Le 7 février 2011, le président de la BCL, Yves Mersch, a donné dans un véritable cours magistral sur la crise "la plus grave depuis la fin de la Seconde guerre mondiale" dont il a abordé les causes, les réactions politiques qu’elle a suscitées et ses conséquences probables.
La première cause de la crise est pour Yves Mersch une défaillance de marché, c’est-à-dire "une situation où le marché échoue à allouer ses ressources de manière efficace". A partir de 2008, "un système entier reposant sur la théorie des 'anticipations rationnelles' et des 'marchés efficients' s’est effondré après 30 ans de dérégulation financière continue", incapable d’anticiper, d’être efficients et de s'autoréguler, "du moins à court et moyen terme".
La pensée économique a tenu compte de ce qui est arrivé. La passant en revue, le banquier central retient de tout cela "que des marchés loin d’être parfaits, des agents loin d’être rationnels et des connaissances limitées font beaucoup d’incertitude et invitent à beaucoup de modestie dans notre 'science' économique."
Quant aux causes de la crise, Yves Mersch pense que "parmi les acteurs économiques, ce sont les banques, (..) avant tout les banques d’investissement, qui sont les premières responsables des défaillances observées.(..) En prenant des risques excessifs, les banques ont failli dans leur responsabilité d’intermédiaire qui requiert un très haut niveau de confiance de la part des déposants et des investisseurs."
Mais dans ce contexte, Yves Mersch met "la première défaillance (..) sur le compte du gouvernement américain qui a essayé d’encourager un très large accès à la propriété des ménages, en autorisant chaque famille américaine à obtenir des crédits immobiliers sans prendre en compte son niveau de revenu ou sa capacité à rembourser."
Autres responsables, "les banques centrales", qui ont maintenu "des périodes trop longues de taux d’intérêt artificiellement bas, encourageant un excès de liquidité qui a gonflé les prix dans différentes classes d’actifs, les marchés boursiers et l’immobilier notamment."
Yves Mersch s’en est aussi pris à des investisseurs qui "géraient des portefeuilles très importants d’actifs bancaires, de fonds de pension ou d’assurance ainsi que des fonds spéculatifs, (..) censés être dotés d’une très grande expertise dans le domaine de l’investissement", qui "acceptaient d’acheter des produits structurés avec des notations de double ou triple A sans comprendre leur contenu à cause de l’incroyable complexité mathématique caractérisant leur structure". Les agences de notation de crédit et les superviseurs aussi ont été mis en cause.
Mais, a-t-il souligné, "on ne peut attribuer les défaillances de marché aux seuls agents économiques, que ce soit dans le secteur privé ou public. Les instruments, les stratégies d’entreprise et les contrôles étaient défaillants."
Les pratiques visées par Yves Mersch : l’émission des crédits hypothécaires dits "subprimes" par des agents et des courtiers qui "avaient comme unique objectif de faire signer des contrats de prêt à des familles et d’empocher la commission sans se soucier si ces familles avaient les moyens ou non de rembourser leur prêt" ou la titrisation par de nombreuses banques de ces crédits revendus "sous forme de produits complexes (..), ce qui leur faisait croire qu’elles s’affranchissaient ainsi de tout risque de crédit. »Par ces pratiques, « les banques créaient un système comptable parallèle, hors bilan, qui transformait des ressources de court terme en des actifs risqués de long terme qui n’étaient ni régulés, ni soumis à une quelconque supervision."
Conséquence : "Les investisseurs qui achetaient ces mêmes produits structurés basés sur des crédits 'subprime' acceptaient de porter le risque et le financement de ces crédits, car le risque était sous-évalué". Mais, dit Mersch, « si le Système fédéral de réserve et la Banque centrale européenne avaient forcé les banques à réintroduire ces titres dans les bilans (qui n’auraient jamais dû en être retirés initialement), les banques auraient dû utiliser du capital qu’elles n’avaient pas. Cela aurait engendré un assèchement du crédit encore plus important que celui que nous avons observé."
