Le 27 janvier 2011, le Centre virtuel de la connaissance de l’Europe, le CVCE, a lancé officiellement son nouveau projet de recherche "Pierre Werner et l’Europe". Elena Rodica Danescu, chercheur du CVCE, a exposé les premiers résultats du projet de recherche sur Pierre Werner, qui concernent le "plan Werner". Le Premier ministre et président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker a raconté quant à lui l’aventure du "plan Werner", de l’euro et des crises et succès qui ont marqué depuis 40 ans le devenir de l’union économique et monétaire. La soirée fut riche en nouveautés que les deux orateurs ont révélées à une salle archicomble à la Chambre de Commerce.
Le projet de recherche du CVCE porte sur l'œuvre et la pensée européenne de Pierre Werner (1913-2002), ancien Premier ministre, ministre des Finances et ministre des Affaires étrangères du Grand-Duché de Luxembourg (entre 1959 et 1974 et entre 1979 et 1984). Le projet bénéfice d'un accès privilégié aux archives privées inexplorées de la famille Werner qui apportent un nouvel éclairage sur deux décennies d'histoire de la construction européenne, et au-delà sur le rôle du Luxembourg et sa politique en matière européenne. Comme l’a expliqué la fille de Pierre Werner, Marie-Anne Werner, la famille a accepté d’ouvrir ses archives au CVCE, parce qu’il est prêt à les partager et parce que son approche pluri-disciplinaire est sérieuse.
La première étape du projet de recherche porte plus particulièrement sur le "plan Werner" ou qui porte le titre de "Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l'union économique et monétaire dans la Communauté" et qui fut élaboré par un groupe d'experts sous la présidence de Pierre Werner, et présenté officiellement le 8 octobre 1970 au Luxembourg, il y a un peu plus de 40 ans.
Elena Rodica Danescu, qui avait déjà eu des contacts avec Pierre Werner de son vivant, a apporté au cours de son exposé de nouveaux éclairages sur l’histoire de l’élaboration du plan. Ainsi, le groupe de travail qui en était chargé s’est réuni une quinzaine de fois, dont dix fois à Luxembourg, ce qui montre selon elle que Luxembourg était la "capitale politique" et le "centre de réflexion sur l’Europe", une "fabrique du consensus".
Si Pierre Werner devient le président de ce groupe de travail, c’est parce que son expertise en matière monétaire européenne est reconnue par ses pairs. Ses archives montrent que l’idée d’une monnaie unique et d’une banque centrale européenne ont germé en lui dès les années 50, fort qu’il était de l’expérience de l’union monétaire du Luxembourg avec la Belgique. Très tôt aussi, il veut que l’on prenne en considération la livre anglaise et mise sur une adhésion du Royaume Uni à la Communauté économique européenne. Bien que monétariste, dans le sens où l’Europe se ferait par la monnaie, Pierre Werner veut en même temps une coordination des politiques économiques. Il ressort également des archives que Pierre Werner n’aspirait pas à un poste européen, mais avait une nette préférence pour son mandat électif national.
Les documents dépouillés par l’équipe du CVCE sous la direction d’Elena Rodica Danescu jettent aussi la lumière sur la contribution spécifique de Pierre Werner au rapport. Il travaille sur des synthèses entre des propositions allemandes, venant de Karl Schiller, le ministre des Finances de Willy Brandt, et de la Belgique. Il dresse lui-même les grandes lignes d’un chemin vers la monnaie unique, un plan en cinq étapes. C’est lui qui crée le terme d’union économique et monétaire qui a trouvé son entrée dans les traités depuis Maastricht et qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Il insiste aussi sur la dimension sociale d’un tel plan, chose qui se perdra au cours des années. Il mise, en ce qui concerne le régime des changes, sur une consultation entre gouverneurs des banques centrales. Il voudrait aussi que les 6 Etats membres de la CEE de l’époque – ils allaient bientôt être 9 avec le Danemark, l’Irlande et le Royaume Uni – parlent d’une seule voix dans les institutions financières internationales.
Parallèlement, Pierre Werner s’exprimait à des conférences sur ses idées. Il entretenait un contact intense avec de grandes personnalités de l’époque – Jean Monnet, Willy Brandt, Bernard Clappier, le baron Anciaux - qu’il consultait ou qui lui envoyaient leurs opinions sur ce qui était en train de se faire. Il bénéficiait de l’avis technique de la Banque nationale de Belgique sur les questions liées à un Fonds de stabilité des changes – c’était le temps des alignements monétaires, des dévaluations compétitives et de l’inflation – et il a ainsi pu progresser sur les questions du gradualisme vers la monnaie unique, et de son irréversibilité.
