L’Université de Luxembourg a organisé le 8 octobre 2012 une conférence sur le thème des gaz de schiste. Cette source d’énergie controversée a été présentée dans le titre de travail de la conférence comme une éventuelle "solution aux problèmes énergétiques de l’UE". La conférence avait été précédée par une controverse déclenchée par l’eurodéputé vert Claude Turmes qui avait critiqué dans une lettre ouverte adressée au recteur de l’Université le choix pour lui très partial des intervenants et de la problématique tendancieuse choisie pour cette conférence.
Les intervenants étaient Bartosz Jalowiecki, l’ambassadeur de Pologne, qui a joué pour Claude Turmes "un rôle important dans les grands groupes énergétiques polonais", l’eurodéputé Robert Goebbels (S&D), le professeur René Leboutte, de la chaire Jean Monnet d’histoire de l’intégration européenne à l’Université du Luxembourg, Tomasz Maj, vice-président de Talisman Energy Polska, entreprise impliquée dans la prospection et l’exploitation de gaz de schiste, et le professeur Jaroslaw Arabas, de l’Université technologique de Varsovie. Néanmoins, comme Claude Turmes était assis dans le public, le modérateur de la soirée, Jakub Adamowicz, journaliste spécialisé dans les affaires européennes du Luxemburger Wort, a présenté l’eurodéputé vert comme s’il faisait partie du panel, ce qui n’était pas le cas.
Les intervenants et le modérateur étaient assis face au public sur cinq chaises nues placées sur la première marche de l’estrade, devant le pupitre d’où parlent les enseignants. Un a un, pendant trois manches bien orchestrées traitant pour la première du gaz de schiste en général, pour la deuxième de ses avantages économiques et pour la troisième des enjeux environnementaux, les intervenants – sauf un - montaient sur l’estrade et s’adressaient à partir du pupitre à l’assistance, très nombreuse – autour de deux cent personnes. Comme promis par le recteur Rolf Tarrach dans sa réponse à Claude Turmes, la conférence a permis « à l'auditoire d'intervenir dans une séance de questions-réponses faisant suite aux interventions des différents membres du panel". Le débat civique eut lieu en anglais seulement, ce qui est nouveau au Luxembourg, pays trilingue certes, mais point monolingue anglophone.
Les enjeux pour la Pologne étaient présentés par l’ambassadeur Jalowiecki : La Pologne va rester un pays industriel qui aura besoin d’énergie. Le charbon va rester en Pologne une source d’énergie considérable, car – vu le climat en Pologne – l’énergie solaire et les parcs éoliens ne peuvent pas le remplacer. Le gaz est un recours important, mais doit être importé à un prix élevé entre autre de Russie, qui est un partenaire qui avait déjà interrompu les livraisons vers l'UE et pousse sur les prix. La Pologne ne peut recourir au nucléaire. La Pologne doit donc trouver des sources d’énergie alternatives. Le gaz de schiste intéresse la Pologne, même si cet intérêt n’en est qu’à un stade expérimental.
Le rôle du professeur René Leboutte fut de relater, sans relation forte évidente avec le reste des interventions de la soirée, sauf à la fin, le cheminement conduisant vers une politique énergétique européenne. Celle-ci prend son lent essor après l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, la chute de l’Union soviétique et l’élargissement de l’UE vers l’Europe centrale et orientale. La catastrophe de Tchernobyl change les mentalités. Le protocole de Kyoto introduit la dimension du changement climatique. Le marché unique ouvre de nouvelles perspectives déclinées dans plusieurs directives. Reste que ces directives précisent toujours que les pays restent souverains pour décider de l’utilisation de ce que leurs sous-sols recèlent. Les interruptions volontaires des livraisons de gaz de la Russie à l’Ukraine en 2006 et 2007 et ses répercussions en Europe occidentale conduisent l’UE à adopter un "plan énergétique" qui inclut les notions de durabilité, de lutte contre le changement climatique, de compétitivité et de sécurité de l’approvisionnement. L’idée d’une communauté paneuropéenne de l’énergie entre en jeu. En 2008, le Conseil européen adopte le "paquet énergie", avec ses trois objectifs pour 2020 : une réduction des émissions de CO2 de 20 %, 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale, une hausse de 20 % de l’efficacité énergétique.
