce processus par lequel la Turquie poursuit son chemin vers l’adhésion est, pour le ministre turc, de toute première importance. Il a un impact positif sur la qualité de vie des Turcs et, plus il avance, plus la Turquie devient un atout pour l’Union européenne. Il est bon pour l’Union que la Turquie se rapproche d’elle et des ses valeurs, et si elle devait adhérer à l’Union européenne, la voix de cette dernière n’en serait que plus représentative, plus forte et plus influente.
Pour Ali Babacan, de nombreuses perceptions de la Turquie passent à côté des réalités sur le terrain. Les Kurdes disposent aujourd’hui d’une chaîne publique dans leur langue. Un nouveau programme national des réformes a été décidé fin 2008 pour les quatre prochaines années. Par l’Occident, la Turquie est perçue comme un prolongement de l’Orient vers l’Occident, et par l’Orient, elle est plutôt vue comme une extension de l’Occident vers l’Orient. Elle ne désire rien d’autre qu’un futur en commun avec le reste de l’Europe basé sur la démocratie et la paix.
"Je préfère une Turquie européenne pour mes enfants et petits enfants plutôt qu’une Turquie qui tournerait le dos à l’Europe". C’est ainsi que Jean Asselborn a d’emblée annoncé la couleur et introduit son plaidoyer.
Premier argument économique du chef de la diplomatie luxembourgeoise : l’Union européenne gagnerait avec l’entrée de la Turquie une population de 72 millions d’habitants qui seraient aussi, il ne faut pas l’oublier, autant de consommateurs. La Turquie est déjà un partenaire économique important de l’Union européenne et sa population offre à la fois un grand marché et une force de travail disponible. Arcelor-Mittal compte d’ailleurs parmi les entreprises qui ont su reconnaître et saisir cette opportunité.
Un autre atout de taille de la Turquie, c’est, pour Jean Asselborn, - et il rejoint par là la démonstration faite par son collègue turc – la situation stratégique de la Turquie, au carrefour de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient. Et de saluer par la même occasion la récente ratification du protocole de Kyoto par la Turquie, qui témoigne ainsi de sa volonté de coopération pour lutter contre le changement climatique avec l’Union européenne.
L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne – qui serait aussi l’accueil d’un pays dont la population et à 99 % musulmane - serait par ailleurs un message très fort, et cela permettrait, selon Jean Asselborn, de "construire de nouveaux ponts entre les différents groupes religieux".
En ce qui concerne la sécurité énergétique - sujet dont les événements de cet hiver ont rappelé l’importance -, le ministre luxembourgeois a rappelé la place stratégique de la Turquie, qui est une "porte vers les ressources", et, évoquant le projet Nabucco, il a insisté sur le rôle important que pourrait jouer la Turquie dans sa mise en œuvre.
En venant à la question du processus de négociation d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, Jean Asselborn, a invité son homologue turc à ce que son pays se concentre sur les réformes nécessaires pour remplir les critères de Copenhague. Et il n’a pas manqué de noter les progrès déjà réalisés ces dernières années, en citant notamment l’exemple de la révision de l’article 301 du Code pénal (relatif au dénigrement de l’identité turque, de la République, et des fondements et institutions de l’État), preuve pour Asselborn que la Turquie "a fait le choix d’adhérer aux valeurs européennes".
Le ministre luxembourgeois a mis en avant la nécessité d’une mise en œuvre effective du droit, et il a affirmé que le Grand-Duché était prêt à aider la Turquie dans ce sens, comme il le fait déjà en organisant des séminaires au cours desquels les fonctionnaires turcs peuvent se familiariser avec les institutions européennes. La société civile turque fait aussi l’objet de l’attention du Ministère des affaires étrangères qui concentre ses efforts sur des visites d’études de journalistes turcs.
Au sujet des droits de l’homme, Jean Asselborn a fait un éloge circonstancié des changements mis en œuvre et des développements positifs réalisés "dans des domaines difficiles". La création d’une commission parlementaire sur l’égalité des genres est par ailleurs une grande avancée.
Faisant référence à l’Accord d’association et au protocole d’union douanière qui constituent bel et bien des liens profonds entre la Turquie et l’Union européenne, Jean Asselborn s’est dit confiant au sujet de la mise en œuvre rapide du protocole d’Ankara – il permettra pour les opérateurs de l’Union européenne d’accéder aux ports et aéroports turcs – tout en espérant que les négociations en cours à Chypre porteront leurs fruits bientôt.
Pour le ministre luxembourgeois, "l’évolution naturelle de cette relation devrait conduire à la complète intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne".
Jean Asselborn a tenu à mettre en exergue le rôle constructif que joue la Turquie, qui est aussi un membre stratégique de l’OTAN, dans son voisinage. La proximité de la Turquie avec le Caucase, région instable s’il en est, ne mettrait pas en danger l’Union en cas d’intégration de la Turquie, mais bien au contraire. Son engagement actif pourrait renforcer la politique étrangère de l’Union européenne. La capacité turque à parler aux différentes parties du conflit israélo-palestinien est pour Asselborn "un atout d’une incroyable valeur pour l’Europe". C’est cette capacité de médiation de la Turquie que le chef de la diplomatie luxembourgeoise s’est appliqué à illustrer, rappelant le rôle de facilitateur qu’elle a joué dans les contacts entre Syrie et Israël, mais aussi la force de proposition qu’elle a pu être au lendemain du conflit en Géorgie – elle a alors œuvré pour établir une plateforme régionale de résolution des conflits. Ces initiatives complémentaires aux mécanismes existant peuvent faire avancer les objectifs de l’Union européenne.
La récente amélioration des relations entre Turquie et Arménie a par ailleurs permis à Asselborn d’exprimer son espoir que la frontière entre ces deux pays puisse être bientôt ouverte.
