"Nous ne sommes pas les esclaves des marchés", fut la réponse cinglante de Bernadette Ségol, la nouvelle secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES), à un journaliste qui demandait, lors d’une conférence de presse le 21 juin 2011 à Luxembourg, si les manifestations syndicales en Europe n’allaient pas décourager les marchés et les investisseurs européens. 15 000 manifestants venant de toute l’Union européenne étaient attendus à Luxembourg pour dire "non à l’austérité", mais aussi "oui à la croissance". Et elle a ajouté : "Les marchés ont leur importance, mais les syndicats aussi, dont la responsabilité est de contribuer à donner forme à nos sociétés, des sociétés dont les désirs ne sont pas les mêmes que ceux des agences de notation."
C’est "pour voir leurs revendications entendues par la population européenne et les gouvernements" que les syndicats européens ont organisé cette journée d’action. Pour Bernadette Ségol, "l’Europe est dans une situation angoissante et compliquée". Pour la CES, une gouvernance économique européenne est nécessaire, puisqu’il y a une monnaie commune. "Mais les six propositions législatives qui se discutent maintenant au niveau de l’UE (le fameux paquet "gouvernance économique", n.d.l.r.) sont des législations qui font peser un poids intolérable aux salariés et aux négociations collectives", pense la dirigeante syndicale. Les textes en question mettent en cause l’autonomie des négociations collectives et des systèmes de salaires, "une intervention de l’UE dans les relations sociales qui n’est pas acceptable".
La CES ne s’oppose pas à l’objectif de l’équilibre budgétaire dans les Etats membres, mais elle "refuse que les salaires soient le centre unique des ajustements qui s’annoncent". Les indicateurs économiques qui se retrouvent dans ces législations conduiront à des limitations des salaires alors que la pression sur les salaires n’a pas cesse ces dernières années dans les Etats membres. Pour Bernadette Ségol, "c’est le modèle social européen qui est mis en cause", avec ses négociations collectives, ses systèmes de protection sociale et ses services publics.
Pour que la gouvernance économique européenne trouve une résonance auprès des citoyens, "il lui faut des éléments positifs", pense la syndicaliste. Les messages qu’elle répète – et elle pense que répéter des messages, c’est important pour qu’ils passent, - tiennent en quelques lignes : respect total de l’autonomie des négociations collectives ; des emplois stables et des salaires décents pour la protection et l’augmentation du pouvoir d’achat ; une taxe sur les transactions financières (TTF) pour freiner la spéculation financière et renforcer nos systèmes de protection sociale ; des euro-obligations pour mettre fin aux attaques des marchés financiers envers les membres vulnérables de la zone euro et pour financer un plan de relance européen ; des investissements positifs – entre autres avec les moyens des fonds structurels européens - dans une politique industrielle européenne en vue de développer l’économie bas carbone de demain ; une harmonisation de l’assiette fiscale avec un taux d’imposition minimum pour les entreprises. La CES est intervenue dans ce sens auprès du Parlement européen et des gouvernements et espère arriver à influer le Conseil européen du 23-24 juin 2011.
Relatant son entrevue avec le Premier ministre et président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, dans la matinée, Bernadette Ségol a mis en exergue ce qui la rapproche de lui – la taxe sur les transactions financières et le recours aux fonds structurels – et ce qui les sépare, à savoir que Jean-Claude Juncker "diminue l’impact des 6 législations au niveau national", alors que la CES voit partout l’idée de flexibilisation qui touche les salariés et les relations sociales.
Même son de cloche chez le nouveau président de la CES, Ignacio Fernandez Toxo, le président des Commissions ouvrières espagnoles. Selon lui, les dernières décisions du Conseil ECOFIN, qui mettent en avant l’équilibre budgétaire, retardent la sortie de crise, détériorent les systèmes sociaux, appauvrissent les salariés et les pensionnés et font monter le chômage des jeunes. "Mais la CES ne veut pas seulement contester", insiste le dirigeant syndical, pour qui le problème principal n’est pas le déficit public, mais le chômage.
La question du déficit public doit donc être abordée à la lumière de la montée du chômage, son pays comptant par exemple plus de 5 millions de chômeurs. Il faut donc repousser le délai pour atteindre les objectifs du pacte de stabilité et de croissance à 2016, mais profiter de ce temps pour parachever l’harmonisation fiscale – "car la fiscalité des entreprises la plus basse, celle de l’Irlande, n’a pas aidé ce pays à éviter la crise". Au contraire, il faut selon lui pénaliser fiscalement la spéculation et obliger les instituts financiers à aider à réparer les dommages de la crise à laquelle ils ont contribué. Sinon, le risque existe pour Ignacio Fernandez Toxo que la crise financière se transforme en crise économique et surtout sociale, ce que les nombreuses mobilisations en Europe font déjà sentir.
"La société sait lire et écrire et se mobilise en connaissance de cause contre des mesures qu’elle estime inefficaces et injustes", a-t-il lancé. Pour lui, on assiste également dans l’UE à un processus de "perte démocratique", dans la mesure où "les institutions européennes envahissent des espaces pour lesquels ils n’ont pas de légitimité".
Bernadette Ségol a aussi commenté la situation en Grèce. Pour elle, il y a certes le premier paquet des aides d’urgence jusqu’en 2013, mais aussi le cortège de coupes budgétaires et de mesures d’austérité auxquelles les Grecs ont été soumis. Elle est pour un second paquet d’aides après 2013, mais il devrait être assorti de mesures de solidarité et d’investissements positifs et lutter contre l’évasion fiscale. "Il ne faut pas seulement avoir des réactions punitives" à l’égard des Grecs, a-t-elle mis en garde. La Grèce a besoin selon elle d’être soutenue pour entrer dans une logique de croissance, ne serait-ce que si l’on veut éviter un effet de domino sur les autres économies de la zone euro.
Dans ce contexte, les deux idées de la taxe sur les transactions financières et des euro-obligations font aussi leur chemin, et Bernadette Ségol juge leur mise en œuvre à moyen terme "inévitable".
Quant aux privatisations en Grèce, la secrétaire générale de la CES note la résistance des Grecs. Cette résistance est due à leur caractère massif et à la manière dont la troïka Commission-BCE-FMI intervient sur le terrain. "Les Grecs ont l’impression d’être à la fois contrôlées et mis à la porte de chez eux."