Principaux portails publics  |     | 

Traités et Affaires institutionnelles
Pour le député européen Frank Engel, il y aura toujours plusieurs Europe après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne
28-10-2009


Frank EngelLe député européen luxembourgeois Frank Engel (PPE), a donné le 28 octobre 2009 une conférence à la Maison de l’Europe dans le cadre de l’assemblée générale de l’Union européenne des Fédéralistes luxembourgeois (UEFL) sur le sujet "Après Lisbonne, l’Europe au singulier ?" Le jeune parlementaire a fait part de ses thèses téméraires, sombres et surprenantes à un public qui milite justement pour une Europe unie, "au singulier", une idée selon l’orateur battue en brèche par l’évolution actuelle.

Le problème fondamental pour Engel: Les Européens ne réussissent pas à dépasser l’Etat-nation

Frank Engel s’est inscrit d’emblée en faux contre l’idée largement répandue qu’avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, tous les problèmes seraient réglés dans l’UE. Il ne croit pas que ce que le rejet du traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas en 2005 et du traité de Lisbonne dans un premier temps en 2008 par les Irlandais a révélé, soit évacué.

Ce qui a été révélé en 2005 et 2008 n’est pas pour Engel le recul des gens devant la notion constitutionnelle des traités proposés. Au contraire, puisque l’on n’a jamais vraiment discuté, ni en 2005, ni après, des éléments novateurs pour l’Europe conçus par la Convention sur le traité constitutionnel, des éléments contenus en 114 articles qui tenaient dans une petite brochure. Au lieu de soumettre ces 114 articles à la discussion par les citoyens, on les a fait voter sur un traité qui prenait la taille d’un annuaire téléphonique, puisque on y a ajouté tous les anciens traités qui seraient repris. L’on a donc finalement plus discuté de ce qui était déjà acquis que de ce qui était nouveau. Une chance fut ratée pour que les Européens réussissent à dépasser l’Etat-nation.

L’avantage du traité de Lisbonne, a déclaré Engel non sans malice, est qu’il permettra aux champions de l’Etat-nation, dont le Royaume Uni, de quitter l’UE, ce qui serait selon lui "une bonne chose,  si les conservateurs et les sbires de M. David Cameron devaient arriver au pouvoir". D’autre part, il ne faudra pas croire qu’avec le traité de Lisbonne, tous les Etats membres feront part de l’espace Schengen, de l’euro ou seront des parties de la Charte des droits fondamentaux. C’est plutôt une Europe des cercles concentriques, à la carte et à plusieurs vitesses qui continuera. Il y aura donc toujours des Europe après le traité de Lisbonne, car les Européens n’ont pas la même vision de l’Europe.

Maintenant que l’URSS a disparu, l’atmosphère dans les pays de l’Est européen est selon Frank Engel plutôt au refus de toute approche dominatrice, et souvent l’UE est perçue comme un pouvoir dominateur. Mais jusque dans les pays fondateurs, une telle perception a fait son chemin. "Jamais la France et l’Allemagne n’ont été aussi éloignées de l’idée d’une Union européenne qui dépasserait les Etats-nation", a affirmé le député européen, qui a aussi pointé vers l’essor des régionalismes autonomistes ou souverainistes en Catalogne, dans le Pays basque ou en Ecosse.

L’Histoire avec des "si"

Comme il l’a déjà fait dans son livre sur l’Europe dans la grande crise qu’il a publié en avril 2009, Frank Engel s’est livré à l’exercice de l’Histoire avec des "si". Si l’Assemblée nationale française avait voté en 1954 en faveur de la Communauté européenne de Défense (CED), il y aurait eu, selon Engel, une Fédération européenne dès les années 60 du 20e siècle. Faute d’option politique, l’on s’est seulement ensuite rabattu sur une constitution de l’Europe à travers l’économie. Car quoiqu’il arrivât, il fallait opposer au bloc de l’Est quelque chose de cohérent, tant cet antagonisme accentuait la tendance à l’union.

Autre aspect de l’évolution européenne : Engel est convaincu que si l’Europe avait fait l’effort d’intégrer la Fédération yougoslave dans la Communauté européenne au cours des années 80, il n’y aurait pas eu de guerres dans les Balkans dans les années 90. Son jugement est sévère et osé : "Les guerres en Yougoslavie sont imputables à l’incapacité des Européens d’intégrer les Yougoslaves."

