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Emploi et politique sociale - Justice, liberté, sécurité et immigration - Opinion
"La pénalisation de la misère à l’européenne" selon Loïc Wacquant
09-05-2012


Le 9 mai 2012, le STATEC et l'université du Luxembourg invitaient le sociologue et anthropologue de l'université dewacquant Berkeley, Loïc Wacquant à tenir une conférence sur "La pénalisation de la misère à l'européenne". A travers trois ouvrages qui se lisent comme un tryptique de son travail de recherche, le disciple de Pierre Bourdieu a en effet dévoilé la manière dont les Etats, aux Etats-Unis, en Europe ensuite, ont recours au système pénal pour gérer la misère et contenir les désordres créés par l'insécurité sociale, elle-même née de la dérégulation de l'économie.

Une nouvelle marginalisation urbaine

Loïc Wacquant a étudié les ghettos noirs américains et les "territoires ouvriers de la périphérie urbaine européenne". Tous deux se distinguent par des histoires et caractères opposés. Les ghettos américains sont des "territoires qui servent à contenir une population  définie ethniquement, stigmatisée, dont on va tirer de la valeur économique tout en la mettant à distance". Les quartiers anciennement ouvriers qui subissent "une double peine économique (montée du chômage et montée de la précarité salariale)". Il sont des "anti-ghettos" dans la mesure où, loin de devenir des "lieux d'enfermement d'une population spécifique donc de plus en plus homogène ethniquement et capables de secréter une identité collective unifiée", comme c'est le "schéma traditionnel" du ghetto, ils deviennent au contraire "de plus en plus mélangés, de plus en plus bigarrés".

Mais ces deux cas de marginalisation urbaine, de "territoires paupérisés, stigmatisés" ont pour points communs d'avoir connu une nouvelle forme de marginalisation que Loïc Wacquant nomme "la marginalisation urbaine avancée" à la suite de la chute du salariat fordiste. Nous ne retiendrons toutefois de la conférence que ce qui concerne le développement européen de ces tendances similaires.

Ainsi, de 1880 à 1980, le régime fordiste de l’emploi et de l’organisation du travail offrait aux ouvriers un travail stable et la possibilité de mettre en place "un ensemble de stratégies de reproduction sociale sur le long terme".

Or, avec les politiques de dérégulation économique, principalement des politiques de dérégulation du marché du travail, survenues dans les années 90 en Europe, cette forme salariale est remplacée dans ces quartiers par du "non travail" ou du "salariat précaire" (emplois aidés, stages, petits travaux, contrats à durée déterminée).

La réponse de l'Etat

L'Etat répond par ce que le sociologue appelle un "virage punitif et disciplinaire". Les politiques de dérégulation économique s'accompagnent d'une contraction de la protection sociale et d'un recours à l'Etat pénal. Ainsi, les politiques sociales sont "redéployées d'un sens protecteur vers un sens disciplinaire" d'une part, tandis que les politiques sécuritaires, de l'autre, sont glorifiées, promues, dotées de moyens nouveaux en personnel et en budget jusqu'à devenir des priorités politiques. "Et c'est ainsi qu'on observe dans l'ensemble des sociétés avancées, le retour, la glorification et l'extension de l'Etat pénal."

Le revirement des politiques urbaines et sociales

La marginalisation avancée est "nourrie par la fragmentation du salariat" mais aussi "par le revirement des politiques urbaines et sociales". L'Etat keynésien intervenait pour "réduire les inégalités et protéger des sanctions du marché du travail les catégories les plus vulnérables". Or, l'Etat a réagi  au développement du salariat fragmenté et du chômage en faisant de ses politiques sociales des "politiques disciplinaires", afin de faire accepter les nouvelles formes de travail.

On passe "d'un Etat protecteur à un Etat activateur". Les politiques sociales visent non plus "à protéger" mais "à aider à la condition que les gens s'orientent vers le nouveau marché du travail déqualifié de l'emploi précaire et de l'insécurité sociale". Au welfare de l'Etat keynésien succès un workfare de l'Etat activateur. Loïc Wacquant donne pour exemple de ce nouveau workfare les politiques d'activation mises en place par Tony Blair en Grande-Bretagne et par Gerhard Schroeder en Allemagne.

La marginalité avancée est aussi caractérisée par "un stigmate territorial très fort qui va contribuer à marginaliser des populations dans les représentations publiques, dans les représentations qu'elles se font d'elles-mêmes, mais aussi dans les politiques publiques, dites politiques de la ville". Or, ces dernières deviennent "une manière de spatialiser la question sociale en ne répondant pas à la précarité salariale et à l'installation du chômage de masse ou en y répondant en faisant du logement, de l'équipement urbain". Donc "en faisant croire que le problème de ces quartiers relégués est urbain, alors qu'en réalité il est économique."

Le recours à l'appareil pénal

La dérégulation économique suivie de la transformation des politiques sociales n'ont fait "qu'aggraver les désordres et l'insécurité sociale dans les quartiers de relégation". Pour les contenir, fut alors développé un filet policier et pénal autour. Le recours à l'Etat pénal se manifeste par de nombreux aspects. Les Etats-Unis ont connu une hyperincarcération avec une surreprésentation des Noirs, et des coupes sociales radicales. Les pays européens ont connu une évolution que Loïc Wacquant qualifie de plus perverse, qui se distingue par une double intensification du traitement social (devenue donc en partie disciplinaire) et du traitement pénal, jusqu'au concept de "compromis social-sécuritaire".