Autre constat d’Yves Mersch : "Sans ces produits complexes et le système parallèle créé, jamais un dysfonctionnement apparu dans le marché américain des crédits subprime titrisés n’aurait affecté les banques européennes avec une telle intensité."
Un autre problème encore plus significatif repose selon Yves Mersch sur le fait que "de nombreuses banques ont failli dans la gestion de leurs risques." Le développement des marchés de dérivés de gré à gré, à la fois pour les taux d’intérêt et les marchés des changes et des prêts et les failles de l’accord de Bâle II qui permettait un levier accru dans les plus grandes banques, qui savaient qu’elles seraient recapitalisées par les gouvernements en cas de problème de solvabilité, ce qui les incitait à prendre plus de risques qu’une banque ou qu’un intermédiaire peu à même d’être sauvé, sans d’autres problèmes soulevés par Yves Mersch. S’y ajoutait "un endettement beaucoup trop important dans le secteur privé et financier".
La crise financière commence en l’été 2007, elle s’aggrave en septembre 2008 avec la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, et "après le sauvetage du système d’intermédiation financière, un transfert de dettes du privé vers le public qui en 2010 déclenche une crise des signatures souveraines notamment en Europe périphérique".
Les autorités budgétaires et monétaires dans le monde entier réagissent avec des mesures adaptées aux structures économiques et financières et au fonctionnement institutionnel de leur zone économique.
Car un constat est important : La zone euro et les Etats-Unis accusent des différences structurelles significatives.
Les PME "jouent un rôle prépondérant dans l’économie européenne". Le secteur public y "représente une grande partie de l’économie (..)et est un actionnaire majeur de certaines banques." L’économie de la zone euro est moins flexible que celle des Etats-Unis. Les salaires et les prix sont plus rigides. "La fréquence à laquelle les prix changent dans la zone euro et aux Etats-Unis. Dans la zone euro, un commerçant change ses prix en moyenne au bout de 13 mois. Des études montrent que le délai est de 11 mois pour les producteurs. Aux Etats-Unis, ces durées sont de moins de 7 mois et de légèrement plus de 8 mois, respectivement." La zone euro a ses forces et ses faiblesses : "Si cette faible flexibilité peut être un inconvénient en cas de chocs d’offre positifs, comme des innovations techniques, en cas de crise, cette relative rigidité européenne a fourni une protection contre des anticipations négatives excessives qui auraient entraîné une spirale déflationniste."
Les systèmes financiers américain et européen sont également très différents. En matière de sources de financement, les PME européennes "n’ont pas d’accès direct au marché des capitaux mais ont besoin de prêts pour financer leurs activités. Dans la zone euro, le financement bancaire représente environ 70 % du total du financement externe d’une entreprise." Mais, constate Yves Mersch, "aux Etats-Unis (..) les entreprises dépendent bien davantage de sources de financement de marché, qui représentent 80 % du financement externe total." Ensuite, "le modèle de banque universelle constitue le modèle d’investissement prédominant en Europe continentale, contrairement aux Etats-Unis où (..) les banques d’investissement jouaient le rôle le plus important."
La BCE, qui a selon Yves Mersch "toujours tenu compte de la structure particulière de l’économie de la zone euro" est intervenue sur les "trois étapes de la crise en Europe":
Ces mesures, qu’Yves Mersch qualifie de "fortes et innovantes", ont soutenu l’intermédiation financière dans la zone euro et maintenu la disponibilité du crédit pour les ménages et les entreprises, "tout en étant en ligne avec le mandat primaire de la BCE, le maintien de la stabilité des prix sur le moyen terme".
Sur le long terme, Yves Mersch prône un système économique et financier sain et durable avec "une industrie financière exempte de risque excessif et vers un désendettement des ménages et des Etats qui connaissent un niveau d’endettement excessif".
"La réglementation et la supervision du secteur financier doivent réduire la probabilité de défaut d’une institution" en misant sur "un renforcement de la qualité et de la quantité des fonds propres, un ratio minimal de liquidité et une limite au levier. D’autre part, les superviseurs doivent être plus étroitement encadrés « sur les pratiques de prise de risque des banques.".
