Le Bridge Forum Dialogue et l’Institut Pierre Werner (IPW) avaient invité le 8 septembre 2010 le président de la Banque européenne d’investissement, Philippe Maystadt, et le Premier ministre luxembourgeois et président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, à faire le point sur l'Union économique et monétaire 40 ans après la publication du rapport Werner qui a, comme l’ont décrit les organisateurs, "servi de guide, d’orientation et d’aune pour toutes les initiatives ultérieures visant à mettre en place une union monétaire".
Dans ses mots d’introduction, Yves Mersch, président de la Banque centrale du Luxembourg et également du Bridge Forum Dialogue, est entré d’emblée dans le vif du sujet, parlant d’une Union économique et monétaire (UEM) qui "a subi plusieurs traumatismes et qui émerge prudemment". Cinq leçons sont pour lui à tirer de l’actuelle crise : si un pays de l’UEM fait défaut, tous sont touchés ; la solidarité a en dernier ressort évité le pire, mais aux frais des contribuables des autres pays ; les premières réactions, lentes, ont, dans un premier temps, aggravé la crise ; une surveillance collective des évolutions financières des Etats membres est devenue vitale ; l’augmentation des divergences de compétitivité menace toutes les économies nationales.
Sur le parcours d’Yves Mersch, Pierre Werner a joué directement ou indirectement un grand rôle. A travers Raymond Barre d’abord, qui fut un des conseillers dans le cadre du rapport Werner, et qui lui a enseigné à Paris les bases des finances européennes. Puis, quand il était fonctionnaire, Pierre Werner l’a envoyé au début des années 80 représenter le Luxembourg au Comité monétaire de la Communauté économique européenne de l’époque. Finalement, Pierre Werner fut membre du premier conseil d’administration de la BCL, et il ne fut pas avare en explications sur les orientations du système monétaire européen. Mais son souvenir le plus cher, a-t-il raconté avec émotion, ce fut quand il s’est rendu en 2002 chez Pierre Werner, après l’accident de santé qui l’avait frappé, pour lui présenter le premier billet d’euro. Il ne pouvait plus s’exprimer, il lui a serré les mains, ses yeux se sont humectés.
Yves Mersch s’est ensuite tourné vers les intervenants de la soirée, Philippe Maystadt et Jean-Claude Juncker, qu’unit une lutte infatigable pour un approfondissement de l’Europe économique et financière, et dont le premier avait pour tâche d’exposer sa vision de 40 ans d’évolution monétaire en Europe, tandis que l’autre devait sur les 40 prochaines.
Pour Philippe Maystadt, il n’y a aucun doute que le rapport Werner a largement contribué à la création de l’UEM. Mais l’UEM, instaurée par le traité de Maastricht, se distingue par plusieurs traits de l’union monétaire prônée par Pierre Werner, qui, elle, n’a pas encore été mise en place. Pour le rapport Werner, une union monétaire devait être basée sur deux organes nécessaires : un système européen de banques centrales compétent pour la politique monétaire et des changes, et un centre de décision sur la politique économique, responsable devant le Parlement européen, qui devrait avoir une influence décisive sur les politiques budgétaires des Etats membres, et qui serait aussi chargé des changements de parité avec les pays tiers. Le traité de Maastricht a instauré le premier organe, mais seulement partiellement le second.
Mais voilà qu’avec la crise, "les choses bougent" selon Philippe Maystadt, et qu’avec les turbulences est aussi venu un nouvel élan. D’où son "message fondamental" : "Les espoirs et ambitions de l’époque ne sont pas encore tous matérialisés, mais l’espoir de les voir se matérialiser est bien réel."
Suivant la recommandation de Jacques Delors qui juge toujours utile de regarder et de réfléchir sur l’histoire de la construction européenne pour mesurer les avancées et les retours des vieux démons, Philippe Maystadt a cerné le débat sur l’intégration économique européenne autour de 1970 comme celui entre ceux que l'on appelait à l'époque les "économistes" et les "monétaristes". Pour les économistes, la monnaie unique est l’ultime étape de l’intégration politique et économique. A l’époque, ils reflétaient la position allemande. Pour le "monétaristes, la monnaie commune était un moyen d’accélérer l’intégration, et c’était aussi une position française.