En conclusion, Jean Asselborn a évoqué le défi que constitue le spectre de la méfiance et de la mauvaise compréhension entre les sociétés occidentales et islamiques ; il a donc souligné l’importance de l’Alliance des civilisations, initiative lancée en 2005 par la Turquie et l’Espagne, et dans le cadre de laquelle un projet appelé "Rapid Response Media Mechanism" offre aux journalistes l’accès à un réseau d’experts en matière de tensions interculturelles. Dans ce contexte, la Turquie est pour Asselborn la preuve qu’Islam, démocratie et droits de l’homme peuvent coexister.
Pour finir, Jean Asselborn s’est adressé à son homologue turc, lui a confié, pas seulement en blaguant : "Il doit être parfois difficile de comprendre l’Union européenne de l’extérieur. Mais quand vous serez dedans, vous verrez que c’est pire. "
Les deux ministres ont été invités à parler du processus d’adhésion, qui, depuis la décision d’ouvrir les négociations de décembre 2004, avance lentement au risque, peut-être d’une certaine lassitude de la part de la Turquie.
Pour Jean Asselborn, qui a de nouveau rappelé sa position favorable à l’intégration de la Turquie au sein de l’UE, mais qui est aussi conscient des "doutes" du nouveau président français, "il faut laisser de temps au temps". Il y a pour lui quatre points essentiels dans. Il faut d’une part trouver une solution pour Chypre, et continuer d’autre part le processus de réformes engagé – et il avait au préalable rappelé l’importance des encouragements de l’Union européenne à cet égard. Par ailleurs, la Turquie doit selon lui continuer à jouer son rôle de médiateur au Proche-Orient. Quant au quatrième problème, qui est le plus problématique et face auquel la Turquie ne peut rien, il s’agit pour Asselborn des sentiments qu’éprouvent les Européens face à la perspective de nouveaux élargissements. Pour le ministre, les citoyens doivent comprendre que c’est une opportunité pour une Europe forte.
Ali Babacan a rappelé tout d’abord que, si 10 chapitres avaient déjà été ouverts à la négociation, 6 autres étaient, d’un point de vue technique, prêts à l’être. Le ministre turc ne pense pas qu’il puisse être question de lassitude de la part de la Turquie face à la lenteur des négociations d’adhésion. Il a expliqué tout d’abord un certain ralentissement dans le processus de réformes au cours des deux dernières années par des raisons relevant de la politique intérieure, comme par exemple les élections qui ont eu lieu en 2007 et la procédure d’interdiction lancée contre son parti, l’AKP. Par ailleurs, si le soutien de l’opinion publique turque à l’adhésion à l’UE était très fort en 2004, la rhétorique négative développée en Allemagne et en France à l’occasion des campagnes électorales a pu éveiller un sentiment de désillusion, de déception. Mais Babacan a souligné que ce que craignent les gens, c’est au fond que l’Union européenne n’accepte pas l’adhésion. Le processus de réformes démocratiques, économiques et juridiques est lui apprécié, car la population se rend compte que "plus on avance dans ce processus, plus on en tire de bénéfices".
Babacan donna ensuite son point de vue sur la question non résolue de Chypre. Le conflit remonte aux années soixante. Il y a eut plusieurs tentatives de règlement global. Lors de la dernière tentative, il y eut un référendum, en 2004, au cours duquel les Chypriotes turcs ont voté à 65 % en faveur et les Chypriotes grecs à 75 % contre. Quelques jours après, les Chypriotes grecs sont devenus membres de l’Union européenne, et l’on a promis de ne pas isoler les Chypriotes turcs. On n’a pas tenu parole. Entretemps, les Chypriotes grecs ont de nouveaux leaders. Ils ont dès le début voulu discuter. Après plusieurs rencontres, il a été décidé d’entamer de nouvelles discussions sur un règlement global. Depuis septembre 2008, les leaders Chypriotes grecs et de Turquie se sont rencontrés 18 fois. Babacan a émis l’espoir qu’une solution soit trouvée en 2009. Il ne pense pas que les parties puissent être à 100 % d’accord, et c’est pourquoi il est nécessaire de se poser dorénavant une échéance. A tout accord, il faudra 4 feux verts, ceux des Grecs, des Chypriotes grecs, des Turcs et des Chypriotes turcs. Tout peut changer, surtout chez les Grecs, alors que le leadership turc s’est avéré stable depuis 2002.
Babacan fut aussi franc sur la question des relations entre Israël et la Turquie, qui sont basés sur un intérêt stratégique partagé et des avantages pour les deux parties. Mais, a remarqué Babacan, le gouvernement turc a été très critique à l’encontre de l’opération militaire menée par Israël dans le territoire de Gaza. D’abord parce que l’option militaire n’est pas une solution et ensuite parce qu’il y a eu plus de 1 300 tués, dont de nombreux civils. Mais la Turquie n’a jamais visé par ses critiques l’Etat d’Israël, le peuple israélien ou les juifs. Et puis, ajoute le ministre, la Turquie était juste en train de faire une médiation pour la paix entre Israël et la Syrie, entre deux délégations de ces pays installées chacune dans un autre hôtel de sa capitale. Ces pourparlers avaient si bien avancés que l’on parlait déjà de paix, et c’est juste au moment où le président Gül discutait directement avec le président syrien Assad, et Babacan avec le Premier ministre israélien Olmert que le conflit avec Gaza a éclaté. Il était à ce moment impossible de continuer cette médiation. Les Turcs étaient très déçus, on ne leur avait rien dit de ce qui se tramait, et comme ils avaient misé sur la confiance, ils ont ressenti la démarche du gouvernement d’Israël comme un manque de respect.