Le manque de cohérence vis-à-vis des pays candidats ou à perspective européenne

Aujourd’hui, l’Europe est toujours loin d’avoir une approche cohérente à l’égard des Balkans occidentaux, et ce malgré l’offre d’une perspective européenne, et malgré la reconnaissance de l’indépendance unilatérale du Kosovo "aux dépens de 20 % du territoire de l’Etat souverain qu’est la Serbie". En même temps, les Kosovars n’obtiennent pas de visa pour venir en Europe. "Comment expliquer une telle discrimination ?", s’est exclamé l’orateur.

"Sans cohérence dans l’UE, pas de perspective fédéraliste", a dit franchement à son audience composée justement de jeunes et de vieux fédéralistes. Et d'enfoncer le clou: "Nous en sommes à des années-lumière." Et cela n’est pas la faute à la Turquie ou à la Serbie, deux pays dont l’un est candidat à l’adhésion et l’autre a vocation de le devenir, deux pays aussi dont Engel pense qu’ils sont plutôt maltraités par l’UE, notamment la Turquie. La Turquie  n’est pas pour lui un pays d’Asie, mais "un Etat prêt à tout changer pour entrer dans l’UE" et qui doit affronter des dédains de la part des dirigeants allemands et français qui sont pour lui "tout simplement dégueulasses". Ce qui rend la fédéralisation de l’Europe impossible est pour le député européen "l’incapacité des dirigeants européens à imaginer une organisation politique du continent qui dépasse l’Etat-nation".

Les dirigeants européens, attachés à "leurs chasses gardées", refusent les "aménagements créatifs"

Pour Engel, il importe donc peu que l’UE soit composée de 27 ou de 35 Etats membres. "Je préfère même quelques dizaines de milliers de Turcs pro-européens à quelques dizaines de milliers de Britanniques eurosceptiques", revient-il à la charge vis-à-vis des partenaires d'outre-Manche. "Ce qui compte, c’est la question de la souveraineté. Or, les dirigeants européens et les populations ne veulent pas transcender l’Etat-nation, même s’il faut, comme l’a dit Jean-Claude Juncker, admettre, que les nations ne sont pas des inventions provisoires de l’Histoire." Les dirigeants européens préfèrent coller à leurs repères traditionnels, à leurs territoires, à "leurs chasses gardées". Tant que cela ne changera pas, il n’y aura pas, tel est le pronostic d’Engel, d’Europe forte, cohérente et solide.

Et ce changement, il est loin d’être imminent. Pourquoi la France ou le Royaume soutiendraient-ils l’idée d’un siège unique de l’UE au Conseil de sécurité, au FMI, au G20, s’ils peuvent y siéger en tant qu’Etats, et pas comme membre d’une Fédération européenne. Pourtant, pense Engel, il y a toute une gamme "d’aménagements créatifs" qui est possible. Ainsi le Canada ou la Belgique sont-ils représentés en tant que Etat fédéral, mais cela n’empêche pas d’autres entités du même Etat à être représentés et se représenter, comme le font le Québec, la Wallonie ou la Flandre.

De retour d’Afrique, Frank Engel a vu que le débat sur l’unification de ce continent est prisonnier des mêmes incertitudes que le débat européen. Il y a les partisans d’un gouvernement unique africain, comme Kadhafi ou Mugabe, ou de l’intégration graduelle.

Peu de changements en perspective après la mise en oeuvre du traité de Lisbonne

Autre hiatus dans l’unification européenne selon Engel. Nombreux sont ceux qui hésitent ou ne veulent pas tendre une main solidaire à l’Islande qui s’est effondrée, "en partie, il est vrai, de sa propre faute". L'absence de la plus élémentaire solidarité est pour lui "la preuve de l’incapacité des Européens à orienter le contenu de l’Europe". Sa conclusion : "Tant que ces attitudes et celles des conservateurs britanniques, polonais ou tchèques ne changent pas, tant que les Européens continueront, même au niveau des décideurs, de se connaître si peu et si mal, un nouveau traité ne changera pas non plus les choses en Europe."