L'Europe a donc connu une augmentation sensible des taux d'incarcération. Depuis 1991,  ils ont augmenté de moitié en France, en Belgique, en Italie, doublé en Angleterre, au Pays de Galles, en Suède, au Portugal, en Grèce et carrément quadruplé en Espagne et en Hollande. Toutefois ces progressions sont moins spectaculaires qu'aux Etats-Unis.

De même, on remarque une constante dans les statistiques que ce sont les franges les plus exclues du travail qui sont touchées. Ainsi, en moyenne, 50 à 60  % des détenus sont au chômage au moment où ils sont arrêtés. 80 % des autres ont un emploi précaire. Un sixième du total des détenus est sans abri en France, en Allemagne et au Portugal.

Mais la politique pénale ne se mesure pas qu'à l'incarcération. Ainsi, Loïc Wacquant souligne que c'est par le biais de la police également que les Européens ont renforcé aussi le filet pénal. Ainsi en France, l'augmentation d'un tiers de la population carcérale depuis 2001 va de pair avec une multiplication par trois du nombre de gardes à vue (1 million par an désormais). Si les statistiques géographiques et ethniques n'existent pas, "tout concourt à indiquer que 80 % de la croissance des gardes à vue ont été produites dans les 577 zones urbaines sensibles désignées comme telles".

Loïc Wacquant souligne encore que "pratiquement tous les gouvernements en Europe ont élevé la promotion de la lutte contre le crime et la délinquance au rang de priorité nationale, ont contribué à la spectacularisation de l'action répressive, ont installé des ministres importants à sa conduite, mais aussi passé plus de lois". Ainsi le New Labour sous Tony Blair a créé, entre 1997 et 2008, 3605 nouvelles infractions pénales en onze ans tandis que la France a rédigé, entre 2002 et 2011,  23 nouvelles lois criminelles.

Le sociologue souligne encore qu'à la politique pénale et sociale s'ajoute l'élément de la division de la population selon une "hiérarchie d'honneur", basée sur la nationalité en Europe, de telle sorte que les citoyens puissent donner leur assentiment à une politique répressive qui ne les concerne pas parce qu'elles visent un quartier qu'ils n'habitent pas ou des étrangers qu'ils ne sont pas. Ainsi, "le virage punitif dans les politiques sociales et pénales va servir à asseoir et même à transformer les politiques ethniques."

Le troisième âge du grand enfermement

Loïc Wacquant rappelle que de 1945 à 1975, "du pénologue consensuel à l'historien radical", il était entendu que la prison était une institution inadaptée, obsolète, qu'on pensait bientôt disparu. Et pourtant, elle est plus vigoureuse que jamais en 2012.

Or, dit-il, sa thèse permet simplement de redécouvrir qu'elle était l'objet de la création de l'Etat pénal aux XVe et XVIe siècle, à une période de transition entre féodalisme et capitalisme. Dans les premières villes d'Europe du Nord liées au capitalisme commercial sont arrivés des paysans déclassés sans attaches, venus nourrir les rangs de dizaines de milliers de mendiants. Désormais, la prison et l'aide sociale, jusque là fonction des paroisses, des institutions religieuses, deviennent fonction de la ville puis de l'Etat.

Les deux versants d'une même politique de gestion de la misère, à l'origine relativement unie, ont été, à partir de 1848 et pendant le siècle qui suit, de plus en plus séparés, de telle sorte qu'il y a une dissociation de la question criminelle et de la question sociale, qui sont de plus en plus traitées par des institutions différentes voire des disciplines différentes.

"Finalement, à la fin du XXe siècle, il y a un moment de fusion et de confusion. On peut se servir de la question criminelle pour faire écran à la question sociale. Et dire qu’on va traiter les problèmes du jour en les définissant comme des questions de criminalité."

Un théâtre de la souveraineté

Ce développement permet à Loïc Wacquant de rappeler que le néolibéralisme n'a pas pour conséquence le recul de l'Etat mais son remodelage. Au final, "l'Etat n'est absolument pas libéral". Certes il accorde un laisser faire et un laisser aller à ceux qui disposent d'un capital culturel et capital économique. Par contre, "il réaffirme les obligations comportementales des pauvres, des récipiendaires d'aides, des populations marginalisées".

Ce renforcement de l'Etat pénal a aussi pour vocation de rappeler l'existence d'une autorité de l'Etat abandonnée par la dérégulation de l'économie, mais aussi par exemple par l'intégration européenne. "Il ne s'agit pas seulement de pousser les pauvres vers les emplois précaires, mais aussi de réaffirmer l'autorité de l'Etat et de se doter d'un théâtre moral sur lequel le personnel politique pourra réaffirmer la souveraineté de l'Etat."

C'est "un théâtre qui permet à l'Etat de jouer en quelque sorte à l'autorité et de projeter la souveraineté" au moment même où  "la souveraineté de l'Etat national est battue en brèche par la mobilité du capital, la mobilité des signes, des flux de culture, par l'intégration européenne."