Si le rapport Werner ne fut pas mis en pratique, a souligné Elena Rodica Danescu, la faute n’en incombe pas à son auteur et à son groupe de travail. Ce n’est même pas la faute du Conseil. Ce fut d’abord dû à la crise économique de l’époque, à la disparition du système monétaire de Bretton Woods basé sur l‘or et le dollar. Ce n’est que plus tard, en avril 1989, que le Comité Delors a pu rendre justice à Pierre Werner avec le plan dit "Delors" qu’il soumit et qui reprenait la définition de l’Union économique et monétaire (UEM) qu’il avait déjà exprimée en 1970. S’y retrouvaient aussi d’autres éléments comme la convertibilité totale et irréversible des monnaies, la complète libération des mouvements de capitaux, la fixation de parités fixes entre les monnaies européennes et, finalement, l’adoption d’une monnaie unique. Un certain degré de politique économique commune était aussi suggéré par le plan Delors qui invitait aussi à ce que le comité spécial sur l’union monétaire ne soit pas composé par des ministres des Finances, mais par des gouverneurs des banques centrales, plus ou moins indépendants des gouvernements.
"Du plan Werner à l’euro : 40 ans de succès et de crises", tel était le titre de travail de l’exposé du Premier ministre Jean-Claude Juncker, qui était entré à l’âge de 28 ans, en décembre 1982, dans le dernier gouvernement Werner, en tant que Secrétaire d'État au Travail et à la Sécurité Sociale.
"Pierre Werner était féru d’histoire et d’histoire monétaire".
"Pierre Werner a toujours pensé que le Premier ministre doit avoir la monnaie dans ses compétences."
"Pierre Werner était convaincu que l’on pourrait faire l’Europe par la monnaie."
Trois entrées en matière de Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe, mais aussi conteur et témoin d’histoire(s) monétaire(s), qui a souligné que celles du Luxembourg et de l’Europe ont été tout sauf rectilignes. Si les unions monétaires scandinave, latine ou le Zollverein ont échoué aux 19e et 20e siècles, c’est selon Jean-Claude Juncker, "parce que ces projets se sont concentrés sur la monnaie et n’ont pas mené une réflexion sur les politiques qui devaient les sous-tendre".
Très tôt, Pierre Werner se serait aperçu, selon Jean-Claude Juncker, que le système de Bretton Woods allait s’effondrer, parce qu’il n’organisait qu’une partie du monde, les Etats-Unis, le Japon et l’Europe de l’Ouest, un monde occidental qui était le monde de l’époque mais qui a commencé a cesser d’être "le monde". Si au début de l’après-guerre, ce système basé sur le dollar et son rattachement nominal à l’or arrivait à garantir une certaine stabilité monétaire, 1967 avait déjà vu une vingtaine de réalignements monétaires en Europe dans un contexte juridique où les traités de Rome ne contenaient aucune clause relative à la monnaie. L’essoufflement du système de Bretton Woods n’est qu’un effet des nouveaux phénomènes qu’on appelle aujourd’hui "globaux".
Lorsque le 15 août 1971, le président des Etats-Unis Richard Nixon met fin sans crier gare au système de Bretton Woods en supprimant la convertibilité du dollar en or, la France doit dévaluer et le mark réévaluer. Pour Pierre Werner, c’est une raison de plus pour pousser vers une union économique et monétaire afin de doter l’Europe de la puissance monétaire correspondant à celle de son économie. Il voulait appeler la nouvelle monnaie l’euror, comme il en ressort d’une de ses conférences données à Sarrebruck en janvier 1969 lors d’un événement du nom d’Europaforum.
Si l’Europe n’est pas allé dans la direction du rapport Werner dans les années 70, c’est dû selon Jean-Claude Juncker à la conjoncture. L’Europe se dote alors d’un système monétaire appelé serpent monétaire, parce qu’il exigeait des ajustements économiques. N’y participaient que le Benelux, l’Allemagne et le Danemark, mais pas la France et l’Italie. Vient ensuite en 1979 le système monétaire européen SME, créé sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, un concept plus stable, même s’il prévoit des ajustements et accorde une marge de 6 % à l’Italie. Ce système verse aussi dans la logique des alignements compétitifs, comme cette dévaluation du franc belge en 1983, sans consulter le Luxembourg, et ce dans un contexte où l’inflation annuelle frisait les 10 %.
