Le 12 juin 2012, la Chambre des salariés (CSL) invitait le professeur Dominique Plihon à tenir une conférence sur "l’intégration européenne à la croisée des chemins". L’objet de son propos était "d’approfondir la démocratie pour la stabilité, la solidarité et la justice sociale", selon l'intitulé du dernier mémorandum des "Economistes européens pour une politique alternative en Europe".
Dominique Plihon est actuellement professeur en sciences économiques à l’Université Paris-Nord. Il a été membre du Conseil d’Analyse Économique, rattaché au Premier ministre. Il est président du conseil scientifique de l’organisation altermondialiste ATTAC. Il fait partie du réseau des Économistes Atterrés, Euromemo, et du Comité citoyen pour l’audit de la dette. Il participe régulièrement à l’émission "L’économie en questions" sur France-Culture. Il a participé à la rédaction des livres d’Attac "Le piège de la dette publique – Comment s’en sortir" (2011), et des économistes atterrés "Changer d’économie ! Nos propositions pour 2012" (2011), aux éditions Les liens qui libèrent. Sa dernière publication, comme co-auteur porte le titre : "Quelles leçons de la crise pour les banques centrales ?", Rapport du Conseil d’Analyse Économique, paru à la Documentation Française en 2012.
Dans son exposé, Dominique Plihon a abordé trois volets : les raisons de la crise, la montée des déséquilibres dans l’UE et les propositions de son réseau d’économistes pour une sortie de la crise.
Pour lui, c’est en Europe que la crise économique et financière est la plus profonde, la récession la plus durable, parce que l’Europe est tombée dans une crise systémique qui est liée à la fois au fonctionnement de l’UE et aux contradictions inhérentes à sa construction même. La crise a amplifié ces contradictions internes au point de menacer la construction européenne elle-même.
La première contradiction interne est, selon Dominique Plihon, celle qui oppose l’approfondissement institutionnel de l’UE à son élargissement géopolitique depuis les années 80 (donc depuis l’arrivée de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal entre 1981 et 1986, ndlr).
La deuxième est que l’intégration ne s’est pas faite sur la base de politiques publiques communes, mais avant tout par la logique de marché.
Certains "choix idéologiques" ont également aggravé la crise. L’UEM est basée sur des convictions monétaristes et ne mise pas sur une intégration à la fois économique, sociale et politique. La doctrine néolibérale que l’Acte unique incarne depuis 1986 prédomine elle aussi sous l’influence de l’ordo-libéralisme allemand, et elle aussi mise avant tout sur la libéralisation des échanges et des capitaux comme vecteur principaux de l’intégration. La "règle d’or" budgétaire est un exemple typique de cette prédominance, estime Dominique Plihon.
S’y ajoute que la construction institutionnelle est incomplète, ce qui a aussi permis à la crise de s’étendre. Dominique Plihon a visé "l’insuffisance des mécanismes d’ajustement économique" entre les pays de l’UE et de la zone euro. Il n’y a par exemple pas de politique budgétaire et fiscale commune à l’échelle de l’UE, contrairement à ce qui se fait aux Etats-Unis, alors que les pays de la zone euro ne peuvent pas dévaluer entre eux ou jouer sur l’inflation. Cela aggrave donc la crise systémique et les déséquilibres entre les pays de la zone euro. Pour Dominique Plihon, l’idée que la monnaie commune conduirait les économies des pays de la zone euro à converger a été "une erreur monétariste".
Trois grands déséquilibres se sont manifestés au cours de la crise selon Dominique Plihon : celui entre les comptes des agents privés, celui entre les balances courantes extérieures des Etats de la zone euro et celui entre leurs finances publiques.
La zone euro se polarise entre les pays du Nord, "l’ex-zone mark", et ceux du Sud, dans les rangs desquels Dominique Plihon compte aussi la France. Entre ces deux pôles d’une zone devenue très hétérogène, l’écart macroéconomique se creuse chaque mois davantage, de sorte que ce "trop grand écart" n’est pas soutenable. Le processus en cours doit donc selon l’économiste être interrompu, et c’est précisément cela "le problème du moment".
