Le printemps arabe a surpris l’UE. L’UE n’a pas contribué à la chute des dictatures ou régimes autoritaires en Egypte et en Tunisie, et indirectement seulement à celle du régime de Kadhafi en Libye. Maintenant, elle s’intéresse fortement à l’évolution politique dans ces pays, qui sont pour elle des pays de son voisinage au Sud. La transition de la dictature vers la démocratie qu’elle souhaite voir s’y établir devient un grand objet d’analyse en vue d’une action appropriée.
Le 17 novembre 2011, l’Institut Pierre Werner, l’Ambassade de la République de Pologne au Luxembourg, pays qui préside actuellement le Conseil de l’UE, la Représentation de la Commission européenne au Luxembourg et le Bureau d’information du Parlement européen à Luxembourg avaient invité à un débat autour du sujet : "Après le printemps arabe, comment l’UE peut-elle promouvoir la démocratie ?"
Le débat a porté sur les possibilités pour l’UE de soutenir le processus de démocratisation dans les pays arabes et plus particulièrement en Tunisie. Les participants à la table ronde ont mis en parallèle les expériences postcommunistes polonaises avec les récents événements d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et tout particulièrement avec ceux de Tunisie.
Une des questions du débat était de savoir s’il fallait, à l’instar de la National endowment for democracy (NED) des USA créer un Fonds européen pour la démocratisation, un European Endowment for Democracy (EED). La NED, la Fondation nationale pour la démocratisation (NED) est selon son site "une fondation privée à but non lucratif engagée dans le renforcement et le progrès des institutions démocratiques dans le monde entier" et créée "conjointement par les républicains et les démocrates, la NED est gouvernée par un conseil équilibré entre les deux partis et bénéficie du soutien du Congrès".
Au cours du débat sont intervenus Georges Friden, le directeur des affaires politiques du Ministère des Affaires étrangères, qui a introduit le débat, Marcin Zaborowski, président de l'Institut polonais pour les relations internationales, Muriel Asseburg, directrice du groupe de recherche Proche/Moyen-Orient et Afrique à la Fondation Wissenschaft und Politik de Berlin, Larbi Sadiki, de l’Université d'Exeter et Jérôme Heurtaux de l’Université Paris-Dauphine. Le débat a été animé par le journaliste Wolf von Leipzig, qui écrit pour le Luxemburger Wort sur les questions de politique étrangère.
Pour Georges Friden, il n’y a pas de meilleur moment pour l’UE pour assister son voisinage à se démocratiser, même si la question ne date pas du printemps arabe. Le contexte interpelle l’UE et ses Etats membres, car il s’agit d’une région proche avec laquelle l’Europe entretient des liens historiques, économiques, culturels et politiques séculiers et considérables. L’impact de la migration des jeunes Tunisiens sur le système Schengen a selon lui suffisamment montré l’ampleur des enjeux. Il est honnête de dire que la réponse au printemps arabe n’a pas été assez rapide et les instruments pour intervenir pas "optimisés". Ce à quoi s’applique maintenant l’UE en montant des systèmes de subventions, en voulant ouvrir davantage son espace commercial à plus de produits en provenance de la région de la rive Sud de la Méditerranée, en voulant ainsi induire plus d’emploi et de croissance dans ces pays. D’autre part, l’UE se prépare à des missions "Etat de droit" comme elle en a mené et continue d’en dans d’autres pays. Encore faudrait-il savoir quel est le bon modèle pour ces pays. Ce qui est certain pour le directeur politique luxembourgeois, c’est que les citoyens de ces pays aspirent à la dignité et aux droits de l’homme et qu’il serait inconcevable que l’UE n’agisse pas sans ce contexte. Un premier pas important a été franchi selon lui en Tunisie avec l’organisation d’élections. L'UE peut aider dans d’autres pays avec "ces exercices de 'soft power' pour lesquels elle est connue".
Larbi Sadiki, de l’Université d’Exeter, fut le premier à prendre la parole sur la Tunisie, pour expliquer que la Tunisie à déjà connu des processus démocratiques de type moderne en 1860, qui a débouché sur son pacte fondamental de 1861. D’autre part, les syndicats y existent depuis le début du 20e siècle, et l’UGTT, l’Union générale du travail tunisienne, a une longue histoire. Bref, ce qui se passe actuellement en Tunisie a une base historique solide.
Larbi Sadiki voit d’un bon œil la création éventuelle d’une Fondation européenne pour la démocratie, ou EED. Mais elle doit se doter de certaines normes. La première serait la modestie et exploiter le savoir-faire sur place là où l’EED intervient, notamment en entretenant des flux de transfert de ce savoir-faire entre l’UE et les éléments arabes, entre les différents intervenants de l’UE et entre Arabes. Il faudrait aussi une approche nuancée, sachant que les populations concernées ne sont pas monolithiques. Une promotion intelligente de la démocratie est nécessaire. Une EED doit induire de la cohésion. Une telle sensibilité permettait à l’UE de saisir l’opportunité de "refaire son voisinage". Et si elle n’agit pas, elle laisse les USA seuls sur place. En termes de ressources, il doit y avoir un équilibre entre les moyens monétaires et les idées. Il faudra éviter le clientélisme, favoriser les échanges entre jeunes et entre citoyens. Surtout, il s’agit non pas de faire avancer des personnes ou des partis sur lesquels ont mise plus que sur d’autres, mais de "faire avancer des processus". Finalement, il faut prévoir toute intervention d’une EED pour une certaine durée, car "les Arabes veulent le partenariat".
