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"Roms et Tsiganes en Europe" - Une conférence du professeur Jean-Pierre Liégeois
04-11-2010


Jean-Pierre LiégeoisSur invitation de l'Institut d'Etudes Européennes et Internationales du Luxembourg le sociologue Jean-Pierre Liégeois, expert auprès du Conseil de l'Europe, fondateur du Centre de recherches tsiganes de l'Université Paris V-Sorbonne et son directeur jusqu’en 2003, a donné le jeudi 4 novembre 2010 une conférence sur "La situation des Roms en Europe" devant une assistance avertie et nombreuse parmi laquelle figuraient entre autres des acteurs des mondes politique, judiciaire, de l’intégration, des droits de l’homme et de la société civile.

Victimes de préjugés

Sans entrer dans le détail des dernières discussions autour des Roms au sein de l’UE, Jean-Pierre Liégeois a constaté, citations de grands décideurs du Conseil de l’Europe à l’appui, que les Roms sont victimes des préjugés les plus enracinés et les plus anciens en Europe, souvent aussi victimes de violences d’acteurs fous mais aussi d’acteurs officiels. Autre constat : ils ne bénéficient pas, en Europe, des droits fondamentaux dont bénéficient les autres citoyens européens, surtout en ce qui concerne l’accès à l’éducation, à la santé et au logement. Cette exclusion les incite selon Liégeois à s’isoler, ce qui suscite de nouveau des poussées tsiganophobes, bref un cercle vicieux qu’il s’agit de briser dans un contexte où la perception des Roms s’effectue surtout à travers le prisme des préjugés.   

Comment appeler les Roms ?

Selon le professeur Liégeois, les Roms sont présents en Europe depuis au moins mille ans, venus d’Inde, et en France, leur présence est attestée par des documents à partir de1419. Ils sont nommés par une multiplicité d’appellatifs : Roms, Tsiganes, manouches, romanichels, gens du voyage, Bohémiens (à cause d’une lettre de recommandation d’un roi de Bohême de la Maison de Luxembourg), Egyptiens, d’où vient aussi le terme de Gitans.

Deux termes sont légitimes selon le conférencier pour désigner les Roms: le terme de Roms, pour des raisons politiques, puisque la grande fédération qui les réunit depuis 1978 et qui s’est elle-même appelée Union Romani Internationale (URI), et le terme de Tsiganes, qui a une légitimité sociologique. Le recours au terme de "Zigeuner" en langue allemande est par contre pour Liégeois "impossible" » depuis que les Roms ont été obligés dans un premier temps par les nazis de coller un "Z" sur leur vêtement avant d’être déportés et exterminés dans les camps de concentrations, comme le furent aussi, selon Liégeois 200 Roms déportés du Luxembourg en 1943, et dont aucun ne serait revenu. Idem pour la Roumanie, où le mot "Zigeuner" désignait entre le 13e et le 18e siècle en Valachie et en Moldavie les Roms réduits en esclavage.

Mobilité subie plus que voulue

La mobilité des Roms est selon Jean-Pierre Liégeois d’abord une mobilité subie. Il a cité l’exemple des Roms britanniques déportés en Australie et des Roms portugais déportés dans les colonies africaines. Le dernier exemple est pour lui le sort des Roms du Kosovo qui fuient un milieu où les Albanais leur sont très hostiles. Ce qui pousse en général les Roms à bouger, quand ils ne font pas partie du paysage traditionnel d’une région, et dans ce cas leur mobilité est plutôt réduite et emprunte des itinéraires séculaires, comme encore aujourd’hui dans certains cantons du Massif central français, c’est la recherche de lieux où l’accueil serait meilleur. Or, "on les rend responsables des situations dont ils sont les victimes".

Démographie, culture et mouvement politique rom

Questions chiffres démographiques, Jean-Pierre Liégeois a insisté sur le fait que les Roms et les Tsiganes constituent une population de 10 à 12 millions de personnes, qu’ils sont pour la plupart des citoyens de l’UE, que leur une population est plus importante que celle de plus de la moitié des Etats membres de l’UE.

