Le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker a rencontré le 16 mars 2009 une délégation d'étudiants de l'Université de Zurich pour un échange de vues sur l'actualité européenne. Les thèmes abordés lors de cette rencontre étaient le secret bancaire, le succès de la place financière luxembourgeoise, la crise financière, l’attitude des responsables politiques européens, la position de la Suisse par rapport à l’Union européenne et l’adhésion de la Turquie et de l’Ukraine à l’UE. Le Premier ministre luxembourgeois s’est montré satisfait que le Luxembourg, la Suisse et l’Autriche aient récemment accepté un échange d’informations conditionnel en accord avec les règles de l’OCDE. Parallèlement, il a regretté que la Suisse ne se rende pas compte du profit qu’elle tire de l’impact stabilisant de l’Union européenne et il s’est déclaré favorable à une adhésion de la Suisse à l’Union européenne.
Abordant la question du secret bancaire, Jean-Claude Juncker a expliqué que c’était clair pour lui qu’on ne pouvait pas continuer ainsi et que l’obligation fiscale devait s’appliquer à tous les citoyens. Il a déclaré : "Cela me dérange que différentes places financières accueillent des réfugiés fiscaux", et il a souligné que "le Luxembourg et la Suisse ne s’enrichissent pas au détriment de leurs voisins". Il a expliqué que le Luxembourg s’était toujours montré prêt à agir si les pays tiers l’étaient de même. Il s’est donc montré satisfait que le Luxembourg, la Suisse et l’Autriche aient récemment accepté un échange d’informations conditionnel en accord avec les règles de l’OCDE.
Jean-Claude Juncker a souligné que le Luxembourg et la Suisse veulent collaborer dans la lutte contre la fraude fiscale dans leurs pays, pour laquelle une "solidarité nationale et transfrontalière" est indispensable. Il a expliqué que le secret bancaire a cependant été maintenu pour empêcher l’accès direct sur les comptes bancaires et pour protéger la vie privée des personnes. "Ce qui me gène dans la discussion, c’est que le Luxembourg, la Suisse et la Belgique sont désignés comme responsables de la crise financière", a-t-il déclaré, "alors que la crise n’a strictement rien à faire avec le secret bancaire". Il a expliqué que les "grands de ce monde" veulent faire semblant de lutter contre la crise en démasquant les prétendus suspects, mais que les vraies causes de la crise sont à chercher ailleurs, à savoir dans la déréglementation néolibérale du système financier favorisant des prises de risque bancaire excessives et la spéculation.
"Les pays du G20 sont d’ailleurs très courageux lorsqu’ils parlent du Luxembourg, de la Suisse ou de l’Autriche. Cependant, ils ont peur de parler des Etats-Unis", a-t-il précisé en ajoutant qu’au moins cinq Etats des Etats-Unis d’Amérique devraient figurer sur une liste noire des paradis fiscaux, parce que le contrôle y est moindre qu’au Luxembourg ou en Suisse. Jean-Claude Juncker a d’ailleurs fait remarquer qu’il a souvent l’impression qu’on lutte contre la fraude fiscale des personnes privées mais que les grandes entreprises échappent aux sanctions. Dans ce cadre, il souhaite une liste complète des "tâches blanches" et il veut "porter le regard vers ceux qui sont en train de nous taper dessus mais qui traînent eux-mêmes des casseroles derrière eux".
Abordant le succès de la place financière luxembourgeoise, Jean-Claude Juncker a expliqué que "le Luxembourg est dans l’Union européenne, c’est-à-dire là où les décisions sont prises, tandis que la Suisse n’est que spectatrice". Il a ajouté que le succès de la place financière luxembourgeoise n’est pas dû au secret bancaire, mais à plusieurs facteurs, comme la rapidité de la transposition des directives sur les services financiers, l’expansion de la palette des produits financiers et l’efficacité de la place financière en matière d’autorisations et de mécanismes décisionnels.
Dans ce contexte, il a expliqué que l’Union européenne est une plateforme qui permet aux pays, surtout aux plus petits d’entre eux, de se faire entendre. Il a déclaré : "On peut s’articuler mieux dans l’Union européenne, aussi concernant les intérêts nationaux (…) et je suis favorable à une adhésion de la Suisse à l’Union européenne, mais les citoyens suisses doivent prendre cette décision eux-mêmes".
Concernant les listes noires des paradis fiscaux, Jean-Claude Juncker a déclaré qu’il ne va pas accepter que l’Union européenne ou le G20 y ajoutent le Luxembourg, la Belgique ou l’Autriche, "et s’ils ont l’intention de la faire quand-même, nous allons nous comporter en conséquence". Le Premier ministre luxembourgeois a ajouté qu’il ne peut y avoir de sanctions au niveau européen parce que les traités stipulent la libre circulation des capitaux et on ne peut pas agir comme si ces règles de droit n’existaient plus. Il pense que, de toute façon, si la France ou l’Allemagne voulaient appliquer des sanctions, leurs marchés financiers s’y opposeraient.