En 2009, le marché intérieur du gaz est réglementé, et trois études sur les conséquences du gaz de schiste sont faites. Leurs conclusions : pas de risque, et qu’il faut rechercher la diversité des ressources énergétiques. Et en septembre 2012, au Parlement européen, l’on adopte deux rapports sur le gaz der schiste, à la commission ENVI sur l'impact environnemental de son extraction et à la commission ITRE sur les aspects industriels et énergétiques. Une conclusion commune à ces deux rapports : les Etats membres doivent créer des cadres réglementaires solides. S’y ajoute le rapport commandité par la Commission européenne au consultant britannique AEA, publié début septembre, qui estime que, sur une échelle de temps d'un siècle, l'impact climatique du gaz de schiste reste très inférieur à celui du charbon. Pour le professeur Leboutte, le Parlement européen aura de grandes responsabilités dans le dossier.
Les messages du professeur Jaroslaw Arabas, un spécialiste des applications informatiques dans le domaine de l’énergie, étaient plus axés sur le gaz de schiste, qui est « un gaz naturel parmi d’autres ». Le recours aux gaz a conduit les Etats-Unis à baisser de 450 millions de tonnes leurs émissions de CO2. Le gaz de schiste est une énergie verte. En Pologne, son emploi pour la production ne serait-ce que de 20 % des besoins en électricité réduirait les émissions de CO2 de 14 millions de tonnes par an et de 25 % en 2025. Il devrait être utilisé en complément des énergies renouvelables qui ne suffisent pas à produire une électricité de qualité. Le gaz de schiste est une ressource pour la production d’électricité qu’il est possible de trouver chez soi. Il est plus cher que le nucléaire, si l’on fait abstraction des coûts liés au renforcement des mesures de sécurité après Fukushima, mais plus viable d’un point de vue financier que les énergies renouvelables, notamment celles produites par le vent, qui sont les plus chères. Il réduirait le prix du recours au gaz de 50 % et impliquerait des baisses de frais en termes de certificats d’émission.
Jaroslaw Arabas a ensuite expliqué le principe de l’extraction de gaz de schiste : un forage vertical est pratiqué, puis un forage horizontal en profondeur et de l’eau mélangée à des produits chimiques est injectée à haute pression. Résultat : "Bang in the rock !" (dans le texte). Le gaz est libéré de la roche fracturée et remonte à la surface.
Jaroslaw Arabas a évoqué un puits expérimental à Lebien en Pologne. Les conséquences des fracturations de roche ont été analysées en termes de pollution de l’air, des gaz souterrains, des eaux de surface et des eaux souterraines, ainsi que de bruit et de vibrations. Des problèmes non résolus ont été identifiés en termes de bruit et de nuisances des transports suscités par l’extraction de gaz de schiste. La fracturation ne pose pas de problèmes, même s’il convient qu’il faut encore mieux examiner la pollution des eaux injectées pour l’extraction et imaginer des circuits de récupération et de recyclage pour ces eaux d’extraction.
Robert Goebbels s’est présenté comme un socialiste qui n’est ni un scientifique, ni un homme ou un actionnaire de l’industrie, ni quelqu’un qui refuse les technologies « qui peuvent rendre le futur meilleur ». Pour lui, l’histoire de l’humanité est une quête permanente de nouvelles sources d’énergie. L’humanité croît en nombre, et il lui faut donc le mix le plus large de nouvelles énergies. Le charbon et le nucléaire auront encore leur importance pendant une trentaine d’années. Le gaz naturel est l’énergie qui monte. Le gaz de schiste est parmi ces sources d’énergie non-conventionnelles celui qui est le plus prometteur. Il a conduit aux USA à une révolution en la matière et il permet même d’alimenter de grandes usines et a contribué à la création de 600 000 emplois. L’UE devrait donc elle aussi s’intéresser à son exploration. Cela lui permettrait de réduire sa dépendance de Gazprom. Il y a néanmoins des problèmes à résoudre avec les eaux de fracturation et les produits chimiques qui y sont mêlés.
Le Luxembourg a lui aussi un potentiel de ressources dans le sud du pays. Avant de refuser le recours au gaz de schiste, la question devrait être dûment étudiée. Le seuil de rentabilité du gaz de schiste, très élevé du temps du pétrole à bon marché, peut être aujourd’hui plus facilement atteint. Il faut donc un débat dépassionné, une règlementation européenne forte, une conscience du fait que les énergies actuellement exploitées en Europe ont, elles aussi, un impact négatif sur l’environnement, et que celles de l’extraction du gaz de schiste évolueront dans un contexte où le gaz en général représentera 25 % du mieux énergétique en 2030.