Muriel Asseburg s’est dans un premier temps concentrée sur les réactions européennes face au printemps arabe. La première réaction a été enthousiaste. Et puis l’on a essayé de vérifier où les valeurs européennes sont réalisées. "Les Européens ont tendance à regarder les choses à travers leur prisme, alors que celles-ci ne sont pas nécessairement comme nous les voyons", a-t-elle déclaré. Ce qui fait marcher les gens, c’est certes la démocratie, mais aussi la liberté nationale, le rejet du néocolonialisme, le désir d’avoir une perspective professionnelle, de prospérer et de se réaliser à titre individuel. Les 3 M de Catherine Ashton – money, market access, mobility – sont déjà envisagés avec moins d’enthousiasme dans l’UE, surtout quand il est question de mobilité. Certes, l’UE a déjà adapté sa politique de voisinage à l’attention du Sud, et a libéré des moyens par le biais de la Commission, de la BEI et de la BED. Un principe régit les démarches : il y aura plus s’il y a plus. Mais quelle est la véritable volonté politique pour mettre en œuvre ces idées ? Conditionner un certain nombre de prestations à la démocratie, au respect des droits de l’homme, à la sécurité d’Israël, tout cela a peu de chances de passer si l’on n’implique pas les acteurs locaux. Il faut surtout savoir que de vraies incitations sont nécessaires. Or les Saoudiens s’opposent aux intentions européennes en Egypte et se donnent les moyens. Les Européens sont-ils prêts à mettre le paquet et à s’engager vraiment?
Une EED aurait quelle fonction dans un tel contexte ? Selon Muriel Asseburg, elle devrait favoriser au premier chef l’émergence de forces au sein de la société civile capables de jouer au chien de garde tant à l’égard du propre gouvernement que des programmes de l’UE. Elle devrait aussi favoriser l’émergence de partis et de la démocratie. Mais ici, les choses ne sont pas claires. Ce devrait être un instrument flexible qui ne devrait pas sélectionner les gagnants d’une nouvelle situation politique, et là elle rejoint Larbi Sadiki, mais soutenir la formation d’alliances, y compris avec des partis islamiques.
Jérôme Heurtaux de l’Université Paris-Dauphine, est un spécialiste de la transition en Pologne, et a essayé de confronter l’expérience polonaise et du printemps arabe. En allant à Tunis, il s’est rendu compte qu’il n’est pas le seul à scruter les événements à travers ce prisme, même si "cette comparaison peut s’avérer périlleuse". Les pays d’Europe centrale et orientale sont passés à partir de 1989 d’un régime autoritaire vers la démocratie, d’une économie organisée à une économie de libre marché et d’une souveraineté contrôlée à la souveraineté nationale. Cela n’est pas la même chose chez les Arabes, où il s’agit d’abord d’une question politique et puis de développement économique. Aussi, en 1989, toute la zone du pacte de Varsovie a été saisie par les événements et le cheminement vers la démocratie. Cela n’est encore le cas que pour un seul pays, car pour l’Egypte, c’est incertain. Et même en Tunisie, il y a des raisons de se faire des soucis, pense Jérôme Heurtaux, après les émeutes à Sidi Bouzi ou le constat que seulement 55 % des électeurs potentiels ont voté. En Tunisie, il n’y a pas de relation directe entre les premières émeutes et le départ de Ben Ali. Si les élites de ce régime n’ont pas négocié la transition comme en 1989 en Pologne par exemple, elles sont cependant restées passives. Le parti de Ben Ali, le RCD, a laissé faire, parce peut-être saturé par la corruption du président. Il y a eu situation révolutionnaire, mais pas nécessairement d’issue révolutionnaire. La transition pourrait mener vers la démocratie. Des acteurs légitimes se sont présentés aux élections, il y a un enjeu constitutionnel, et le débat public en Tunisie se focalise sur le droit, à qui on accorde un poids important. Et tout tourne autour de la démocratie et de la redistribution des richesses.
