Afin d'éclairer le débat sur les gaz de schiste d'un point de vue critique, la Gréng Stëftung a invité le 24 octobre 2012 le géologue luxembourgeois Romain Meyer et l’eurodéputé Claude Turmes, en quelque sorte en réponse à la conférence "Shale Gas - a solution to EU’s energy problems ?" qui avait eu lieu le 8 octobre 2012 à l’Université du Luxembourg.
Romain Meyer étudie les possibilités et les conséquences de l'exploitation de gaz de schiste à l'Université de Bergen en Norvège, et il s’est penché sur le potentiel des gaz de schiste au Luxembourg.
L'eurodéputé vert Claude Turmes a présenté dans un premier temps le contexte européen dans lequel s'inscrit ce débat, et notamment en ce qui concerne ses implications sur les politiques de lutte contre le changement climatique.
"La Commission se retient actuellement sur la question", a mis en exergue le député européen, selon lequel le commissaire en charge de l’énergie, Günther Oettinger, est en faveur de l’exploitation des gaz de schistes, alors que le commissaire Janez Potočnik, qui est chargé de la science et de la recherche, estime que l’on ne dispose pas encore d’assez de connaissances sur la question pour trancher.
Au Parlement européen, deux projets de rapports ont déjà été votés en septembre, l’un par la commission ENVI sur l'impact environnemental de son extraction, qui est plutôt contre, et l’autre par la commission ITRE sur les aspects industriels et énergétiques, qui est, selon le député, plutôt pour. Le Parlement européen est donc sur le point de prendre position.
Mais quelle que soit la décision au niveau de l’UE, il faudra, contrairement à ce qui se fait aux USA, réguler l’exploitation du gaz de schiste, a expliqué l’eurodéputé. Les eaux qui sont envoyées à forte pression dans les sols pour libérer le gaz contenu dans les couches de schistes bitumeux sont mêlées à cet effet à des agents chimiques. Le règlement REACH ne semble pas adapté à cette dimension. Les forages quant à eux tombent sous la directive 85/337/CEE de juin 1985 sur l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement, dite directive impact. La directive-cadre sur l’eau entre également en lice et devrait être adaptée aux injections d’eau horizontales.
A Bruxelles, signale aussi Claude Turmes, le lobby du gaz naturel est en train de changer son fusil d’épaule. Il était encore il y a peu partisan d’une législation environnementale sérieuse et se profilait comme un recours complémentaire aux énergies renouvelables. Avec l’émergence de la discussion sur le gaz de schiste, les choses sont en train de changer. Or, l’UE s’est fixée pour 2020 des objectifs en matière d’énergies renouvelables, et ces objectifs ont l’avantage de mettre les acteurs du secteur de l’énergie sous pression. Parallèlement, les discussions sur des objectifs pour 2030 sont en train de démarrer. C’est dans ce contexte, raconte Claude Turmes, que le lobby des gaz naturels vient de démarrer une campagne d’un million d’euros qui met en avant les avantages des gaz naturels par rapport aux énergies renouvelables. Finie donc la vision de l’industrie des gaz naturels comme complémentaire aux énergies renouvelables. La politique européenne en leur faveur risque de subir des revers.
Après l’interdiction en France des forages, il n’y a plus que la Pologne qui est en train d’expérimenter sur le gaz de schistes. Pour Claude Turmes, ce n’est pas un hasard. Au-delà des ressources dont elle dispose dans ses sous-sols, elle est fortement sous l’influence de sa diaspora états-unienne et voit dans le gaz de schiste un moyen de se soustraire aux pressions géopolitiques et géo-énergétiques de la Russie. Cela explique aussi son initiative d’une conférence à l’Université du Luxembourg qui était pour le député plus destinée à gagner des investisseurs que de contribuer au débat public.
Pour le géologue Romain Meyer, le fait que la question du gaz de schiste soit devenue un axe important du débat sur de nouvelles énergies alternatives après Fukushima et en vue de la rareté prévisible du pétrole relève plus du politique que du scientifique et de l’économique.
Pour le géologue, le gaz de schiste n’est pas une énergie nouvelle. Il est connu depuis longtemps, notamment quand il apparaît plus proche de la surface, et il a été jugé peu rentable et peu intéressant en de nombreux lieux d’Europe, dont le Luxembourg dans les années de l’après-guerre.
Il se distingue du gaz naturel qui se trouve libéré dans des poches souterraines imperméables par le fait qu’il est lié dans des roches qui sont elles-mêmes entassées sous des couches de limon imperméables. L’exploiter, c’est en fait atteindre par forage vertical d’abord, horizontal ensuite, le schiste bitumeux et libérer les gaz qu’il contient, donc accélérer un processus naturel, mais très lent mesuré à l’aune de la vie humaine, de remontée à la surface de ces gaz emprisonnés depuis 180 millions d’années.
Cette libération des gaz s’effectue après un forage vertical par des forages horizontaux qui s’ensuivent vers les couches de schiste par la méthode du "fracking". Celle-ci consiste à fragmenter la roche souterraine par un mélange d’eaux, d’agents chimiques et de sable injecté à haute pression.
C’est une approche coûteuse en matériel, qui suppose avant le passage à l’acte une expertise géologique et la résolution de nombreux aspects juridiques, tout cela dans un contexte où les prix du gaz naturel s’effondrent aux Etats-Unis. Par ailleurs, les effets des agents chimiques utilisés ne sont pas tous connus. Seulement une partie de ce qui est injecté est remontée, et les voies souterraines que peuvent chercher ces déchets liquides gavés d’agents chimiques sont incontrôlables. Les déchets remontés doivent, quant à eux, être décontaminés. Ce qui ne peut être recyclé doit être stocké, ce qui génère de nouveau des frais.
En fait, pense Romain Meyer, le forage du gaz de schiste est surtout une belle affaire pour l’industrie chimique. Ce qui explique aussi pour Claude Turmes l’intérêt prononcé de grandes compagnies comme BASF pour le gaz de schiste. Car pour le reste, tout le monde ayant misé sur les gaz naturels, les prix sont passés de 10 à 2,8 dollars, et Exxon Mobil, qui s’est beaucoup investi aux USA, voit ses chiffres dans ce secteur passer dans le rouge. Premier effet : le nombre des foreuses a été réduit de 90 %, signale ici Romain Meyer
L’exploitation du gaz de schiste, et surtout le "fracking" recèle des risques, avec en moyenne 1100 tonnes d’eau et d’agents chimiques injectés par forage selon des chiffres allemands. Romain Meyer les cite : les gaz et les agents chimiques qui peuvent remonter par les vieux forages, s’ils sont insuffisamment colmatés ; la contamination des nappes phréatiques en cas de migrations souterraines des eaux gavées d’agents chimiques, ces migrations pouvant se faire sur plusieurs centaines de kilomètres ; une manutention peu prudente de la chimie en surface ; etc.
Au Luxembourg, le "fracking" ne ferait pas de sens pour le géologue. Les couches de gaz de schiste sont trop près de la surface et ne sont pas protégées par des couches géologiques imperméables. Toute la matière injectée remonterait très rapidement. Sans parler du fait que comme ces couches sont si près de la surface, les gaz qu’elles contiennent sont déjà en grande partie remontés pour se diluer dans l’atmosphère.
La conclusion de Romain Meyer : la discussion autour du gaz de schiste est une discussion politique, qui du point de vue scientifique et économique n’a pas lieu d’être. La conclusion de Claude Turmes : toute cette discussion n’est qu’un prétexte pour s’attaquer à la politique environnementale et en faveur des énergies renouvelables de l’UE.