Par ailleurs, il y avait un débat pour délimiter une zone monétaire optimale pour créer la monnaie commune. Le rapport Werner formulait trois critères : un degré raisonnable d’intégration des échanges commerciaux, la libre circulation des facteurs de production et une souplesse en matière de prix et de salaires. Pour les économistes, il fallait remplir tous ces critères avant de passer à la monnaie commune. Pour les monétaristes, l’introduction de la monnaie commune pousserait les économies à la conformité avec ces critères.
Finalement, il y avait une idée de "fédéralisme budgétaire" qui jouait aussi, et qui visait à des transferts temporaires de moyens pour relancer la croissance de pays en récession.
Le traité de Maastricht a renvoyé dos-à-dos économistes et monétaristes. L’euro a été introduit, malgré les économistes, avant que l’intégration économique n’ait été achevée, même si cette intégration était bien plus profonde en 1999 qu’en 1980, année pour laquelle le rapport Werner prônait l’introduction d’une monnaie commune. Mais en 1999, l’UE était loin d’être une zone délimitée optimale, notamment à cause de la faible mobilité de sa main d’œuvre et de la faible flexibilité des politiques salariales. Mais d’un autre côté, l’espoir des monétaristes de voir les Etats membres passer à des réformes structurelles a également été déçu. Les déséquilibres entre les comptes courants des Etats membres ont continué à s’accroître. Les marché financiers ont cependant accepté de financer les déficits sans augmenter leur facture, jusqu’au moment où cela n’a plus été possible, et ils ont ensuite réagi de manière exagérée. Bref, la crise de la dette souveraine grecque et les problèmes d’autres Etats membres ont montré que des réformes structurelles sont nécessaires. Mais, a déclaré Phillipe Maystadt, c’est à Jean-Claude Juncker qu’il appartient de présenter les réformes qui sont actuellement nécessaires et possibles.
Prenant le relais, Jean-Claude Juncker a souligné d’abord que pour Pierre Werner, la monnaie commune n’était pas une fin en soi, mais un projet politique, un moteur pour approfondir l’intégration européenne, une réponse aux problèmes de l’époque, après la guerre et alors que l’Europe se réconciliait. Aujourd’hui, une ex-République socialiste yougoslave, la Slovénie, et une ex-République soviétique, l’Estonie, sont membres de la zone euro. Qui aurait osé rêver cela il y a encore 20 ans ?
Par ailleurs, la monnaie commune est aujourd’hui pour Jean-Claude Juncker "la meilleure réponse européenne à la globalisation qui s’accélère". Ce qui veut dire aussi que nous vivons dans un contexte où, "contrairement à ce que nos concitoyens veulent bien croire, les vieilles recettes ne fonctionnent plus". D’un autre côté, "la monnaie continentale reste une exigence », car "nous ne pourrions pas vivre en voisins sereins s’il existait un risque de change ". Jean-Claude Juncker a, pour illustrer sa thèse, relaté son expérience du début des années 90, lorsqu’on vivait chaque fin de semaine dans la hantise des réalignements monétaires, ce qui avait obligé le Luxembourg, en union monétaire avec la Belgique, de menacer celle-ci au cours de réunions « chaotiques » de créer un franc luxembourgeois indépendant, tandis que les Pays-Bas et l’Allemagne menaçaient de quitter le système monétaire européen, et que l’Allemagne proposait même au Luxembourg d’adopter provisoirement le mark. "Comment peser sur les réalités du monde si vous opérez avec 15 monnaies nationales ?", a lancé le président de l’Eurogroupe, par ailleurs bien conscient "des imperfections et des risques de l’UEM".
Pour Jean-Claude Juncker, le débat entre monétaristes et économistes n’est pas encore résolu et continue sous une autre forme. En 2001, la décision est prise que le pôle monétaire de l’UEM sera centralisé et indépendant, tandis que le pôle économique, décentralisé, devra conduire les économies nationales de manière non contraignante vers plus de convergence. Trois pays seulement sont à ce moment en faveur d’un dispositif contraignant de coordination des politiques économiques nationales. Pourtant, il faut des instruments plus précis au vu de l’interdépendance grandissante entre les sous-économies de la zone euro. En 1997, le Conseil ECOFIN décide qu’il faut procéder à des réformes structurelles fiscales et budgétaires.
