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Migration et asile - Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination - Justice, liberté, sécurité et immigration
Table-ronde - Pratiques de l’enfermement en Europe et droits de l’Homme : doit-on toujours répondre par l’exclusion ?
27-05-2011


Pierre Barge, Eleni Takou, Johannes Feest,, Jürgen Stoldt, Jean-Pierre Dubois, Anna Sabatova, table-ronde de l'AEDH, 29 mai 2011 mai 2L'Association européenne pour la défense des droits de l'Homme (AEDH) et Action Luxembourg Ouvert et Solidaire- Ligue des Droits de l'Homme (ALOS-LDH) ont organisé le 27 mai 2011 à Luxembourg un séminaire visant à interroger les pratiques de l'enfermement en Europe au regard des droits de l'Homme.

Dans ce contexte, une table-ronde – d’une exceptionnelle qualité - a réuni dans la soirée à l’Abbaye de Neumünster (CCRN), des personnalités européennes qui ont débattu des conclusions et recommandations adoptées à la fin du séminaire de l’AEDH. Elles ont aussi essayé de répondre à la question soulevée dans ce cadre : « compte-tenu des dérives des pratiques de l’enfermement, doit-on toujours répondre par l’exclusion, et est-il opportun de créer un cadre européen régissant ces pratiques ? »

Avec Jürgen Stoldt comme animateur, en l’absence de Viviane Reding, Vice-présidente de la Commission européenne, qui s’était fait excuser, Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue française des droits de l’Homme, Anna Sabatova, membre du Comité pour la Prévention de la Torture (CPT) du Conseil de l’Europe et présidente du Czech Helsinki Committee, Johannes Feest, juriste et sociologue de l’Université de Brême, Eleni Takou, membre de la Ligue hellénique des droits de l’Homme et Pierre Barge, président de l’AEHD, ont pris la parole.

Les intervenants sont partis de deux impératifs pour l’Europe : il faut lutter contre la délégation sécuritaire quand des problèmes de société se posent et il ne faut jamais oublier qu’en ce qui concerne les conditions d’incarcération, des personnes peuvent être privées de liberté, mais pas d’humanité.

Le sens des peines

Jean-Pierre Dubois est intervenu sur le sens des peines dans le contexte européen actuel. Des politiques communes sont pour lui possibles, y compris au nouveau de la détention. Des convergences sont en cours par le simple fait que les Européens ont désormais un destin commun, mais c’est le destin commun "d’un continent vieillissant et qui recule". La réaction à cette nouvelle situation est la "réaction" comme "tentation d’un retour en arrière".

Cette situation est pour Jean-Pierre Dubois pleine de contradictions. Il y a celle qui oppose la perception de la réaction des autorités à la criminalité, perçue comme laxiste, et les faits, avec des justices qui deviennent plus sévères partout. Il y a celle qui met face à face la logique juridique traditionnelle, qui implique qu’une affaire est longue, qu’elle exige durée et patience, ce que la société supporte de moins en moins, et la médiatisation des délits et crimes, qui exige une réaction immédiate. Ainsi, le code pénal a été retouché 75 fois en France depuis une première refonte profonde en 1994. Et il existe des contradictions entre les propos et valeurs des politiques et les actes et politiques concrètes, dans la lutte contre la criminalité comme aussi dans le domaine de l’immigration. Mais Jean-Pierre Dubois observe aussi des "convergences utiles" en Europe dont les premières sont les règles pénitentiaires du Conseil de l’Europe. 

Sur les peines plusieurs questions se posent. D’abord qui punit-on ? Les sanctions touchent surtout les jeunes. Pour Jean-Pierre, Dubois, cela illustre un échec dans les rapports intergénérationnels. La population pénale est avant tout issue des couches inférieures de la société. Donc échec de la cohésion sociale. Nombre de détenus souffrent de pathologies mentales graves. Un signe des tensions générées par la société. La relation juridique semble pour Jean.-Pierre Dubois se substituer à la relation politique. Le recours au droit pénal se multiplie et se durcit. Il s’agit de "répression sociale".

