Le 11 février 2011, des députés européens, emmenés par le libéral britannique Edward McMillan-Scott, ont lancé une nouvelle offensive pour réclamer que le siège du Parlement européen soit transféré de Strasbourg à Bruxelles, afin d'éviter que les élus alternent entre les deux villes. Un rapport intitulé "A tale of two cities. The political, financial, environmental and social impact of the European Parliament's 'two-seat' arrangement" sert d’argumentaire. Rédigé uniquement en anglais, il a repris le titre d’un célèbre roman de Charles Dickens qui est aussi un violent pamphlet contre la Révolution française. Honni soit qui mal y pense !
La question traitée par ce rapport, qui se concentre sur Strasbourg et Bruxelles, intéresse néanmoins directement Luxembourg, puisque le Parlement européen a en réalité trois sièges: Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg, où sont installés des services administratifs.
Pour rappel : Les "sessions plénières" auxquelles participent tous les députés européens ont lieu une fois par mois à Strasbourg mais aussi, plus irrégulièrement, à Bruxelles. Les réunions des commissions et des groupes parlementaires se déroulent toute l'année à Bruxelles.
Mais regrouper le siège où se tiendront les réunions plénières du Parlement européen en un seul lieu - le rapport demande que ce soit à Bruxelles - n’est pas chose aisée : il faut savoir qu’en l'état actuel du droit, toute décision de modification du siège des institutions revient aux chefs d'Etat et de gouvernement qui statuent à l'unanimité. La France, cela va de soi, s'est toujours opposée à l'idée de renoncer au siège strasbourgeois. Elle a réagi le 11 février dernier. Un porte-parole du Quai d’Orsay a qualifié "une telle démarche, certes personnelle", de "regrettable", et a dit, de manière très diplomatique, que "cette initiative n'engage nullement le Parlement européen en tant que tel et, en tout état de cause, certainement pas son président, Jerzy Buzek".
Il n’est donc pas inintéressant de scruter comment ce rapport argumente, ce qu’il revendique précisément, ce qu’il préconise pour contourner cette clause de l’unanimité et ce qui y est dit sur Luxembourg.
Le rapport constate que l’Europe se trouve dans une période d’austérité économique, que le Parlement européen a, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, de nouvelles responsabilités et qu’il n’est donc pas possible d’éluder un débat sur la manière dont on y travaille. Par ailleurs, il doit réduire ses émissions de CO2. Finalement, il constate que l’arrangement sur les "deux sièges" a été décidé en 1992 et intégré au traité européen en 1997.
Selon le rapport, 70 % des députés voudraient un siège unique du Parlement européen à Bruxelles. Un autre sondage parlerait même de 90 % de députés et avancerait que 85 % des parlementaires voudraient qu’il revienne au Parlement de décider seul où il siégerait.
Le groupe informel d’Edward McMillan-Scott dit avoir analysé "toutes les questions liées au siège" : le coût, l’impact sur l’environnement, l’histoire, les traités, l’efficacité, les immeubles, les services, les connexions, l’hôtellerie et la sécurité. Il regrette qu’il n’y ait pas eu en 18 ans de rapports contenant des faits objectifs ou de débats officiels au sein du Parlement européen. Le rapport "A tale of two cities" se base sur 30 entretiens avec des députés, des assistants, des membres du secrétariat, des équipes des groupes politiques et des représentants des Etats membres. En tout, 61 députés et 350 personnes du personnel ont été impliqués.
Il est indiqué dans le rapport que le coût additionnel causé par trois sièges est estimé par l’administration du Parlement européen à 180 millions d’euros par an. Plus de 317 emplois pourraient être supprimés, et plus de 19 000 tonnes de CO2 ne seraient plus émises.
Parmi les incidents qui auraient empêché le Parlement européen de fonctionner effectivement, l’on évoque la chute du plafond de la salle plénière à Strasbourg, les fermetures d’aéroport dues au nuage de cendres, des grèves et le fait que seulement 6 capitales européennes ont une liaison directe avec Strasbourg. Autres points de critique : le "stress" des eurodéputés et du personnel, la mauvaise qualité et les prix élevés des hôtels. La presse bouderait aussi Strasbourg, et les transmissions en direct et en ligne des séances aurait réduit l’intérêt de s’y rendre. Les conférences de presse devraient donc être organisées à Bruxelles, comme le sont celles du Conseil et de la Commission.
