Le 8 août 2012, le directeur du STATEC, Serge Allegrezza, présentait, en présence de son auteur, la nouvelle édition de ses "cahiers économiques", consacrée aux "mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise depuis la révolution française". Le docteur en sciences économiques et sociales à la retraite, Gérard Trausch, pour sa troisième collaboration avec le Service de statistiques, y livre "un condensé de l'essentiel à savoir sur les changements de l'économie et la société luxembourgeoise depuis la fin du XVIIIe siècle", selon les termes du communiqué de presse publié à cette occasion. Gilbert Trausch y livre un travail critique qui recourt à "des concepts qu'on a plus l'habitude d'entendre dans les discours officiels mais auxquels on peut recourir pour comprendre en profondeur", a fait remarquer Serge Allegrezza après le discours d'introduction de l'auteur.
Si cet ouvrage commence avec la révolution française, c'est que cette rupture historique marque le point de départ institutionnel du développement industriel du Luxembourg à travers l'adoption du Code civil et de la liberté du commerce, que l'expérience du régime néerlandais (1815-39) n'a pu remettre en cause et qui aura donc accompagné le pays devenu indépendant par la suite.
L'un des très nombreux développements de ce travail très fouillé est que ce cadre institutionnel nouveau aura notamment favorisé la bourgeoisie et les classes moyennes, formées de commerçants et d'artisans qui profitent de l'industrialisation du pays. En 1907, la bourgeoisie représente 10 % de la population, la classe moyenne 22 % et la population ouvrière 61 %. L'ère fordiste de la production industrielle apporte ensuite aux classes moyennes le renfort du salariat. De même, la financiarisation à partir du milieu des années 60, qui prend le relais de la sidérurgie en crise lors de la décennie suivante, aura-t-elle plutôt favorisé les classes moyennes jouissant d'un capital scolaire plus élevé, par son appétit en personnel qualifié. Gérard Trausch fait ainsi le constat de la "moyennisation" de la société luxembourgeoise, que reflèterait la confiance importante que sa population manifeste dans les institutions (56,4 % contre 45,6 % dans l'Europe des Quinze).
Gérard Trausch fait de cet aspect qu'il nomme "l'éternelle controverse sur les classes moyennes" l'un des "quatre traits saillants des structures sociales et économiques de la société luxembourgeoise", aux côtés du "recul de la mort", de "la cohésion sociale" et du lien particulier entre le Luxembourg et l'Europe, traits qu'il trace dans le huitième et dernier chapitre de son ouvrage.
Au titre de la "cohésion sociale", abordée sous l'angle du travail et celui de la pauvreté, il fait remarquer que, pour la première de ces deux dimensions, "la position du Luxembourg est dans une bonne moyenne, sinon dans le premier tiers des pays de l'Union" tout en invitant à la nuance en ce qui concerne le "travail atypique" et le chômage. Pour ce qui est du taux de pauvreté, il constate son augmentation de 11 % en 1996 à 14,9 % en 2009 mais aussi que "l'Europe est actuellement liée à un recul des institutions de la solidarité et de la redistribution". D'ailleurs, écrit-il plus loin, "après l'ère fordiste, l'efficacité de l'Etat providence semble reculer et ceci sur au moins deux niveaux", à savoir la fiscalité et la sécurité sociale. Il en donne pour exemple la diminution du taux marginal maximal d'imposition, passée de 51 % en 1990 à 39 % en 2011 au Luxembourg d'une part mais aussi d'autre part le développement d'allocations familiales qui, en l'absence de critères de revenus dans leur attribution, ressemblent à un "cadeau" pour les familles aisées.
Le quatrième "trait saillant" esquissé par Gérard Trausch lui permet de s'attarder dans le détail sur le développement économique du pays et sur sa situation actuelle dans le contexte plus large de l'Union européenne. Gérard Trausch considère que l'Union européenne est un "modèle exceptionnel d'un ensemble d'Etats souverains et démocratiques dotés d'institutions transnationales". Le Luxembourg s'y est glissé d'autant mieux qu'il n'avait jamais entièrement joui de sa souveraineté et que sa petite taille l'avait obligé à l'ouverture dans un espace plus grand que lui et, par voie de conséquence, à la surdimension de son industrie sidérurgique d'abord, financière ensuite, pour s'y développer, écrit-il.
Dès avant l'industrialisation de la fin du XIXe siècle, le Luxembourg aurait évolué dans un espace économique qui dépasse largement son seul territoire, le Zollverein (1842-1922), avant de rejoindre après la Première guerre mondiale, en 1922, l'Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL). Dans ces deux cas, "à chaque fois le grand ne se soucie guère du petit", explique-t-il encore. Si dans son union économique avec la Belgique, le Luxembourg a obtenu uneadministration douanière propre que l'union qui le liait à l'Allemagne lui interdisait, il n'en resta pas moins exposé aux dévaluations monétaires de son partenaire, comme ce fut le cas en 1982.