Le Sud a eu depuis 1999 une croissance basée sur la demande interne. Le Nord s’est basé sur la demande externe. Les balances courantes des deux pôles divergent donc. Le Sud a eu plus d’inflation, le Nord moins. Les taux d’intérêts réels divergent, ce qui entraîne un plus fort endettement au Sud, où l’endettement privé est également plus fort qu’au Nord. Autre aspect : la balance courante est excédentaire au Nord, déficitaire au Sud. Le surplus allemand a pour contrepoids le déficit espagnol ou grec. Le coût unitaire du travail est passé entre 1999 et 2011 de l’indice 100 à l’indice 111 au Nord, mais à l’indice 135 au Sud, qui accuse un sérieux manque de compétitivité. Les salaires y augmentent, alors qu’au Nord, les gains de productivité se renforcent, à la fois en raison du coût du travail et d’une plus grande efficacité de l’organisation du travail. Avec cette évolution, le prix du travail devient un véritable problème, explique Dominique Plihon. Finalement, le Nord accumule les créances en termes de dette extérieure alors que le Sud accumule les dettes, deux évolutions qui se correspondent.
En ce qui concerne les finances publiques, les pays du Nord et du Sud ne divergeaient pas jusqu’à la crise sur le déficit public. Avec la crise, la dette n’a que peu augmenté au Nord, mais c’est tout le contraire qui est arrivé au Sud. A la crise, les Etats ont réagi avec des politiques fiscales qui ont misé avant tout sur la TVA, impôt indirect et socialement injuste, par une réduction des impôts sur les entreprises et aussi sur les revenus du capital. En fait, constate Dominique Plihon, on découvre que les grandes moins-values fiscales dues à ce type de politique fiscale sont à l’origine des déficits dans l’UE.
Trois axes ont structuré ici les propos de Dominique Plihon :
Un premier constat dressé par Dominique Plihon est que les déficits publics étaient avant la crise moins élevés dans l’UE que dans les autres grands pays avancés. Pourtant la zone euro a été déstabilisée par la crise de ses dettes souveraines. Un véritable démenti aux discours des dirigeants politiques européens qui ont évoqué dès 2008-2009 l’euro comme le meilleur rempart contre la crise. Les pays les plus fragiles de la périphérie - les PIGS - ont été au bord du défaut de paiement. Entretemps, la Grèce a subi 9 plans d’ajustement qui se sont révélés selon lui inefficaces, puisque sa dette est passée de 100 à 160 % du PIB. L’Espagne a subi 4 plans d’ajustement, et pourtant, la crise des banques espagnoles menace de nouveau la zone euro.
Ces plans sont tous construits sur l’austérité, ce qui a déprimé la demande en Europe, et les prévisions économiques pour 2012 indiquent une quasi-stagnation. Ce qui aggravera les difficultés des pays en déficit face au service de leur dette. Le 17 juin, le résultat des élections législatives grecques risque de mettre le pays en porte-à-faux avec l’UE. Et si l’Espagne devait s’effondrer, Dominique Pilhot pense que "ce sera le début de la fin de la zone euro". Mais il a aussi concédé que les ministres des Finances de l’Eurogroupe avaient fait montre de sagesse lors de leur téléconférence du 9 juin 2012, lorsqu’ils ont décidé d’aider les banques espagnoles mais de ne pas exiger de nouveau plan d’ajustement, alors que le chômage se monte en Espagne à 25 % et que 50 % des jeunes n’ont pas d’emploi.
Mais tant que les politiques d’austérité chercheront à préserver les créanciers et feront porter le fardeau des ajustements aux populations, les conséquences économiques, sociales et politiques resteront dangereuses pour l’économiste. S’y ajoute que les politiques communes et les réformes à l’échelle européenne sont insuffisantes. La solidarité financière entre pays membres est faible du fait de la règle du "no bail out". Il n’y a pas de politique budgétaire et fiscale commune. Le rôle de prêteur en dernier ressort de la BCE se limite au sauvetage des banques, ce qui va au détriment des Etats. Les réformes du système financier sont lentes, ce qui est dû à la pression des lobbies et aux divisions entre pays membres.