Pourquoi et pour qui condamne-t-on ? Pour la société ou pour les victimes ? Jean-Pierre Dubois constate ici un changement de paradigme. Le procès pénal est théoriquement là pour sanctionner l’auteur d’un délit ou d’un crime. Mais entretemps, c’est la victime qui est en train de devenir « l’acteur sacré » du procès pénal, ce qui transforme celui-ci en un face-à-face entre auteur et victime qui débouche sur une « vengeance personnelle ». Jean-Pierre Dubois fait le constat d’une "privatisation du procès pénal", alors qu’a priori, "le droit pénal ne se construit pas sur la souffrance personnelle, mais sur la sanction de la société".

Comment punit-on ? Les peines sont pour Jean-Pierre Dubois de moins en moins construites sur le principe de la réinsertion. Celle-ci a besoin d’un temps qui n’est pas le temps médiatique. Or, "la loi est dictée par les médias et le législateur s’aligne", constate Jean-Pierre Dubois. S’y ajoute l’influence de la science, qui a contribué à faire entrer la notion de dangerosité d’un individu, où il y a glissement de la notion de dangerosité médicale vers celle de dangerosité pénale, avec son cortège d’idées autour de la détention de sûreté préventive.

Face à cette évolution, Jean-Pierre Dubois a tenu à rappeler quelques principes centraux d’une approche pénale, comme la proportionnalité des peines, la personnalisation des peines, l’évolutivité des peines, la prison comme privation de liberté, mais pas comme lieu de privation d’autres droits, comme ceux de l’accès au travail, à la santé, à l’éducation ou au vote. Ne pas respecter ces principes classiques, conduit fatalement à la plus de violence et de récidive. Bref, la sécurité est le contraire du sécuritaire. 

L’attitude sécuritaire augmente le nombre des détenus et conduit à la surpopulation carcérale  

Jürgen Stoldt, Jean-Pierre Dubois, Anna Sabatova, table-ronde de l'AEDH, 29 mai 2011Anna Sabatova a elle aussi mis en exergue le fait que la peine privative de liberté, qui doit selon elle rester un dernier recours, est devenu de fait un recours de plus en plus premier, ce qui a pour effet une augmentation de la population carcérale en Europe, qui est en fait une surpopulation endémique et parfois dramatique. Le recours à la détention préventive de sûreté est devenu populaire auprès de nombreux gouvernements, mais en Allemagne, la cour constitutionnelle vient, après l’avoir avalisée, de la déclarer non-constitutionnelle. Et en ce qui concerne la directive retour de 2008 et ses passages sur la rétention des personnes en situation illégale, Anna Sabatova a jugé que le temps maximum de 18 mois de détention, que tout pays peut néanmoins régler avec des périodes plus courtes, est trop long. Pour elle, une politique européenne pénitentiaire commune est nécessaire, et ce qui importe, c’est que les associations de droits de l’homme l’influencent.         

Les dangers du "monde préventif" 

Johannes Feest a fait l’historique de la détention préventive en Allemagne et en Europe, et des tergiversations de la Cour de Karlsruhe. Celle-ci avait donné en 2004 son aval à cette manière d’enfermer un individu considéré comme dangereux. L’Allemagne a introduit la détention de sûreté dans son droit dans les années 20', l’a surtout mise en œuvre sous le nazisme et puis intégrée dans le droit de la République fédérale. En 2009, la Cour européenne des droits de l’homme avait jugé que la loi allemande est contraire aux principes de la CEDH, notamment à cause de sa rétroactivité. Le 4 mai 2011, Karlsruhe a déclaré la détention de sûreté non-constitutionnelle, et le législateur doit présenter un nouveau concept d’ici 2013.