Marcin Zaborowski, président de l'Institut polonais pour les relations internationales, est de son côté intervenu sur l’instrument de l’EDD. Un tel instrument de soutien à la démocratie n’est pas décisif, mais important. Les instruments de ce genre dont dispose l’UE sont inadéquats et sous-utilisés. Donc, que faut-il à l’UE ? En Pologne, l’expérience de Solidarnosc de 1980-1981 interrompue par le putsch militaire de Jaruzelski a bénéficié d’un grand soutien de la part de l’Europe et des USA. De même, les transitions vers la démocratie au Portugal et en Espagne ont bénéficié d’un grand soutien, notamment de la part de fondations allemandes. Mais soutenir la démocratie au sud de la Méditerranée est pour l’Europe un exercice ambivalent, parce qu’elle a "flirté avec les dictateurs" et eu recours à un double langage et à de doubles standards. Dans ce contexte, elle a des difficultés à dépenser tout l’argent dont elle dispose. L’Europe a par ailleurs différents types de fondations. Une EED devrait être une fondation indépendante, pas une institution, notamment à l’encontre d’acteurs non traditionnels. Il s’agit d’aider un processus à avancer. Cela peut aussi vouloir dire accorder une assistance judiciaire à ces acteurs immédiatement en cas de répression.
Et c’est précisément sur la création d’une telle EED que la Pologne voudrait travailler, a enchaîné l’ambassadeur Bartosz Jalowiecki avant de laisser Marci Zaborowskin continuer, lors de la discussion, à approfondir son idée. La NED, a précisé ce dernier, a été suspectée en Pologne d’être la CIA, ce qui l’a gênée. Si aujourd’hui l’UE veut prêter une assistance judiciaire à un militant de la démocratie au Belarus, elle ne peut pas le faire selon ses propres règles. Donc il faut chercher un autre moyen. Beaucoup d’aide est aussi passée par les Eglises lors des dernières années du communisme, relate de son côté Bartosz Jalowiecki.
Tout le problème, remarque Muriel Asseburg, est de savoir comment agir aujourd’hui dans des situations prérévolutionnaires quand les régimes sont brutaux, et sans mettre en danger la vie des gens. Pour Marcin Zaborowski, c’est précisément là que la NED des USA a trouvé sa voie.
Jérôme Heurtaux place ce débat au niveau de la légitimité. La France a tant soutenu des dictateurs dans le monde arabe, dit-il, que son soutien peut avoir un effet négatif allant jusqu’à décrédibiliser les acteurs démocratiques qui pourraient être suspectés d’être financés par l’étranger à un moment où la liberté nationale joue un grand rôle. Il y a pour lui des parallèles entre la révolution arabe et le mouvement des indignés : les deux événements illustrent les limites du modèle démocratique, posent la question de ce que la démocratie de l’UE peut offrir, et c’est dans un tel contexte qu’il faudrait voir le rôle d’une EED.
Mais que soutiendrait l’Europe : une pré-révolution, une post-révolution, une révolution démocratique, puis islamiste ? Pour Muriel Asseburg, il s’agit d’abord de reprendre à son compte les aspirations de la population locale. Cela peut être une révolution démocratique, mais cela peut aussi être une aspiration à un autre ordre économique. La Libye a vécu selon elle une révolution politique. L’Egypte n’a pas vécu de révolution, mais plutôt un coup militaire soutenu par la population, et s’il est question de révolution en Egypte de la part des activistes de la rue, c’est parce qu’ils veulent rester dans le jeu. Pour l’experte allemande, la participation des Frères musulmans dans un futur gouvernement égyptien ne doit pas être considérée comme un danger. C’est plutôt une dictature militaire qui devrait être redoutée pour des raisons géopolitiques à cause de "l’agitation permanente" qu’elle entraînera. Les USA ne veulent que stabiliser la région plutôt que d’y oser des expériences démocratiques. Ce qui rend l’experte sceptique à leur égard. Et la persistance du conflit israélo-palestinien reste pour elle l’obstacle majeur à toute transformation dans la région. Dans un tel contexte, l’UE devrait changer de politique extérieure.
Sur cette trame, Larbi Sadiki a mis en avant le fait qu’Européens et Arabes se connaissent assez peu, malgré des relations séculières. "L’islamisme n’est pas monolithique", a-t-il insisté. "Le minimum, c’est d’accepter les différences." La victoire du parti islamiste Ennahda aux élections en Tunisie, avec 40 % des suffrages, n’est pas dramatique pour lui. Si les libéraux n’ont pas obtenu plus, c’est qu’ils se sont concentrés pendant leur campagne électorale sur une politique contre Ennahda sans pour autant mettre positivement en avant leur propre offre politique et s’adresser directement aux électeurs sur le terrain. Et si en Egypte, les Frères musulmans ont la force qu’ils ont, c’est qu’ils sont honnêtes, bien organisés, disposent de réseaux de soutien social direct au gens et qu’ils font ce qu’ils disent. Les libéraux dans les pays arabes devraient s’en inspirer selon Larbi Sadiki. De toute façon, quand des changements d’une telle envergure se déroulent dans des pays, on ne peut pas tout contrôler. Soit l’UE s’engage, soit elle rate le coche. Pour Jérôme Heurtaux, pour une UE qui n’avait ni prévu les événements de 1989 ni le printemps arabe, il est surtout nécessaire de faire preuve de modestie et de patience.