Pour l’UE, ce processus doit s’accompagner d’une refonte profonde, en cours dans l’UE, dans trois domaines : aux niveaux institutionnel, réglementaire et des mécanismes de gestion et de résolution de crise.
La réforme institutionnelle s’est traduite par l’entrée en vigueur le 1er janvier 2011 d’un nouveau cadre pour la supervision micro et macro-prudentielle, le Système européen de surveillance financière.
La réforme réglementaire se met en place dans l’UE avec les propositions de la Commission qui visent à renforcer la réglementation des services financiers, via notamment une transparence accrue du secteur financier, une meilleure prévention des abus de marché, le renforcement de la surveillance, y compris la surveillance des agences de notation et une protection renforcée des déposants. La législation européenne s’alignera sur des normes établies au niveau international. Il est crucial que ces réglementations fassent l’objet d’une mise en œuvre harmonisée au niveau international afin d’éviter toute distorsion et toute possibilité d’arbitrage réglementaire qui pourrait gravement affecter la stabilité financière globale.
Des mécanismes de gestion et de résolution de crise, visant à minimiser l’impact d’une faillite bancaire sur le système financier et sur le contribuable doivent être mis en place. Mais, remarque Yves Mersch, "dans l’UE, l’idée d’un mécanisme pour la gestion d’une crise bancaire transfrontalière est encore au stade de gestation". Malgré une communication de la Commission sur un projet de cadre européen pour la gestion des crises dans le secteur financier, "une solution européenne reste particulièrement complexe dans l’état actuel de l’intégration européenne, en particulier par rapport aux questions liées au 'burden-sharing', au transfert d’actifs intra groupe pendant la période de crise, et à l’hétérogénéité du cadre régissant l’insolvabilité dans l’UE." Pour Yves Mersch, "il pourrait être plus réaliste de préparer la voie à une solution intermédiaire : un cadre national de gestion de crise transfrontalière associé à un processus contraignant pour l’échange d’information."
Selon Yves Mersch, "l’établissement de fonds de résolution nationaux alimentés par des contributions versées par les banques permettrait de réduire l’aléa moral et de renforcer la stabilité financière, en limitant la contagion et en évitant la vente dans l’urgence des actifs bradés, ce qui permettrait de protéger l’argent du contribuable tout en facilitant la résolution des banques en faillite. Dans ce contexte, la BCL a proposé un cadre original de fonds de résolution ex-ante qui passerait par l’établissement d’une structure privée préfinancée regroupant la fonction de fonds de garantie des dépôts et de fonds de résolution, qui sont les deux facettes d’un même problème."
Si l’accumulation de la dette privée s’est arrêtée depuis fin 2008, le problème de l’endettement excessif n’est pas encore résolu selon Yves Mersch. Car "des plans de sauvetage économiques, l’impact des stabilisateurs automatiques et le nécessaire soutien au secteur financier ont entraîné un puissant levier des budgets publics à des niveaux jamais observés en temps de paix". Conséquence : "La dette publique dans la zone euro aura augmenté de plus de 20 points de pourcentage de 2007 à 2011", de 35 points aux Etats-Unis et de 40 points au Japon. "Les ratios de dette-PIB approchent les 90 % en Europe, 100 % aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et 200 % au Japon."
Une seule solution : "Le fardeau de la dette doit être allégé et de nouveaux endettements excessifs doivent être enrayés. C’est particulièrement crucial en Europe où la politique monétaire unique doit être soutenue par des finances publiques saines."
Dans l’union économique européenne, la crise de la dette souveraine trouve selon Yves Mersch "ses racines dans trois manquements" :
La gouvernance économique européenne, la mise en place du "semestre européen" vont pour le président de la BCL dans la bonne direction. Mais "il est essentiel de ne pas se limiter au seul redressement des déficits mais d’entériner un pacte de réformes structurelles destiné à améliorer la compétitivité de la zone euro", car ce sont les déséquilibres macroéconomiques qui sont à la source des déséquilibres budgétaires.