Pour Gérard Trausch, le Luxembourg a eu non seulement moins de difficulté que les autres à se fondre dans l'Union européenne qu'il a cofondé avec ses cinq partenaires en 1957, mais il est aussi "probablement celui qui a le plus d'avantages" dans cette Union.
"L'unification européenne est plus favorable au Grand-Duché, car les grands pays doivent eux aussi abandonner une partie de leur souveraineté, ce qui est tout à fait inhabituel pour eux", constate-t-il. Or, le Luxembourg a pu s'y plier d'autant plus facilement qu'il n'avait jamais eu une souveraineté complète. Il aurait en fait même pu "amplifier sa souveraineté" et "l'exemple le plus spectaculaire est pour le Luxembourg le fait d'avoir une banque centrale comme les autres pays de l'UE." Gilbert Trausch avance encore pour étayer son postulat que, sans l'euro, il aurait déjà "sombré depuis longtemps face à la spéculation".
En cette période de crise, le Luxembourg se retrouve nécessairement affecté de la situation économique morose de l'UE. "L'endettement actuel a une double origine", explique l'économiste. "D'abord, la crise économique, généralisée, a appelé l'intervention publique, face à des recettes fiscales déclinantes, liées à la baisse de l'activité économique. Ensuite, c'est la politique de réduction de la fiscalité qui renforce presqu'automatiquement l'endettement." Tandis qu'un élément nouveau est apparu : la mondialisation de la dette publique."
Certes, la situation d'endettement du Luxembourg serait "excellente". Toutefois, des nuances s'imposeraient car son "augmentation rapide, sur quelques années seulement" est "un signe d'alarme, même si cette hausse se fait à partir d'un faible niveau". Pour cause, "la petite dimension du pays et le peu de diversification économique – en relation avec la désindustrialisation – soulignent sa vulnérabilité". Gérard Trausch constate encore que "des réformes structurelles sont toujours en attente : garantir des retraites à long terme ; permettre le financement – à court et long terme – de la protection sociale". De plus, "la large place occupée par le secteur financier dans les recettes fiscales peut provoquer une chute importante de celles-ci en relation avec la crise financière."
Quelques Etats auraient perdu, partiellement au moins, la "maîtrise financière intérieure" : "une conséquence grave est que l'Union est à la merci des marchés financiers, dont la volatilité est considérable". Gérard Trausch donne plus loin à considérer que "la question se pose si la crise de l'endettement n'est pas aussi une crise des recettes fiscales. Le remède serait l'abrogation des niches fiscales et la vérification du bien-fondé de certaines mesures d'allègement de la charge fiscale."
Gérard Trausch semble ensuite regretter le statut de la BCE, "sous l'influene ultra-orthodoxe de l'Allemagne", qui l'empêche, au contraire de ses homologues britannique et américaine, de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort et intervenir ainsi sur le marché pour endiguer le coût de la dette publique. De même, il constate que, face à la BCE, il n'y a "pas une seule autorité de discipline budgétaire".
L'économiste estime ensuite nécessaire une régulation des marchés financiers. Pour motiver cette dernière, il cite notamment l'économiste français André Orléan, qui décrit le fonctionnement, contraire à la doctrine économique dominante, de ces marchés. "Les prix financiers peuvent monter très haut sans que la demande pour ces produits ne se tarisse" tandis que "les prix peuvent descendre très bas sans susciter une demande qui viendrait la freiner", comme l'a montré la crise en 2008 avec les prix des produits titrisés. "Les marchés financiers n'ont pas joué le rôle d'efficacité rationnelle qui est en général le leur". Il est en conséquence "indispensable de réguler sérieusement ces marchés financiers", dit Gérard Trausch qui estime qu'il faut redonner aux Etats les moyens de mener leur mission, à savoir répartir au mieux les richesses produites.
Gérard Trausch cite par ailleurs ce qui seraient les origines profondes de cette situation économique. Il constate que l'unification européenne était, à ses débuts, liée à l'économie de marché, donc "incarnée par une concurrence modérée". Toutefois, "vers la fin des années 80, surgit un néolibéralisme qui se veut le plus près possible de la fameuse et illusoire concurrence pure et parfaite." Et "les dirigeants de Bruxelles se sont rapprochés d'une attitude néolibérale : le privé est méritoire, le public est symbole de dirigisme. (…) Bruxelles semble obsédé par tout ce qui serait susceptible de fausser la sacro-sainte concurrence." L'Union serait par ailleurs handicapée par un déficit démocratique qui remonterait cette fois-ci à ses origines. La sanction démocratique n'y est intervenue qu'en 1979, rappelle-t-il, en soulignant que "cette approche par le haut de la formation de l'Europe a laissé des traces, (...) une méfiance vis-à-vis de la bureaucratie bruxelloise, qui serait à l'origine des difficultés de l'Union."