Reste que souvent, les Roms, pour éviter d’être stigmatisés,  "se rendent invisibles" au cours des recensements. Là où ils sont visiblement plus de 500 000, Liégeois fait remarquer qu’ils n’apparaissent dans les chiffres officiels qu’avec 80 000 personnes: Cela a pour conséquence que l’Etat en question ne mettra à disposition pour les programmes en leur faveur que des crédits pour 80 000 au lieu de 500 000 personnes.

Par ailleurs, les Roms sont dans les pays européens qui mènent des politiques en faveur de leurs minorités les seuls à ne pas disposer d’un Etat-référence qui constitue une sorte de réservoir logistique des supports culturels et médiatiques : livres, émissions de radio et de télévision. Pourtant, souligne Jean-Pierre Liégeois, les Roms et leur culture font partie du patrimoine européen. Reste le paradoxe que la Charte européenne des langues minoritaires ou régionales ne mentionne pas la langue romani, dont les racines plongent dans le sanskrit.

Malgré ces difficultés, il y a depuis 1986 des élus issus des rangs des Roms  au Parlement européen, et ils ont objectivement "la possibilité d’être les sujets de leur propre combat politique". Car les politiques menées à leur égard ont été pour Jean-Pierre Liégeois "fondées pendant des siècles sur la méconnaissance des Roms et des perceptions basées sur des préjugés", qui a cité des documents du temps de Louis XII (début du 16e siècle) jusqu’au 19e siècle luxembourgeois, dont celui d’un préfet napoléonien qui dit que "leur existence set de prétexte pour encourager ceux qui ont une disposition au crime". Sa conclusion : "Il n’y a rien de nouveau sous le soleil."    

Une période "d’indécision" avec ses progrès et ses ambigüités

La période actuelle est pour Jean-Pierre Liégeois, à cause de l’échec des politiques précédentes à l’égard des Roms, "une période d’indécision". Cela est positif, dans le sens où l’on s’interroge. Mais en même temps, on assiste "à une réactivation de politiques plus négatives et de rejet". Pour Liégeois, même la presse y contribue de manière "doublement négative pour les Roms" par sa manière d’aborder leurs problèmes. En évoquant objectivement et avec minutie les difficultés des familles roms, la, presse "renforce les stéréotypes négatifs". Et par effet de ricochet, les Roms finissent par "être jugés indésirables". De là découlent selon Liégeois trois risques : la montée de la violence à l’égard des Roms, la banalisation des faits qui se répètent et l’érosion de l’attention, finalement la stigmatisation des Roms qui les conduit à s’auto-dévaluer et à se rendre "invisibles".

L’UE a selon Liégeois eu de bonnes intentions lorsqu’elle a, au cours des années 90, fait du respect des droits des Roms un élément d’appréciation important pour voir si les pays candidats à l’UE respectaient les droits de l’homme, condition sine qua non de l’entrée dans l’UE. Mais même cette attitude est selon Liégeois à double tranchant. D’un côté, les Etats candidats ont amélioré la condition des Roms, mais l’opinion publique de ces Etats a souvent pensé que les Roms étaient un frein à leur entrée dans l’UE, et ceux-ci sont devenus de ce fait des boucs émissaires de certaines frustrations. De l’autre côté, cette démarche à l’Est et au centre de l’UE a détourné le regard du sort des Roms à l’Ouest.

Le rôle particulier des Roms en Europe

Il y a pourtant pour Jean-Pierre Liégeois des raisons d’espérer. Les Roms et Tsiganes sont au cœur d'une Europe marquée par une mobilité croissante qui n’est pas seulement de type migratoire, par l'émergence des minorités, par des situations donc qui imposent des démarches interculturelles, par l’émergence d’un mouvement politique des Roms, et par une prise en compte de leurs problèmes par les institutions internationales et européennes.

La thèse de Jean-Pierre Liégeois est que Roms et Tsiganes ont un rôle particulier en Europe. Par leur présence dans tous les Etats et leurs liens transnationaux, ils sont les pionniers d'une Europe future, des passeurs de frontières, mais aussi des interrogateurs de frontières, à qui certains Etats voudraient aujourd'hui restreindre la circulation des citoyens. Les Roms sont ainsi les premiers promoteurs d'une libre circulation qu'ils pratiquent depuis des siècles tout en étant l’objet de politiques qui veulent en bloquer la réalisation pratique.