Finalement, Yves Mersch a plaidé pour que le mécanisme européen de stabilisation soit revu "pour accroître encore la confiance des marchés en la capacité de la zone euro de faire face au risque souverain." L’EFSF devrait d’ores et déjà pouvoir "acheter directement des obligations souveraines", ce qui est selon lui compatible avec les efforts d’assainissement budgétaires et des réformes structurelles de l’ensemble des pays de la zone euro.
Reste qu’à cause du "fardeau massif de la dette dans les pays industrialisés, le potentiel de croissance et les taux de croissance à court terme seront affaiblis par les nécessaires efforts d’assainissement budgétaire."
Le programme prôné par Yves Mersch :
Jacques Santer, ancien président de la Commission européenne du temps de l’introduction de l’euro, ancien Premier ministre et ministre des Finances, fut le premier à intervenir dans la discussion qui a suivi le discours d’Yves Mersch. Il s’est inquiété de la démarche intergouvernementale qui sous-tend le "pacte de compétitivité" dont il est question depuis le Conseil européen du 4 février 2011, alors que le pacte de stabilité et de croissance avait quant à lui été intégré dans le traité européen. Pour lui, une telle démarche poussée par deux grands pays, la France et l’Allemagne, et qui bat en brèche la méthode communautaire, ne peut pas marcher.
Yves Mersch a d’abord souligné la difficulté qu’il y a à se prononcer sur un texte qui n’a pas encore été rendu public. Mais partant de ce qui est discuté publiquement, Yves Mersch a dit qu’il fallait différencier entrer le format et le contenu.
Côté format: La chancelière Merkel a parlé, a-t-il insisté, d’une "méthode de l’UE", qui n’est ni la méthode communautaire ni la méthode intergouvernementale. "Mais cela serait dangereux pour les petits Etats", a souligné Yves Mersch, dans la mesure où l’intergouvernemental mise sur le consensus, le communautaire sur l’intermédiation de la Commission, ici réduite à une position d’observateur, et une méthode de l’UE miserait sur le vote pondéré.
D’un point de vue contenu, il faut faire, a répondu Yves Mersch, le constat d’une divergence compétitive entre Etats membres de l’UEM et qui est "source de crise" qui rend certaines mesures nécessaires. Mais en ce qui concerne le pacte de compétitivité, l’idée de taxer les multinationales pose le problème de la facture économique, de la répartition du produit et surtout requiert, puisqu’il s’agit aussi d’une question fiscale, l’unanimité. Ce sur quoi il faut selon Yves Mersch se concentrer, c’est sur le coût unitaire de la main-d’œuvre, le coût du vieillissement, avec es systèmes en ligne avec les capacités de financement des Etats, l’âge de départ à la retraite, les années de cotisation, le niveau des contributions et l’harmonisation des régimes. Mais Yves Mersch est convaincu qu’il faut aussi garder une "saine concurrence" entre les Etats membres, la concurrence et non l’harmonisation totale étant un facteur d’innovation, sans que des standards ou un bench-marking soient exclus.
A une question de l’ancien vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères Jacques F. Poos sur l’éventuelle création d’une agence de notation européenne qui mettrait fin au monopole américain dans ce domaine, Yves Mersch que des tentatives de ce genre étaient en cours dans des Etats membres et aussi en Chine, mais que les marchés n’honoraient pas ces initiatives et que des agences de type service public ne le seraient pas non plus. La meilleure façon de s’en sortir est pour lui que les banques doivent diminuer leur dépendance de ces agences de notation en augmentant elles-mêmes leurs capacités d’évaluer les risques.
Quant aux pressions inflationnistes en cours, Yves Mersch a déclaré qu’elles allaient au-delà des capacités d’action de la BCE, qui n’est pas à même d’intervenir par exemple sur l’évolution des prix des matières premières. Par contre, si ces pris se répercutent sur l’UE, elle doit intervenir en vertu de son mandat issu des traités européens d’assurer la stabilité des prix. Quant à l’évolution prévisible pour 2011, Yves Mersch a opiné que l’inflation dépassera de peu les 2 %, avec une stabilisation en fin d’année à moins de 2 %.