Avec les négociations sur le traité de Maastricht de 1991 arrive un nouveau tournant. Le comité sur les questions monétaires de la Conférence intergouvernementale, présidé par Jean-Claude Juncker, puisque le Luxembourg a la présidence tournante du Conseil, a sur table un papier britannique qui propose de contourner la question de la monnaie unique par celle de l’introduction d’une "hard currency". Il faut remplacer la proposition des Britanniques par l’idée de monnaie unique tout en arrivant à un consensus avec eux. En mai 1991, l’idée de l’opt-out est lancée avec le soutien de la France et de l’Allemagne. Et Jean-Claude Juncker de citer ce bon mot de Jacques Santer, qui est président du Conseil : "C’est une mauvaise idée. C’est pourquoi elle a une chance d’être acceptée." Les Britanniques abandonnent leur idée de "hard currency", acceptent celle de l’opt-out, mais ils ne veulent pas pour des raisons de politique intérieure que l’on en parle avant le mois de novembre 1991. Jacques Delors vendra pourtant la mèche.
En juillet 1991, les Pays-Bas, qui succèdent au Luxembourg à la présidence tournante, "cassent le compromis" qui avait été établi sur la relation entre la politique monétaire et la politique économique, voire l’union politique. Ils font de l’opting-out un opting-in, de sorte que participer à la monnaie unique serait l’exception et l’opting-out la règle. Une crise éclate. L’opting-out est rétabli.
Autre souci qui point : l’opposition entre la France et l’Allemagne sur l’indépendance de la Banque centrale européenne. Le déblocage sera difficile. Un des tenants de la ligne française était le directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet, l’actuel président de la BCE. Jean-Claude Juncker confie non sans malice : "Jamais je n’ai vu un homme qui a appris si vite."
Un autre moment de crise qui a failli compromettre l’UEM survient le lendemain de la mort du roi Baudouin le 31 juillet 1993.Le ministre belge des Finances, Philippe Maystadt, est convoqué pour un alignement. La France et l’Allemagne menacent alors de sortir du SME. Si ces monnaies fortes quittent le SME. Ne resteraient que les monnaies faibles et quelques monnaies saines de petits ou moyens pays. Le Luxembourg, qui était en union monétaire avec la Belgique, devait aussi décider de rester ou de quitter le SME. En cas de sortie du SME, Jacques Santer avait prévu l’impression de billets, puisque le Luxembourg n’avait pas de monnaie propre. Dans ce cas, le franc belge serait fortement tombé. L’affaire prenait un tour conflictuel. Et c’est là que l’exposé de Jean-Claude Juncker révèle une surprise : c’est Kenneth Clarke, le chancelier de l’Echiquier britannique, qui intervient et explique que si l’Allemagne, la France et les Pays-Bas quittent le SME, il n’y a plus d’ambition monétaire européenne. Lui, le ministre des Finances britannique, plaide de manière plus convaincante que ses homologues continentaux pour que le continent se dote d’une monnaie unique.
Les critères de Maastricht ont eux aussi conduit, par leurs implications sur les politiques budgétaires des Etats membres, à des difficultés politiques dans les pays. Jean-Claude Juncker compte ses anciens homologues belge, Jean-Luc Dehaene, et allemand, Helmut Kohl, parmi les victimes politiques de politiques de restriction budgétaire.
En 1997, sous présidence luxembourgeoise du Conseil, il y eut d’autres péripéties, comme le refus des Pays-Bas de laisser les pays du sud entrer dans l’euro. Ou la demande du Royaume Uni, abstinent en matière d’euro, que le siège de la Banque centrale soit établi à Londres. Ou la demande de la Suède, également abstinente en matière d’euro, mais qui voulait battre la monnaie. Le pacte de stabilité et de croissance, créé en 1996, n’a pas non plus apporté les résultats voulus. Seul le Luxembourg ne l’a pas encore violé, alors que les grands pays l’ont violé dès 2003. Jean-Claude Juncker a appelé cela "l’impunité nationale alors que nous avons une responsabilité conjointe" qui se décline sur l’axe du lien entre solidité et solidarité, l’un n’allant pas sans l’autre.
Pour Jean-Claude Juncker, l’euro a fait ses preuves : 2e monnaie de réserve du monde, des données fondamentales meilleures que celles des Etats-Unis et du Japon, ce que les spéculateurs ignorent souverainement quand ils se jettent sur l’UE, une inflation basse, plus basse que du temps du mark, ce que les Allemands oublient trop vite, 15 millions d’emplois de créés, absence de réalignements monétaires, un demi point de PIB de gagné à cause du moindre coût des transactions. Pourtant, juge-t-il, la politique est incapable d’expliquer les vertus de l’euro aux citoyens. La crise actuelle n’est pas la crise de l’euro, mais de l’endettement. Et cet endettement est dû à la crise financière. Pour arriver à la maîtriser, et elle est selon Jean-Claude Juncker "plus maîtrisable à cause de l’euro", il faut aller dans les Etats membres, après le temps des budgets de crise qui ont relancé l’économie à travers l’investissement public, vers la consolidation budgétaire et le soutien aux pays faibles. "Pierre Werner aurait aimé ces difficultés", a déclaré Jean-Claude Juncker pour conclure son hommage sous forme de récit.