Le politologue Philippe Poirier, qui est responsable du Programme gouvernance européenne à l'Université du Luxembourg et des projets de recherche Elect 2009 pour la Chambre des Députés et Polux pour le Fonds national de la Recherche (FNR), vient de publier ensemble avec sa collègue Astrid Spreitzer le vendredi 12 juin 2009 dans l’hebdomadaire Lëtzeburger Land une toute première analyse et des hypothèses sur les élections européennes, "Élections toujours en trompe l'œil".
Un premier constat, qui ne vaut pas pour le Luxembourg, est le recul constant depuis 30 ans du taux de participation. "Seulement 43,1% des citoyens de l'Union se sont rendus aux urnes la semaine dernière avec des taux particulièrement faibles, entre 19,5 et 28%, dans des États ayant rejoints l'Union après 2004 (Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie). Le Danemark et l'Estonie se distinguent toutefois puisque dans ces pays le civisme électoral progresse (respectivement 11 et 16%)."
Un deuxième constat : "La citoyenneté européenne consacrée par le Traité de Maastricht en 1993 et l'extension progressive des pouvoirs du Parlement européen dans le processus décisionnel n'ont donc pas eu pour effet direct de stimuler la participation démocratique au niveau de l'Union européenne pour la majorité de nos concitoyens."
Un troisième constat : "Cette abstention record, dont les motivations ne sont encore nullement étudiées sérieusement, doit nous inviter à la prudence quant à l'interprétation des résultats par famille politique au sein du Parlement européen, à l'état réel des systèmes politiques des 27 États membres et à la mesure de l'opinion à l'endroit de l'Union. Néanmoins les différentes études électorales ( …) au niveau des États membres et de l'Union, depuis les référendums sur le Traité constitutionnel en 2005 et avant le scrutin européen, ont majoritairement montrées que les Européens étaient préoccupés, sinon angoissés, par leur futur économique et social personnel, par les questions énergétiques et climatiques, par les questions éthiques et par le rapport à l'Autre au sein de l'Union européenne et à ses frontières."
Un quatrième constat : "Les élections européennes (…) sont à la fois le révélateur d'une incompréhension, voire d'une indifférence, vis-à-vis de la modification des règles de gouvernance en Europe et d'une distorsion entre offre et demande politique."
Poirier et Spreitzer constatent ensuite que "jamais dans l'histoire du Parlement européen, il n'y a eu un tel différentiel de sièges entre le groupe PPE formé des chrétiens démocrates et des conservateurs et celui du Parti socialiste européen (PSE) composé des partis socialistes, sociaux démocrates et travaillistes".
Conséquence possible : "La domination du PPE devrait aussi marquer la fin du compromis historique entre le centre droit et le centre gauche dans la désignation du président de la Commission européenne, de la rotation à la tête du Parlement européen et dans la répartition des présidences de commission en dépit de la proposition réitérée par Wilfried Martens président du PPE de continuer à collaborer avec le PSE."
Mais : "La victoire des partis du PPE - et son ampleur- est néanmoins fragile". Poirier et Spreitzer citent le recul de 6 % par rapport à 2004 de la CDU et de son alliée bavaroise en Allemagne. L’UMP française En France, réalise avec ses 27 % "certes le meilleur score de la droite de gouvernement depuis 1979 mais elle ne possède pas de réserves importantes électorales importantes pour le futur."
Les bons résultats des partis du PPE en Pologne (Platforma Obywatelska) et en Hongrie (Fidesz), "ne doivent pas faire oublier que dans ces États, (…) les oscillations électorales brutales sont fréquentes et l'instabilité gouvernementale qui en résulte empêchent de mesurer sérieusement l'ampleur du soutien populaire que ces mouvements auraient acquis." Enfin, les auteurs estiment que les succès du PP espagnol (42,3%) et du Parti du peuple de la liberté en Italie (35,2 %) vont renforcer "leurs poids au sein du groupe PPE", mais "ne seront pas sans conséquences au moment de la désignation des futurs dirigeants de l'Union européenne et dans les orientations politiques du PPE." Et de souligner que "Jean-Claude Juncker ne trouvera nullement en ces partis des alliés objectifs, si d'aventure il était finalement sollicité pour se porter à l'un des postes à responsabilité européenne tels qu'ils sont prévus dans le Traité de Lisbonne ou dans des nouvelles propositions de politiques de cohésion sociale conditionnées à la création d'un impôt européen qu'il ferait".
