L’hebdomadaire belge francophone Le Vif/L'Express a publié dans son édition du 8 janvier 2010 un long entretien avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker. L’occasion pour le journaliste Laurent Moyse, qui l’interrogeait, de revenir sur sa longue carrière européenne, sur des questions comme le rôle du Benelux ou l’importance de la Grande Région, mais aussi sur des événements plus récents comme la nomination à la présidence du Conseil de l’UE d’Herman Van Rompuy, ou encore le bilan de la présidence suédoise et les enjeux de la présidence espagnole entamée le 1er janvier 2010.
Parmi les changements intervenus en Europe depuis son entrée en fonction au sein du gouvernement luxembourgeois en 1982, Jean-Claude Juncker note dans un premier temps, du fait de l’élargissement, une "perte d'intimité" dans les échanges entre Premiers ministres et entre ministres. Il juge en effet qu’on se parle "moins franchement qu’auparavant", ce qu’il explique notamment par le fait que les individus se connaissent moins bien. Le Premier ministre ne manque pas non plus de revenir longuement sur la période de préparation de l’entrée en vigueur de l’euro, qu’il voit comme un véritable tournant dans sa vie européenne. Ce moment qui fut "difficile", fut aussi "une période enthousiasmante à ses yeux", "tant en Europe qu'au niveau des relations entre la Belgique et le Luxembourg" comme il ne manque pas de le préciser. Et c’est avec un brin de nostalgie qu’il explique un sentiment qu’il associe à "l'impression de contribuer à un grand projet". Or, "il n'y eut plus de projet de la même taille et de la même dimension après la monnaie unique", déplore Jean-Claude Juncker.
Quand Laurent Moyse lui demande s’il "ne ressent pas d’amertume" après la nomination d’Herman Van Rompuy au poste de président permanent du Conseil européen qui l’intéressait, Jean-Claude Juncker répond par la négative car l’Europe est, à ses yeux, "plus importante que les personnes qui contribuent à la façonner". S’il avoue cependant "une certaine déception" du fait que sa candidature était soutenue "par l'écrasante majorité des Etats membres", Jean-Claude Juncker se console en voyant Herman Van Rompuy à la tête du Conseil européen. "C'est un homme aux convictions fortes et un érudit, un honnête homme au sens du 18e siècle", explique en effet Jean-Claude Juncker qui le connaît de longue date et il en conclut que "les affaires européennes sont entre de bonnes mains", d’autant plus "qu'il s'agit d'un homme fort".
C’est ensuite en sa qualité de président de l’Eurogroupe que le journaliste l’interroge sur l’avenir de l’Europe dans un contexte de montée en puissance de pays émergents comme la Chine. Pour Jean-Claude Juncker, la démographie est un facteur essentiel d’analyse et, chiffres à l’appui, il explique que les Européens seront, d’ici la fin du 21e siècle "de toute façon en minorité absolue". Une perspective qui ne l’effraie pas dans la mesure où "le monde est multipolaire" et où "nous ne sommes pas les maîtres du monde". "Mais le développement démocratique prouve à suffisance que nous avons besoin de plus d'Europe et non de moins d'Europe", poursuit Jean-Claude Juncker qui explique que "nous ne pouvons pas nous permettre de nous sous-diviser" mais qu’il s’agit "d'organiser la cohésion européenne, non pour dominer le monde ni pour nous défendre contre tous les autres, mais pour aménager une sphère d'influence qui assure l'avenir de l'Europe".
Quant au bilan que le Premier ministre luxembourgeois tire de la présidence suédoise de l’UE, qui s’est achevée le 31 décembre 2009, il explique qu’elle a eu "maille à partir avec certains problèmes que l'Histoire jugera secondaires, mais qui ont fait appel à toute son énergie". "Durant son mandat, elle a eu à s'occuper de la désignation du président de la Commission européenne et de la nomination du président permanent du Conseil européen. Elle a dû aussi gérer les débats sur la stratégie de sortie de la crise économico-financière et mettre ensemble les éléments du puzzle européen relatif à la lutte contre le réchauffement climatique", explique Jean-Claude Juncker qui en conclut que "ce fut une présidence bien fournie" et que "la Suède s'est bien acquittée de sa tâche".
Pour ce qui est de ses attentes à l’égard de la présidence espagnole, Jean-Claude Juncker rappelle que "l'Espagne sera la première présidence de l'Europe rotative sous l'empire du traité de Lisbonne" et que, de ce fait, "nous aurons un président permanent du Conseil européen", et "une présidence permanente renouvelée à la tête de l'Eurogroupe". Il s’agira aussi de "mettre en le service diplomatique de l'Union européenne". Aussi, selon Jean-Claude Juncker, " il relèvera des talents combinés de MM. Van Rompuy, président permanent, et Zapatero, Premier ministre espagnol, de trouver les marques qui feront que l'Europe puisse progresser dans le bon rythme".
Interrogé sur le rôle du Benelux dans le cadre de la nouvelle architecture, Jean-Claude Juncker a déclaré que "les autres pays membres de l’UE accordent au Benelux une importance que celui-ci a cessé de se donner". Pourtant, ainsi qu’il n’a pas manqué de le rappeler, il s’agit du "seul sous-ensemble organisé de l'Union européenne". Jean-Claude Juncker fait d’ailleurs le constat de l’étonnement que cela suscite encore au cours des réunions des conseils européens, puisque bien souvent le Premier ministre ayant la présidence du Benelux parle au nom des trois pays, faisant de celui-ci le seul sous-ensemble qui, grâce aux nombreuses concertations entre les trois gouvernements, "s’exprime de façon concordante". S’il estime "que les trois pays du Benelux sous-estiment l'influence qu'ils pourraient avoir", Jean-Claude Juncker entend bien "poursuivre les efforts en vue de consolider cette coopération beneluxienne".
En ce qui concerne l’importance accordée à la Grande Région dans le cadre de l'Europe institutionnelle remodelée, le Premier ministre, qui voit dans cet ensemble territorial "en quelque sorte notre espace naturel, un espace où l'on est chaque seconde en contact avec ce qui fait notre quotidien", comprend la Grande Région "comme un terrain d'expérimentation pour la Grande Europe". En effet, selon lui, "la vocation européenne du Luxembourg serait trahie si dans notre proximité immédiate, nous n'étions pas capables de contribuer à la réalisation de choses essentielles".
Quant à la Belgique, elle est aux yeux de Jean-Claude Juncker "notre voisin européen le plus proche, avec laquelle nous partageons pour l'essentiel les mêmes ambitions européennes".
Le Premier ministre a aussi été invité à revenir sur la position du Luxembourg en matière de fiscalité de l’épargne, un sujet sur lequel le ministre des Finances Luc Frieden a accordé à la journaliste Michèle Sinner un entretien très complet publié le même jour dans le Land.