Le danger persiste néanmoins que l’Europe puisse évoluer vers « un monde préventif » où ce qui compte dans le domaine du pénal ne soit pas ce qui a été commis et doit être sanctionné, mais ce qui risque d’être commis. Les droits de l’homme et d’éventuelles mesures préventives devraient en tout cas aller de pair, ce qui veut dire qu’il faudra autant s’inspirer du code pénal, et arriver de la présomption d’innocence à un concept de non-dangerosité, qu’il faudra éviter le caractère rétroactif d’éventuelles mesures préventives, car ce serait une forme de punition, et qu’il faudra éviter la double punition.

Entre l’inégalité sociale qui mine les sociétés européennes et la sagesse des juges de Strasbourg

Pour l’activiste grecque Eleni Takou, la détention exprime l’inégalité croissante dans nos sociétés, et celle-ci est liée pour elle au fait que les Etats se retirent du front social. Une idée également soutenue par Anna Sabatova, qui pense que quand le contrôle de l’Etat s’affaiblit, le populisme renaît et pousse vers des solutions directes. Dans la psychiatrie, citée en exemple par Eleni Takou, les années 50 à 70 avaient vu la naissance d’alternatives, avec des structures décentralisées et ouvertes qui misaient plus sur la prévention. Le pendule balance de nouveau dans le sens de l’institutionnalisation, des structures closes et de la fermeture des structures de prévention. Depuis, il y a plus de patients internés en Europe, et aussi plus de détenus, les deux étant liés.     

Néanmoins, des arrêts comme celui de la Cour européenne des droits de l’homme de janvier 2009 dans l'affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce (requête n° 30696/09), qui dit que ces deux États ont violé la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l'homme), sont importants et dressent un cadre alternatif qui améliore la protection des droits humains des demandeurs d'asile dans l'Union européenne (UE).

Pour rappel (avec l'aide AI) : Selon cet arrêt, les États membres de l'UE sont tenus de respecter les exigences minimales définies par le droit européen et les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Compte tenu de ces critères, l'arrêt du 21 janvier confirme qu'ils doivent assurer l'accès à des procédures d'asile efficaces et des conditions d'accueil convenables pour les demandeurs d'asile. Ils doivent aussi proposer des recours effectifs contre les violations des droits humains.

Ainsi, la CEDH a conclu que la Grèce ne disposait pas d'un système d'asile efficace. Elle a en outre estimé que, en détenant M.S.S., un demandeur d'asile afghan, dans des conditions dégradantes et en le laissant dans des conditions de vie également dégradantes après sa libération, ce pays avait violé la Convention européenne des droits de l'homme. Par ailleurs, elle a considéré que, en raison des importantes défaillances structurelles de la procédure d'asile grecque, la Grèce avait privé cet homme de la possibilité d'obtenir un traitement approprié de sa demande d'asile. Elle a jugé que l'absence de mécanisme efficace en Grèce pour formuler les griefs de M.S.S. en matière de droits humains constituait une violation supplémentaire des obligations du pays découlant de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle a donc conclu que la Grèce avait porté atteinte au droit de M.S.S. à un recours effectif.

En ce qui concerne la Belgique, étant donné les défaillances bien connues du système d'asile grec, la CEDH a estimé que, au moment de l'expulsion de M.S.S. vers la Grèce, "les autorités belges savaient ou devaient savoir qu'il n'avait aucune garantie de voir sa demande d'asile examinée sérieusement par les autorités grecques". Dans ces circonstances, elle a considéré que les autorités belges avaient le devoir de vérifier la manière dont les autorités grecques appliquaient leur législation relative à l'asile dans la pratique, ce qu'elles n'ont pas fait selon elle. Puisque M.S.S. pouvait, de manière défendable, faire valoir que son renvoi en Afghanistan l'exposerait à un réel risque d'être torturé ou soumis à d'autres mauvais traitements, voire tué, la CEDH a conclu que son transfert par la Belgique vers la Grèce constituait une violation de l'interdiction d'expulser quiconque vers un pays ou un territoire où cette personne courrait un risque de torture (principe de non-refoulement).