Le constat : "En contre-exposition, les membres du PSE, connaissent à l'exception de la Grèce, de la Suède et de la Slovaquie, une débâcle électorale authentique." Les auteurs mettent en exergue la déroute du Labour britannique (15,31 %) et du PS français - 16,4 %, faisant jeu égal avec les Verts (16,2 %) et la gauche de la gauche qui a réuni plus de 12 % des électeurs. Le SPD a également seulement remporté 20,8 % des votes.
Une première conclusion : "La Troisième voie (libéralisme culturel, dérégulation du marché du travail, soutien indéfectible à l'approfondissement politique de l'Union etc.) initiée et incarnée successivement par Tony Blair, Gerhard Schroeder et Luis Zapatero depuis plus de 12 ans, qui était en quelque sorte une réponse de la social-démocratie européenne aux conséquences de la chute du Mur de Berlin, n'apparaît plus adéquat à une grande partie des Européens. La social-démocratie européenne doit être refondée sinon elle court le risque d'un déclin et sa possible substitution par d'autres familles politiques au centre gauche." Et de citer l’exemple de l’Italie dont le PD qui a remporté 26,1 % aux européennes n'a plus officiellement de parti membre du groupe PSE. (voir à ce sujet notre article sur la conférence de presse de l'eurodéputé socialiste réélu Robert Goebbels le 12 juin 2009 qui nuance cette appréciation!)
Le constat : "Assurément l'écologie politique s'enracine progressivement dans l'ensemble des démocraties européennes au même titre que le furent à la fin du 19e siècle les partis chrétiens démocrates, libéraux et ouvriéristes. Le groupe du Parti vert européen ensemble avec l'Alliance libre européenne dans le prochain Parlement aura 52 mandataires (35 en 2004) avec une première parité entre Allemands et Français (14 mandataires)."
Mais "ce surplus d'eurodéputés (…) est fortement dépendant d'un seul résultat dans l'un des grands États de l'Union », celui des écologistes français de Daniel Cohn-Bendit, un résultat dont Poirier et Spreitzer pensent qu’il a peu à voir avec le programme des écologistes et qu’il sera « sans conséquences durables pour d'autres scrutins beaucoup plus décisifs comme les législatives". Et ils ajoutent : "Les Verts français n'ont jamais été capables par la suite de transformer les succès engrangés aux européennes en une formation pivot du système politique français." Autre fait : les Verts sont "quasi absents de l'Europe centrale et orientale".
Ces européennes confirmeraient néanmoins "non seulement la diffusion de la question environnementale et énergétique dans l'ensemble du corps social européen", mais dans certains pays, elle est tributaire de la "crise systémique des partis de la social-démocratie" et peut même être "synonyme d'un néo-euroscepticisme".
"De plus", notent Poirier et Spreitzer, "les thèmes du réchauffement climatique deviennent aussi un objet de la compétition politique", puisque "les autres partis politiques - d'autant plus quand ils sont à la recherche d'une nouvelle identité politique attractive comme le PSE - se font aussi désormais les promoteurs du développement durable. (…) Cette concurrence et la reprise des thèmes écologistes par tous les partis politiques pourraient expliquer la stagnation, voire le léger recul des Grünen dans les États de langue allemande."