Jean-Claude Juncker a ensuite abordé la crise financière en précisant qu’il y a quelques années, la Commission européenne avait déjà proposé de régulariser les marchés financiers, mais que certains Etats membres, notamment la Grande-Bretagne, avaient fait la sourde oreille parce qu’ils avaient "confondu régulation avec strangulation". Dans ce contexte, Juncker a déclaré : "Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont les principaux responsables de la crise, mais ils se donnent maintenant l’air des grandes puissances régulatrices des marchés financiers, comme s’ils avaient toujours su ce qu’il fallait faire".
Abordant l’attitude des responsables politiques par rapport à l’Union européenne, Jean-Claude Juncker a précisé que les responsables politiques des années 1980 et 1990, comme François Mitterrand ou Helmut Kohl, qui avaient vécu la guerre et la reconstruction, étaient encore des Européens de corps et d’âme. "Cette génération ne s’est pas plainte", a-t-il souligné, "nous, par contre, nous nous plaignons sans cesse et nous pensons que nous portons le fardeau de toute la terre sur notre dos, mais ce n’est pas le cas, parce que tout nous a été offert et rien ne nous a été demandé." Il a regretté que la plupart des responsables politiques d’aujourd’hui sont des Européens "de tête" qui additionnent des arguments rationnels mais qui manquent de conscience que nous sommes les héritiers du fruit des efforts de la génération précédente.
Jean-Claude Juncker a expliqué qu’il faut avoir un sentiment individuel et un sentiment continental dans une communauté d’Etats comme l’Union européenne, et qu’il faut croire et accepter beaucoup de choses parce que nous ne connaissons pas bien les autres. Il a expliqué que l’Europe ne peut avancer que s’il y a une confiance mutuelle et si les différents acteurs sont moins calculateurs. Il a d’ailleurs fait remarquer dans ce contexte que la seule chose qu’il reproche à la Suisse, c’est qu’elle ne "se rende pas compte du profit qu’elle tire déjà de l’impact stabilisant de l’Union européenne", et que sans l’UE, la Suisse se porterait beaucoup moins bien. Cependant, il est tout à fait conscient qu’il ne faut pas essayer d’influencer la Suisse de l’extérieur, mais que le pays doit lui-même prendre ses décisions.
L’importante proportion de non-Luxembourgeois au Grand-Duché a beaucoup intrigué les étudiants et ils ont voulu savoir comment le pays agissait face à cette "Überfremdung", mot intraduisible en français. Jean-Claude Juncker a expliqué que l’intégration ne cause pas de grandes difficultés, même si le pays vit parfois de petites tensions. "Nous avons plus de 40 % de non-Luxembourgeois, mais leur intégration n’a pas causé de grands changements d’idéologie politique, et les Luxembourgeois se sont donc rendus compte qu’ils ne doivent pas avoir peur des étrangers", a-t-il déclaré.
Au sujet de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, Jean-Claude Juncker a admis qu’il avait des doutes, mais qu’il était hors question de dire que la Turquie ne fait pas partie de l’Europe, et ce pour de nombreuses raisons. En 1997, il avait d’ailleurs refusé d’entamer déjà des négociations d’adhésion avec la Turquie parce qu’à cette époque, la torture y était encore massivement pratiquée. Il a déclaré : "Aujourd’hui, la torture y est encore pratiquée, mais le pays a aussi fait beaucoup de progrès, et je pense qu’il faut donc être ouvert à un dialogue", cela notamment avec le monde islamique depuis le 11 septembre 2001.
Jean-Claude Juncker pense qu’à l’issue des négociations d’adhésion, il est toujours possible que l’Union européenne constate que sa capacité d’absorption ne lui permet pas d’accueillir la Turquie. La Turquie, pour sa part, pourra aussi constater qu’elle ne peut pas remplir les conditions d’adhésion et qu’elle ne peut pas devenir un Etat membre à part entière mais qu’une autre forme de collaboration peut être envisagée. "Mon idée de l’Europe est celle d’un noyau d’Etats à l’intérieur et d’un cercle d’Etats autour, qui peuvent un jour entrer dans le noyau intérieur, mais ceux du noyau intérieur peuvent aussi rejoindre ceux du cercle extérieur", a-t-il expliqué en ajoutant que "penser que l’Union européenne à 40 Etats membres pourrait fonctionner comme celle d'aujourd’hui, est une idée absurde".
Concernant la citoyenneté européenne, le Premier ministre luxembourgeois a déclaré qu’il pense que la diversité des nations et des régions doit être préservée, parce qu’elle est la vraie richesse de l’Union européenne. "L’Europe ne peut pas être construite au détriment des Etats", a-t-il souligné, "et je ne crois pas en les Etats-Unis d’Europe. Nous ne sommes pas et nous ne serons pas comme les Etats-Unis d’Amérique et nous ne voulons pas que les Etats soient écrasés par l’Union européenne".
En guise de conclusion, Jean-Claude Juncker a abordé l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Il a expliqué qu’il faut d’abord un consensus ukrainien sur la question avant que l’Union européenne puisse agir. Il a d’ailleurs fait remarquer qu’il y a assez de place pour elle dans le cercle d’Etats autour de l’Union européenne qui devra être créé un jour.