Lors de sa séance du 15 mai 2012, la Chambre des députés a adopté avec 55 voix contre 4 – celles de l’ADR - le projet de loi 6127 qui modifie la loi du 21 décembre 2007 de transposition de la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 qui met en œuvre le principe de l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l'accès à des biens et services et la fourniture de biens et services. Un projet de loi controversé dont le rapporteur était le député CSV Emile Eicher.
La loi de 2007 transposait la directive 2004/113/CE. Elle avait instauré, au même titre que la directive, aux côtés de quelques exceptions, un principe général d’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services dans tous les domaines à l’exception de ceux spécifiquement stipulés par la loi, comme par la directive elle-même. Il s’agissait des questions relatives à l’emploi, au travail et au travail non salarié dans la mesure où l’ont avait estimé qu’elles étaient régies par d’autres lois, et celles qui ont trait au contenu des médias et de la publicité et à l’éducation. Et c’est sur ce dernier point que le débat a lieu depuis janvier 2011.
Lors des travaux d’élaboration de la directive, ces domaines avaient été spécifiquement exclus, parce qu’il y avait un désaccord total entre les parties et les acteurs concernés. Une réglementation des médias avait été considérée comme interférant avec la liberté fondamentale et la pluralité des médias, l’éducation étant déjà légiférée par d’autres dispositions européennes et nationales existantes.
La conséquence a été que les autorités ont dû constater tout au long de la mise en œuvre de la législation nationale existante en matière de protection des femmes et des hommes contre les discriminations, que le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes bénéficiait, en ce qui concerne l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services, d’une protection moindre que le principe d’égalité entre personnes pour d’autres motifs.
L’on a constaté une "hiérarchisation des égalités existantes" qui découle de différences entre la loi du 21 décembre 2007 d’un côté, et d’autre part la loi modifiée du 28 novembre 2006, qui transpose elle aussi une directive, dans la mesure où cette dernière ne prévoit pas, quant à son application au contenu du domaine de l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services à la disposition du public, l’exclusion spécifique des domaines de l’éducation et du contenu des médias et de la publicité. Bref, son champ d’application va beaucoup plus loin que celui de la loi du 21 décembre 2007:
Conséquence pour le législateur : la loi de 2007 ne protège pas les citoyens contre les discriminations fondées sur le sexe dans les domaines des médias et de la publicité, alors qu’elles y sont particulièrement présentes. S’y ajoute qu’il n’y pas de cohérence et d’équivalence des normes de droit, non seulement entre la législation concernée en vigueur et d’autres législations similaires, mais également avec le principe constitutionnel.
Or, constate la Chambre, "la discrimination fondée sur le sexe existe autant dans les domaines de l’éducation, des médias et de la publicité, que dans d’autres domaines de la vie courante et de la vie professionnelle. Ainsi, les images stéréotypées et sexistes sont largement diffusées par le message publicitaire et d’autres supports à travers les multimédias qui exercent un réel pouvoir d’influence sur l’opinion publique. Or, la communication et l’information, par quelque moyen que ce soit, se doivent d’être impartiales, objectives et respectueuses des droits d’autrui et de garantir l’absence de toute discrimination à l’égard des personnes concernées pour quelque motif que ce soit, y compris le sexe."
S’y ajoute que "même si certains textes stipulent et garantissent déjà l’égalité de traitement et d’accès des femmes et des hommes dans et à l’éducation, il s’avère antinomique de l’exclure spécifiquement du champ d’application de la loi". Car, insistent les députés, "l’accès à l’éducation est un droit fondamental assuré en priorité par le service public dont le rôle est de permettre le développement des diverses facultés des adultes en devenir."
Pour la Chambre, l’analyse de genre et l’encadrement juridique des domaines de l’éducation et des médias est de mise, car ce sont des domaines "où l’on peut s’interroger sur la protection de la dignité, du respect de l’égalité des femmes et des hommes, des pratiques discriminatoires en général, en tenant compte de la place, de l’image et de la représentation des sexes, des rôles et de l’orientation différents attribués aux hommes et aux femmes".
L’ADR avait été le premier parti à réagir négativement à ce projet de loi qu’il avait largement critiqué lors d’une conférence de presse qu’il avait convoquée le 21 janvier 2011. A l’époque, Fernand Kartheiser avait estimé que, pour les médias, les conséquences seraient multiples. Ils seraient susceptibles d’être attaqués en justice de façon récurrente via des plaintes pour discrimination. Fernand Kartheiser craignait que les médias ne soient victimes d’une certaine insécurité juridique, et ce d’autant plus que la loi du 21 décembre 2007 introduisait le principe du renversement de la charge de la preuve dans le droit luxembourgeois. Le risque des médias de se retrouver incriminés dans de nombreux procès revenait aux yeux de Fernand Kartheiser à exercer une forme de censure sur les médias en les poussant notamment à l’autocensure.