Dominique Plihon s’en est pris violemment aux deux nouveaux traités qui sont en cours de ratification :
Pour Dominique Plihon, "les deux traités sont dangereux pour l’avenir de la construction européenne pour deux raisons : ils renforcent et pérennisent les politiques d’austérité et ils sont anti-démocratiques". Pour lui, l’Europe évolue vers un « fédéralisme autoritaire », des institutions non élues – la Commission et la BCE – se voyant dévolus des pouvoirs et étant placées au-dessus des instances démocratiques que sont les gouvernements et les Parlements européen et nationaux.
Le pacte budgétaire qui contient la règle d’or est pour l’économiste "une aberration économique et politique", car il est d’avis que tout Etat moderne doit avoir un déficit pour pouvoir pratiquer les investissements dans la R&D, les équipements collectifs et les très grandes infrastructures que les seuls privés ne sont pas en mesure de financer. « Si la dette augmente, c’est qu’il n’y a pas assez d’impôts payés », estime-t-il en continuant : "Il faut réhabiliter la dette qui crée des actifs pour les populations." Or, la règle d’or empêchera exactement cela.
L’EMS quant à lui est "en soi une bonne idée", s’il était plus démocratique.
Dominique Plihon craint qu’il y ait bientôt des réactions violentes dans les Etats membres, mais pas forcément seulement des réactions de type social, mais aussi nationaliste ou souverainiste.
Dominique Plihon distingue donc trois groupes de politiques alternatives :
Une politique budgétaire et fiscale à l’échelle de l’Union Européenne est nécessaire et elle devrait se traduire par un budget européen significatif qui passerait des 1, 05 % actuels à 5 % puis 10 % du PIB de l’UE. Une fiscalité européenne devrait venir, et elle devrait commencer par la TTF, nouvelle ressource propre de l’UE.
Il faut selon Dominique Plihon une Banque centrale qui soit placée sous contrôle démocratique, et qui puisse assumer des missions élargies, au-delà de la stabilité des prix qui est sa tâche essentielle actuellement. Elle devrait pouvoir agir sur la stabilité monétaire interne et externe, la stabilité financière, la croissance et l’emploi. Pour cela elle devrait pouvoir agir comme prêteur en dernier ressort sur le marché des obligations de la zone euro pour réduire le coût de la dette publique. Elle ne sauverait donc pas seulement les banques, mais pourrait aider les Etats.
Plusieurs réformes financières sont nécessaires pour encadrer les banques et les marchés. L’enjeu est de freiner l’importante expansion de la taille et de la puissance du secteur financier au cours des trois dernières décennies. Il faudrait d’abord séparer les banques de dépôts et les banques d’investissements. Les banques devraient être soumises à un contrôle social. La création d’un pôle public bancaire et financier européen semble déjà s’imposer par le simple fait que l’on assiste d’ores et déjà à la nationalisation de fait de grandes banques touchées par la crise. Les banques de ce pôle, les banques coopératives, celles du secteur public, celles à but non lucratif devraient être encouragées à financer des projets d’investissements souhaitables sur le plan social et écologique Les marchés de gré à gré ou over-the-counter (OTC), qui se passent hors Bourse et qui s'opposent à un marché organisé ou en Bourse, doivent être transformés en marchés organisés. Les activités des banques d’investissement, les hedge funds et les fonds de capital-investissement devraient être étroitement limitées. La plupart des produits dérivés devraient être interdits, et tous les titres négociés sur des plates-formes publiques. La question des paradis fiscaux et réglementaires, qui sont des sources d’évasion fiscale et d’instabilité financière, devra être traitée au niveau européen.
Dominique Plihon peut concevoir deux scénarii opposés pour l’avenir de la construction européenne. Le premier est un scénario noir, c’est le scénario de l’implosion si les politiques actuelles se poursuivent. Le deuxième est un scénario rose, celui de l’approfondissement de l’intégration européenne sur de nouvelles bases. Mais ici, tout dépendra de la nature des réformes qui seront mises en œuvre. "Une véritable union politique démocratique est une étape nécessaire." Reste que lui-même est "très inquiet pour le futur de l’UE, car on a trop divergé".