Tomasz Maj, l’homme du terrain, longtemps actif sur le continent américain, fut le seul à tomber la veste et à prendre le micro pour parler à la salle en la regardant en face et au même niveau à la manière des prédicateurs états-uniens. Il commença par un credo : "Je crois dans le changement climatique et je déteste les lieux d’extraction de la lignite et du charbon." Pour lui, le gaz de schiste est une énergie de transition pour aller vers un futur d’énergies renouvelables. Il permettra d’éviter la dépendance de régimes exportateurs de gaz et de pétrole peu appétissants. Tomasz Maj a aussi parlé des discussions politiques « très chaudes » autour du gaz de schiste et qu’il s’est fait agresser verbalement à Bruxelles. La dimension écologique du gaz de schiste est pour lui cruciale. Mais ce qui a sauvé les USA de la crise économique, c’est la baisse du prix de l’énergie grâce aux gaz, dont le gaz de schiste. 140 000 nouveaux emplois directs ont au moins été créés. Les Européens doivent sortir eux aussi de leur mentalité de vouloir importer des énergies sans vouloir voir comment elle est produite. Les USA ont d’ores et déjà 35 000 puits d’extraction de gaz de schiste. S’il y a eu des problèmes, ce n’est dû qu’à la cupidité des exploitants et au manque de règlementation. Mais pour le reste, les USA ont 20 à 30 ans d’avance sur l’UE. Les entreprises soignent la transparence. Les opposants ont une approche scientifique du débat. En Europe par contre, le débat est émotionnel et hystérique, et l’on n’avance pas de preuves scientifiques.
Tomasz Maj montrera à l’assistance européenne ce qu’il entend dans les faits par "discussion rationnelle" au cours d’un débat. Lorsqu’un étudiant lui objectera de manière polie et dans un anglais parfait les arguments du professeur Robert Howarth, bio-géochimiste à l'université Cornell (Etat de New York), pour lequel 3,6 % à 7,9 % du gaz de schiste produit aux USA s'échapperaient dans l'atmosphère, et que ce gaz - principalement composé de méthane (CH4) - a un potentiel d'effet de serre beaucoup plus fort que le CO2, de sorte que le gaz de schiste serait pire que le charbon pour le climat, Tomasz Maj écartera l’argument d’un revers de la main pour dire que "cette étude est discréditée". Point à la ligne. Sans argument et sans preuve, alors qu’il s’agissait d’un débat civique et non académique dans une Université luxembourgeoise où les étudiants argumentaient dans la langue de l’intervenant selon les critères de l’intervenant.
Restait encore le député européen Claude Turmes, qui eut droit à la parole sans être du panel. Après avoir répété qu’il aurait préféré un débat contradictoire, il exposa ses préoccupations. Il y a des problèmes de transport des produits chimiques. L’impact de l’extraction est sous-évalué. Il faut faire un inventaire de tous les gaz naturels avant de se décider pour l’extraction de l’un ou l’autre. Et si tout ce que les orateurs ont dit est vrai, ils ne devraient pas hésiter à lutter avec les Verts pour des règlements forts en la matière. Il s’est dit agréablement surpris que le changement climatique importe à tous les intervenants. Il faudrait donc arriver à savoir combien de gaz l’atmosphère peut supporter. Il concède que dans cette discussion il n’y pas des bons et des méchants, mais il ne faut pas non plus "faire un show pour lancer l’exploitation du gaz de schiste comme aux USA". Son extraction ne devrait pas non plus être promue pour remplacer le recours aux énergies renouvelables.
La riposte vint de son confrère Robert Goebbels : Il est possible d’avoir une discussion décente, même avec des politiciens verts. Mais cela n’empêchera pas les énergies renouvelables d’être trop chères. D’autre part, avec la décision allemande de fermer peu à peu les centrales nucléaires, le charbon a gagné 10 % dans la consommation finale aux dépens du gaz. Cela n’est pas bon pour l’environnement. Or, la règlementation européenne est assez solide et l’industrie du gaz de schiste est tout à fait capable de maîtriser l’impact environnemental de son extraction.
Ce fut la fin de la première discussion publique sur le gaz de schiste en tant que tel au Luxembourg. Il y en aura d’autres. Preuve en est la demande, déposée le 10 octobre 2012, donc à peine deux jours après le débat, par le groupe parlementaire Déi Gréng, d’une heure d'actualité à la Chambre des députés "concernant une éventuelle exploitation de gisements de gaz de schiste supposés au Sud du Luxembourg." Cette initiative a été prise par les Verts "suite aux discussions publiques récentes sur ce thème et les propositions de procéder à des forages au Sud du Pays en amont d’une telle exploitation éventuelle." Pour eux, "une discussion dans la Chambre des député-e-s en relation avec l’exploitation de cette source d’énergie très controversée s’impose".