En décembre 2011, le Conseil de Presse en était lui aussi vient à se demander "pourquoi le gouvernement veut absolument inclure dans cette législation nationale la presse, jusqu’ici spécifiquement exclue de la directive européenne 2004/113/CE". Et il avait conclu : "Estimant qu’au Grand-Duché de Luxembourg toutes les garanties quant au principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes sont données du point de vue journalistique et qu’il est dangereux voire même néfaste pour tout système démocratique d’entraver directement ou indirectement au très sensible principe fondamental de la liberté de la presse, le Conseil de Presse ne voit ni l’opportunité ni la nécessité pour une initiative législative en la matière". Il a été en fin de compte "d’avis que le législateur devrait renoncer à inclure le domaine relatif au contenu des médias dans le projet de loi numéro 6127".
La Chambre des députés n’a pas tenu compte de ces critiques.
Eugène Berger, du DP, a admis que les médias développent souvent une certaine vision du rôle des genres, une notion pas très objective, même s’il peut y avoir des infractions évidentes commises avec leur maniement, comme par exemple les insultes sexistes. Le député libéral a admis que l’avis du Conseil de presse contenait quelques arguments pertinents, mais qui n’ont pas été discutés. Malgré tout, le DP entendait voter en faveur de la loi.
Il a été suivi en cela par Marc Angel (LSAP) pour qui les responsables des domaines concernés devraient sentir qu’ils ont de plus en plus de responsabilités en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes. Pour lui, si le Conseil de presse et surtout la presse respectent leurs propres principes, le projet de la loi ne devrait pas les inquiéter.
Viviane Loschetter, des Verts, s’est réjouie du réajustement de la loi de 2007 et jugé que c’était une bon moment parlementaire que vivait la Chambre, parce que vu l’impact des médias et du secteur de la publicité sur l’image des genres, hommes et femmes disposent dorénavant d’un droit de plainte.
Le seul à marquer avec véhémence et nombre d’arguments son opposition fut le député ADR Fernand Kartheiser, pour qui il ne s’agissait pas d’un bon moment, mais d’un moment où la liberté de presse était ébréchée, limitée qu’elle sera par un tout petit amendement. Le fait que le Conseil de presse n’a pas été consulté d’emblée, mais sur le tard seulement, le fait que le Luxembourg passe outre son principe de transposer toute la directive, mais rien que la directive, et cela dans un cas où dans l’UE la directive en question avait soulevé un problème fondamental qui avait conduit à l’exclusion de certains motifs de discrimination de la directive, conduira à ce que l’on fera à Luxembourg ce que l’on a évité de faire dans d’autres pays.
Le député ADR a constaté que les autres partis, sauf les Verts, avaient changé d’avis depuis 2007, lorsqu’ils avaient eux aussi dit qu’il ne fallait pas toucher à liberté de presse. Il a jugé l’avis d’Emile Eicher superficiel, dénoncé un "traitement erratique par la Chambre d’une question fondamentale", un traitement qui "soulève des questions quant au travail législatif". Le projet de loi aurait dû être confié à une commission de travail de juristes, et non pas à la commission de la Famille, de la Jeunesse et de l'Egalité des chances, qui est pour lui une commission « idéologique ».
Le Luxembourg n’a selon lui pas seulement "bafoué l’Etat de droit", mais s’est aussi fragilisé comme site pour les médias internationaux, désormais attaquables dans le domaine de la discrimination où il n’existe selon lui pas de définition juridique précise, et ce dans un nouveau contexte juridique qui prévoit le renversement de la charge de preuve. Pour lui, les arguments du gouvernement luxembourgeois ressemblent à ceux qui ont été développés en Hongrie en faveur de la loi tant contestée dans l’UE sur les médias. La liberté de presse est limitée et la censure est ainsi introduite de manière indirecte.
La ministre de l’Egalité des chances, Françoise Hetto-Gaasch, ne partage pas les craintes du député et a défendu le projet de loi en axant son plaidoyer sur ce qui adviendrait si la loi n’était pas mise en œuvre : une législation incohérente, l’absence de droit de plainte d’hommes et de femmes contre leur discrimination, un droit de les discriminer. Pour la ministre et ancienne journaliste, la liberté de presse s’arrête la où elle viole les droits de l’homme. Non pas qu’elle croie que les médias et la publicité discriminent massivement les hommes ou les femmes. Au contraire, la presse et les professionnels de la publicité se sont donnés des normes déontologiques et le droit pénal comme civil contiennent déjà des dispositions qui pourraient s’appliquer. Dans ce sens, le projet 6127 n’a pas d’incidence sur le code pénal. Bref, pour la ministre, l’énervement n’est pas de mise, d’autant plus qu’elle estime que l’on a trop mélangé stéréotypes et discriminations au cours de la discussion. Les stéréotypes ne pourront pas être incriminés tant qu’ils ne sont pas discriminatoires. D’aucune manière, la loi 6127 n’est donc une loi contre les médias.