Dans ce contexte, "les autorités européennes sont devenues un paravent soit pour ne pas déclencher des réformes, soit pour faire retarder des dispositions impopulaires." Il cite le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker qui, après le non au referendum, avait déclaré : "On ne peut pas dire du mal de l'Europe chaque jour de la semaine et demander aux gens de voter pour elle le dimanche."
Les politiques sociales sont considérées "comme un poids pour l'économie", empêchant investissements et création d'emplois. Si on suit le théorème notamment adopté par Helmut Schmidt dans les années 70, à savoir libérer l'offre, "le profit est au rendez-vous mais il s'engouffre dans la spéculation financière", dit-il avant de citer le politiste français Bruno Palier pour affirmer que " l'erreur a été de croire que les marchés sauraient transformer les profits en investissements productifs".
Pour Gérard Trausch, "le seul remède efficace est la réindustrialisation de l'Europe" car "dans cette configuration, tous les éléments liés à l'activité économique sont mobilisés : la consommation (de produits fabriqués en Europe), l'investissement (dans l'industrie et non plus dans la seule finance), le solde de la balance commerciale (cf Allemagne), le budget (recettes fiscales croissantes)." Or, l'industrialisation du Luxembourg aurait fait la démonstration des bienfaits de cette "mécanique". Pour le Grand-Duché, cette relance constituerait d'ailleurs le moyen "d'échapper au monolithisme financier, après celui de la sidérurgie". En effet, sa part de l'industrie dans la valeur ajoutée ne se situe plus qu'à environ la moitié de la moyenne de l'Europe des Quinze (8,6% contre 16,8 %) et la part financière est par contre démesurément élevée.
"Le défi futur du Luxembourg est moins une définanciarisation qu'une réindustrialisation", explique encore Gérard Trausch après avoir fait remarquer que l'économie réelle serait "hyperréglementée" tandis que l'économie financière serait en comparaison "largement dépourvue d'entraves", au moins par rapport à l'économie réelle, et que ses revenus mirobolants l'inciteraient à davantage de spéculation..
Pour Gérard Trausch, l'Union européenne ne jouera un rôle dans un monde fait de grands blocs "si et seulement si elle parle d'une seule voix". L'élargissement a pu jouer un rôle contre-productif à cet égard. "Plus l'Union européenne s'élargit, plus elle risque de se diluer, car il s'agit de pays à développement économique et social moins étoffés. Les points communs (…) se rétrécissent."
"L'Europe ne fait plus rêver, comme dans les années 50. (…) Elle est en panne politique, elle a perdu son sex appeal. La seule issue est une intégration croissante, mais on n'a pas pris la bonne direction." "La deuxième zone monétaire après le dollar est au centre de la crise financière, parce que c'est une zone faible dépourvue de gouvernance", dit-il, en citant tour à tour son homologue Jean Paul Fitoussi qui dénonce une Europe qui "se laisse pousser par les événements économiques et réagit selon la règle trop peu trop tard", le banquier Joseph Ackermann, l'ancien ministre allemand écologiste Joschka Fischer, pour qui "le crise européenne ne résulte pas de trente ans de néolibéralisme, de l'éclatement de la bulle des actifs alimentée par la spéculation, de la violation des critères de Maastricht, d'une dette record ou des banques rapaces" mais "du fait de l'absence d'un gouvernement commun" ou encore le sociologue Jürgen Habermas.
"L'Europe doit faire un travail institutionnel, c'est-à-dire prendre le chemin du fédéralisme. La solution est politique." Elle dervrait ainsi avec les dix-sept de la zone euro évoluer vers un fédéralisme budgétaire pour lequel "il faudra modifier les traités, car l'ensemble des institutions européennes sera concerné".
Cela serait partie du remède à la crise de l'endettement décrite par Gérard Trausch comme étant à l'origine de la crise de l'euro et dont les ingrédients seraient le peu d'observation des critères de Maastricht, le "manque flagrant" de gouvernance européenne, le fait qu'à l'intérieur de la zone euro aucun Etat ne puisse plus recourir à l'arme de la dévaluation monétaire, l'obligeant à une discipline budgétaire rigoureuse.
Il s'agit aussi de remédier à l'hyper-endettement qui "a ravivé les égoïsmes nationaux". En effet, dit-il, les dirigeants de trois grands pays de l'UE semblent avoir, "ni visions, ni projets européens", "obsédés par leurs futures élections auxquelles ils seront confrontés ou obnubilés par l'opinion publique à leur égard". Il fait d'ailleurs remarquer que la réunification allemande a changé la donne. L'Allemagne "n'a plus autant besoin de l'Europe : décomplexée, elle peut être tentée de faire cavalier seul."
Gérard Trausch finit son ouvrage en posant notamment une question, qui tire sa substance du livre "La grande transformation", œuvre de Karl Polanyi : "Ne sommes nous pas entrés dans une phase de domination des marchés sur la configuration sociale ?"