Pour les partisans du siège unique à Bruxelles, le bâtiment strasbourgeois pourrait accueillir en compensation le premier centre universitaire européen d'excellence ou un centre de recherche technologique. Edward McMillan-Scott suggère également que les sommets des dirigeants européens se déroulent à Strasbourg plutôt qu'à Bruxelles.
Le rapport relate comment le Parlement européen a siégé à Luxembourg entre 1967 et 1981 (contre d’ailleurs l’avis de la France, n.d.l.r.). En 1981, il décide de ne siéger en plénière qu’à Strasbourg et de tenir ses réunions de travail – commissions et groupes politiques – à Bruxelles. Le Luxembourg voit son objection rejetée par la Cour de Justice, mais celle-ci a également rejeté en 1984 une nouvelle tentative pour réduire encore plus la présence du Parlement au Luxembourg.
Le Conseil européen d’Edimbourg de décembre 1992 décida finalement du siège des institutions européennes. Les conclusions stipulent : "Le Parlement européen a son siège à Strasbourg, où se tiennent les douze périodes de sessions plénières mensuelles, y compris la session budgétaire. Les périodes de sessions plénières additionnelles se tiennent à Bruxelles. Les commissions du Parlement européen siègent à Bruxelles. Le secrétariat général du Parlement européen et ses services restent installés à Luxembourg."
Dans une résolution, le Parlement européen a déclaré à l’époque qu'une décision ayant pour effet de scinder à titre définitif ses activités entre trois États membres différents était incompatible avec les Traités et avec les prérogatives naturelles d'un Parlement élu au suffrage universel direct, et que celui-ci avait le droit de déterminer ses propres méthodes de travail de façon à pouvoir remplir le plus efficacement possible ses missions. Le Parlement européen ne se considère donc pas lié par ce qui serait contraire aux Traités.
Mais en 1997, un Protocole sur la fixation des sièges des institutions a été annexé au Traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997. Il confirme les termes de la Décision d’Edimbourg.
Entretemps, le président du Parlement Klaus Hänsch a conclu en 1996 un accord avec Jean-Claude Juncker sur la présence de cette institution au Luxembourg. Il portait sur 2 185 postes qui resteraient à Luxembourg jusqu’en 2004, avec une possibilité de réduire ce nombre à 2000 personnes, sur le service de traduction, la plupart des conseillers juridiques, le personnel responsable de l’organisation des réunions plénières, le personnel de l’administration et les services d’archives et d’études, ainsi que le secrétaire général et les membres de son cabinet. Cet accord fut modifié en 2000, et il fut conclu qu’au moins 2060 personnes du Parlement européen resteraient à Luxembourg au-delà de 2004.
Cette constellation, à laquelle MacMillan ajoute le fait que le Conseil siège à Luxembourg en avril, juin et octobre, rend plus difficile le travail législatif qui associe de plus en plus Parlement européen et Conseil.
Concernant la migration mensuelle de Bruxelles vers Strasbourg pour les plénières, celle-ci implique selon le rapport 1 220 fonctionnaires et autres personnels du Parlement européen et des groupes politiques basés à Bruxelles. Mais elle concerne aussi 525 personnes installées à Luxembourg. Par ailleurs, une moyenne de 540 missions ont lieu chaque moins entre Bruxelles et Luxembourg, et 140 entre Strasbourg et Bruxelles ou Luxembourg qui ne sont pas liées au travail parlementaire à proprement parler, mais à des coordinations de services qui travaillent sur place. Selon le rapport, ces missions sont, pour le personnel de Luxembourg, souvent le seul contact qu’ils ont avec le Parlement européen en tant qu’institution parlementaire.