Par ailleurs, elle a conclu que la procédure à disposition de M.S.S. en Belgique pour contester son transfert vers la Grèce ne satisfaisait pas aux exigences de la jurisprudence de la CEDH, selon laquelle toute information indiquant que la personne concernée pourrait être torturée si elle était expulsée doit être rigoureusement examinée. Elle a donc statué que la Belgique avait violé le droit de M.S.S. à un recours effectif, car la procédure qui était à sa disposition dans ce pays pour faire appel de son renvoi vers la Grèce au motif qu'il serait victime d'un traitement proscrit par l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme n'aurait eu aucune chance de succès.

Le besoin d’un cadre européen existe bel et bien, ainsi que l’a montré la discussion. Il existe des avancées en matière de droit procédural pénal. La reconnaissance mutuelle des jugements et l’exécution des peines dans le pays où la meilleure réinsertion des condamnés est possible obligent à des échanges, des exigences normatives et des informations mutuelles qui changeront à terme les pratiques. La Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux des citoyens de l’UE, le travail du Comité pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe, les règles pénitentiaires du Conseil de l’Europe, sont des instruments d’apparence modeste, mais efficace.

Sept propositions pour l’UE

Jean-Pierre Dubois est profondément convaincu que d’ores et déjà, et encore plus avec la prochaine adhésion de l’UE à la CEDH, la pression des instances de Strasbourg, c’est-à-dire la Cour européenne des droits de l’homme, sur celles de Luxembourg, id est l’UE et la Cour de justice de l’UE (CJUE), ira croissant.

A l’UE, Jean-Pierre Dubois a suggéré d’adresser sept propositions :

  1. définir les compétences judiciaires, pour éviter les internements dits administratifs et des soins psychiatriques contraignants et hors contrôle ;
  2. restaurer le principe de la légalité des peines, et proscrire l’idée de la prévention de la dangerosité par l’enfermement de sûreté ;
  3. interdire la fixité et le formatage des peines ;
  4. dépénaliser certains domaines, comme la consommation de cannabis, la consommation d’autres stupéfiants et le séjour irrégulier, ce qui "provoquerait un bol d’air dans les prisons" ;
  5. rendre effectifs les droits des détenus ;
  6. interdire les sorties sèches de prison, mais les préparer dans des milieux ouverts ;
  7. rendre les sanctions effectives, entre autres en faisant la part du crime, des délits et des incivilités.

Entre nécessité d’agir au niveau européen et scepticisme vis-à-vis de certaines mesures européennes

Pierre Barge, quant à lui, a commenté le débat pour conclure. Pour lui, une première politique commune européenne sur l’enfermement serait d’abolir le mandat d’arrêt européen, car selon lui, l’on ne peut pas encore faire confiance à toutes les justices nationales dans l’UE. Ensuite il faudrait se poser la question de savoir si le veto sur une demande d’asile politique d’un citoyen d’un Etat membre de l’UE dans un autre Etat membre est compatible avec les normes du Conseil de l’Europe. L’Europe s’enfonce dans une vision sécuritaire, craint-il, ce que rendent bien les formulations de la politique de migrations. L’on commence selon lui d’abord par évoquer la lutte contre les trafics d’êtres humains, ensuite la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme, et ensuite on en déduit la nécessité d’une politique des migrations. Pour lui tout un tableau, toute une perception, toute une image de la migration.

Finalement, il faudrait aussi définir les droits des victimes, mais dans un équilibre avec d’autres droits d’autres parties qu’une procédure pénale implique. En cela, les cinq directives sur les procédures pénales en gestation ou déjà mises en œuvre sont positives. Reste que tout cela est formulé sur base d’une norme moyenne, qui est parfois en deçà de droits existants dans certains pays. Mais comme ceux-ci sont libres d’aller au-delà …

Le ciment de toute cette évolution est, et en cela Pierre Barge rejoint les autres orateurs, le modèle social européen, en péril, et qu’il faut préserver.