Pour Poirier et Spreitzer, l’objectif commun des droites eurosceptiques, nationales, régionales, extrêmes, est "l'abandon, du moins la minoration, de la 'méthode communautaire' et pour certaines d'entre elles, sa refondation sur le principe coopératif." La "critique fondamentale de la capacité et de l'efficacité d'une régulation politique et économique des institutions de l'Union au moment de la Mondialisation des échanges économiques" et la mise en avant de "la souveraineté politique des Etats et des régions » et du « contrôle démocratique (…) sont aussi au cœur de leurs projets politiques, parfois jusqu'à une idéalisation du principe démocratique et de la capacité du peuple à se représenter la politique."
Cependant, ces formations de droite "se distinguent (…) très fortement sur la conception de l'identité" et par rapport au "rôle de la puissance publique dans le domaine économique". Elles sont néo-conservatrices, libérales nationales ou souverainistes libérales ou républicaines, souverainistes interventionnistes, conservatrices sociales, confessionnelles, "différentialistes"voire nationalistes et néo-fascistes.
Conclusion : " A Strasbourg, les élus de ces droites devraient être d'ailleurs 143 (soit une progression de 15% de leurs effectifs)." Par contre, leur capacité d'influence sur le système décisionnel européen sera selon Poirier et Spreitzer plus limitée que celle des libéraux de l’ALDE et des Verts, "dans la mesure où depuis leur première entrée au Parlement européen dès 1979, ils ont toujours été très divisés et ont connu de multiples constitutions de groupes avec des partenaires très différents ou mêmes éphémères et traditionnellement nombre d'entre eux restent ou se 'réfugient' parmi les non-inscrits."
En ce qui concerne le Luxembourg, Poirier et Spreitzer constatent que "le Luxembourg se distingue une nouvelle fois (…) par son taux de participation qui est le plus élevé de l'Union en raison du vote obligatoire. 91% des citoyens inscrits sur les listes électorales se sont déplacés."
Mais pour les deux auteurs, cela n’empêche pas que "les eurodéputés du Luxembourg ne représentent que partiellement le corps social du Grand-Duché." Raison : "L'inscription des ressortissants communautaires installés au Luxembourg demeure toujours en dessous des 15 % du total de la population adulte étrangère en âge de voter (qui représenterait à peu près 38 % de l'ensemble du corps électoral aux européennes) et ce en dépit des gains d'inscription particulièrement élevés cette année dans la communauté portugaise par rapport aux autres «communautés."
Autre constat en relation avec les listes séparées : "Cette distinction des listes n'a pas entraîné une campagne proprement européenne et identifiable par les citoyens."
Un double vote disjoint pourrait par contre exister, le premier "entre le scrutin européen et le législatif", une tendance que les chercheurs autour de Philippe Poirier avaient déjà identifiée en 2004, et un second vote disjoint existant "entre le scrutin européen de 2009 et le référendum sur le Traité constitutionnel européen de 2005".
Les auteurs se posent la question dans quelle mesure les "inquiétudes éco-sociales" révélées par le référendum de 2005 dans plusieurs segments de la société grand-ducale, et qui avaient conduit à "la constitution d'un pôle 'euro-vigilant' et d'une problématique identitaire" ont pu être canalisées lors des européennes de 2009 par les partis politiques "dans un contexte de tensions avec la France et l'Allemagne sur la gouvernance fiscale et européenne et l'amplification de la crise économique et financière".
Comme nombre d’observateurs, Poirier et Spreitzer mettent en exergue :
Dans le cadre des études qui seront menées dans le cadre du projet Elect 2009 commandé par la Chambre des députés et du projet Election European Survey auxquels ils participent au niveau de l'Union européenne, Poirier et Spreitzer essaieront d’identifier et de comprendre "les motivations et ressorts réels au-delà de la notoriété de ces candidats" et de voir en quoi ils" témoignent aussi de réalignements partisans déjà engagés aussi bien par rapport aux clivages fondateurs des systèmes politiques des Etats membres que vis-à-vis de l'Union européenne elle-même".