Reste que le rapport pose, dans un chapitre spécialement dédié à Luxembourg, la question la présence du Parlement européen au Kirchberg. Si cette présence implique des coûts, le rapport cite des sources qui disent que ceux-ci ne sont pas excessifs. Car d’abord le personnel en charge des traductions ou des finances n’a pas besoin de faire des navettes régulières à Bruxelles ou Strasbourg. Ensuite, les transmissions électroniques ont réduit substantiellement le mouvement des documents et biens physiques. Mais certaines voix regrettent de ne jamais voir les gens du service juridique ou de l’assurance maladie. Ceci dit, selon le rapport, le personnel semble apprécier Luxembourg et le coût de la présence du Parlement européen à Luxembourg n’est pas supérieur au coût de l’hypothétique présence des mêmes services à Bruxelles.
Mais il y a aussi des voix qui disent que les coûts ne sont pas tout et que le fait que la moitié du personnel du Parlement européen travaille à Luxembourg comme prévu par l’accord avec le Grand-Duché "n’est plus tenable" et que cet accord devrait être adapté.
Finalement le rapport explique que si le Parlement européen ne siégeait plus qu’à Bruxelles, et si l’on continuait en même temps à maintenir Luxembourg comme siège du Secrétariat, Bruxelles aurait assez d’immeubles pour accueillir tout le monde pour les sessions plénières. Une façon de dire d’abord que Strasbourg est superflu, mais aussi de dire à Luxembourg qui n’est pas attaqué qu’il a tout à gagner à s’associer à l’option bruxelloise, s’il veut garder ses acquis, et à voir donc Strasbourg abandonné.
Catherine Trautmann, l’ancienne maire de Strasbourg et actuelle députée européenne, qui est citée par le rapport, se défend contre cette manière de diviser les villes. Pour elle, "la légitimité de Strasbourg est dérivée non seulement des traités, mais, et cela est plus important, de l’Histoire. Dans la mesure où la ville symbolise la réconciliation franco-allemande, elle est la capitale européenne de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme." Pour Catherine Trautmann, il faut distinguer entre le siège du Parlement et les lieux où il travaille, de sorte qu’il ne s’agit pas de dresser les trois capitales les unes contre les autres, mais de les unir dans une approche de complémentarité dans une Europe polycentrique. Une argumentation reprise, comme le signale le rapport, dans un communiqué commun le 10 septembre 2010 signé par les maires de Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg, dans lequel ceux-ci demandent l’achèvement du projet EuroCapRail, un des 30 programmes prioritaires dans le cadre des Réseaux Trans-Européens (RTE) dont le but est d’améliorer la qualité, la vitesse et la fréquence des lignes ferroviaires entre les trois villes qui restent unies comme sièges d’institutions européennes.
Le rapport remarque cependant que ce programme a vu ses aides européennes être diminuées en octobre 2010 de 30 à 21 millions d’euros pour le tronçon Bruxelles Luxembourg et de 27 à 3,5 millions d’euros pour le tronçon Luxembourg-Strasbourg, dont "la planification initiale, datant de 2007, ne s'est pas avérée réaliste" selon l’aveu même de Claude Wiseler, le ministre luxembourgeois du Développement durable et des Infrastructures.
Dans un entretien accordé le 17 février 2011 au journaliste du Wort Jakub Adamowicz, l’eurodéputée Astrid Lulling a critiqué en termes acérés le rapport d’Edward McMillan-Scott. Elle n’a guère apprécié que les médias aient repris le rapport sans y jeter un regard critique. Pour elle, le panel de personnes interrogées n’est pas représentatif. Des services comme le service médical n’ont pas été consultés sur place. Les longues journées de travail dont le personnel se plaint sont dues au fait que la session plénière a été réduite de 5 à 4 jours, alors que le volume de travail n’a cessé d’augmenter avec l’approfondissement de l’UE. Et les prix des chambres d’hôtel augmentés à Strasbourg lors des sessions plénières le sont également à Bruxelles quand il y a plénière ou Conseil européen, fait remarquer Astrid Lulling qui a une trentaine d’années d’expérience sur le terrain.