C’est le début du débat qui continue aujourd’hui selon Jean-Claude Juncker, alors que l’Europe a un problème avec sa croissance, plus lente que celle des Etats-Unis et des pays émergents, que son potentiel de croissance est entamé par la régression démographique, les déséquilibres en matière de compétitivité et d’inflation et des moyens limités par rapport aux Etats-Unis par exemple pour intervenir sur ces déséquilibres. S’y ajoute la crise grecque, révélatrice. Dans les mois à venir, l’UE devra aborder les déséquilibres en matière de compétitivité, les réformes structurelles et définir un rythme de sortie de crise qui conduira les Etats à retirer certains stimuli conjoncturels de leurs budgets.
Dans ce contexte, le Luxembourg est selon son Premier ministre en train de perdre des avantages compétitifs, notamment au niveau des salaires. Les salaires allemands ont baissé en dix ans en terme réels de 6 %, alors que les salaires luxembourgeois ont augmenté de 11 %. Ces divergences devront être traitées de manière contraignante et devenir l’objet d’une nouvelle procédure de déséquilibre excessif, à l’instar de la procédure pour déficit excessif. Car il faut prendre plus au sérieux la dimension sociale de l’Europe. L’UEM a besoin de normes sociales concordantes : "Le dumping social ne peut être la conséquence de l’euro."
Et de constater que le Pacte de stabilité et de croissance n’est pas populaire auprès des citoyens, car il ne leur a amené ni stabilité ni croissance, mais ce parce que les gouvernements ne l’ont pas respecté. Il est donc temps pour Jean-Claude Juncker que des éléments préventifs soient renforcés dans ce Pacte, et que des sanctions précoces soient prévues dès que des divergences sont constatées. Si un pays à un déficit en-dessous de 3 %, mais que sa dette publique augmente constamment, il doit dorénavant y avoir une procédure pour déficit excessif. Si les critères du Pacte de stabilité ne sont pas respectés, les sanctions doivent être automatiques, et ce pour éviter que les grands Etats n’échappent aux sanctions. L’automaticité des sanctions sanctionnerait pour ainsi dire l’égalité entre les Etats membres devant les normes de l’UEM.
Les sanctions – qui pourraient inclure un gel des transferts de fonds structurels - devraient être basées sur le droit secondaire communautaire, mais pas sur des changements des traités européens. Pour les prendre, les règles de la majorité qualifiée devraient être changées à partir de l’art. 136, de sorte que des sanctions en relation avec le Pacte de stabilité puissent être adoptées si une majorité qualifiée ne s’y oppose pas. Jean-Claude Juncker récuse en revanche la privation du droit de vote et l’exclusion de la zone euro. Finalement, l’UE devrait arriver à un accord sur un mécanisme permanent de gestion de crises. Le parapluie intergouvernemental existe déjà sous la forme de l’European Financial Stability Facility (EFSF). Mais il faut passer à un niveau communautaire.
Autre point, la représentation de l’UE dans les institutions financières internationales. Jean-Claude Juncker a de nouveau plaidé pour un siège unique de la zone euro dans ces institutions, sinon il y aura, à cause de la pléthore des Européens autour de la table, des conflits avec les pays émergents. De même, avec les grands partenaires, il faut qu’il y ait un seul interlocuteur pour les questions monétaires.
Or, constate Jean-Claude Juncker, "c’est le contraire qui arrive en UE. Le nombrilisme progresse, aux Pays-Bas, en Belgique, en Hongrie, et j’en passe, les forces qui n’aiment pas la solidarité européenne progressent." Alors que la part des Européens dans la population mondiale est passée en cent ans de 20 à 11 % et ne dépassera pas les 7 % en 2050, on vit en de nombreux points de l’UE "un retour au provincialisme". Il ne s’agit pas d’avoir peur de la globalisation et du futur, mais de se donner les moyens de négocier avec les autres acteurs du globe d’égal à égal. L’espace européen est petit et son temps est court. Une raison de plus pour Jean-Claude Juncker de prôner « de la détermination pour de grandes ambitions».