Dans le cadre du cycle de conférences dit "postgraduate seminar series" du Programme de recherche sur la Gouvernance européenne de l’Université du Luxembourg, un cycle de conférences doctorales assurées par des personnalités académiques hautement qualifiées en histoire contemporaine, en philosophie politique, en politique comparée, en politique européenne et en sociologie, Didier Georgakakis, professeur de science politique à l'Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, est intervenu le 30 janvier 2013 sur ce qu'il appelle "le champ de l'eurocratie", en présentant une sociologie politique du personnel de l'UE.
Son exposé se basait sur l’ouvrage collectif du même titre dont il a assuré la direction et qui a été publié en 2012 aux éditions Economica, un ouvrage qui ouvre selon lui "une brèche originale sur la gouvernance européenne". En fait, il y est question des "fondements sociologiques de l’UE". Il s’agissait de savoir qui sont les principaux cadres, des cadres peu connus à l’extérieur, quelle a été leur carrière, leur trajectoire sociale et professionnelle, le type d’autorité dont ils sont investis ou pour lequel ils luttent, et quelle place y tient l’Europe. Il s’agissait aussi de confronter la réalité à "l’image phantasmatique de l’eurocrate qui tirerait toutes les ficelles", une réalité qui s’avère en fait "bien plus compliquée".
Le premier à avoir abordé la question et popularisé le terme d’eurocrate a été l’homme politique et fédéraliste européen Altiero Spinelli (1907-1986), qui a publié en 1966 un livre qui a "ouvert la boîte noire de la fabrication de la politique européenne", a expliqué Didier Georgakakis. Il a donc été le premier à parler "des parlementaires, commissaires, fonctionnaires, représentants permanents, lobbyistes et représentants d’intérêt, membres du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale, patrons et syndicalistes, militaires et diplomates, commentateurs et communicateurs, qui, au sein ou en lien étroit avec les institutions de l’UE, donnent corps à la chose".
Altiero Spinelli est donc clairement allé au-delà de la fonction publique européenne et a essayé de comprendre leur interaction. Une approche que l’équipe autour de Didier Georgakakis a reprise, mais sous l’égide de la construction d’un champ social et d’un champ bureaucratique selon la méthodologie de Pierre Bourdieu. Ce dernier a bien mis en évidence, notamment dans ses cours sur l’Etat, publiés en 2012, que ce ne sont pas seulement les parlements qui décident, mais que leurs décisions sont préparées par des comités d’experts du champ bureaucratique dont le processus décisionnel n’est qu’entériné par la loi, un processus qu’il est par ailleurs difficile de tracer. D’où l’option de dresser une cartographie qui détermine les centres de gravité de ce champ où les décisions sont fabriquées.
Ce parti pris a trois implications selon Didier Georgakakis. Il faut s’intéresser aux gens qui travaillent à la fabrication de la politique européenne. Il faut opérer des coupes transversales larges pour capter les acteurs de ce champ et s’intéresser aux relations entre eux. Il faut enfin analyser ces acteurs à partir de différents indicateurs – trajectoire sociale et professionnelle, diplômes, mobilité.
A partir de là, les auteurs ont construit un champ qui se distribue sur deux axes, celui, vertical, du pouvoir, et celui, horizontal, qui va de l’intermittence dans les institutions à la permanence, qui est d’une grande importance.
Au centre de ce champ, l’on retrouve les membres des cabinets, les administrateurs de la fonction publique européenne, les lobbyistes, et puis, en haut de l’axe du pouvoir, les commissaires. Les membres du Conseil et du Conseil européen sont aussi dotés de grands pouvoirs, mais ils se retrouvent dans un champ plus marqué par l’intermittence, de même que les représentants permanents des Etats membres, dont le rôle est crucial à Bruxelles. A leur sujet, Didier Georgakakis a fait la remarque qu’en fait, il y a plusieurs types de RP, les uns étant de passage, leur poste à Bruxelles ne représentant qu’une étape dans leur carrière, quand d’autres ont passé une partie substantielle de leur vie professionnelle dans l’UE. En fonction de leur carrière, ils ont en général développé une vision très différente du projet européen. "Pour les uns, c’est leur vie, pour les autres c’est seulement un passage", a formulé Didier Georgakakis.
L’axe qui oppose intermittence et permanence explique aussi les tensions qui existent souvent entre les hauts fonctionnaires européens, qui se retrouvent dans le champ marqué par la permanence et dans une position élevée sur l’axe du pouvoir, aux membres des cabinets de commissaires, quand ceux-ci sont parachutés dans les arcanes de la Commission.
Quels sont les apports de cette recherche sur l’eurocratie ? Elle restitue d’abord la diversité du personnel. Elle montre aussi qu’il y a d’autres axes à considérer, comme celui qui mesure le degré d’initiation dans les arcanes du pouvoir européen, et qui est confronté à un axe qui mesure la proximité avec d’un côté le monde du business et de l’autre côté la fonction publique. Elle permet de rompre avec des représentations dominantes sur la gouvernance européenne, comme l’idée répandue que les Etats membres ont un pouvoir qu’ils ont délégué à l’UE. En fait, souligne Didier Georgakakis, l’agent du champ de l’eurocratie, c’est le champ entier, et cela bien que nombre d’inputs viennent de l’extérieur.
La cartographie du champ eurocratique permet aussi de formuler des hypothèses comme celle de "faire la part du lion et du renard" dans ce champ. Ainsi, plus il est placé dans le champ de l’intermittence, plus l’acteur a tendance à agir comme lion. Le chef d’Etat et de gouvernement par exemple, dont le mandat est limité dans le temps, a tendance à marchander avec une vision de court terme. L’acteur qui se trouve plus dans le champ de la permanence à par contre tendance à agir en renard, à chercher des compromis et des équilibres dans le sens de l’intérêt général et permanent de l’UE.
L’analyse du champ eurocratique permet finalement d’avancer des hypothèses sur les transformations en cours. Ainsi, l’équilibre entre "les intermittents et les permanents" est en train de changer. Ces derniers ont misé depuis les temps de la Commission Delors de 1984-1988 sur une plus grande européanisation de la gouvernance de l’Europe. Or, « cette tendance est mise à mal en temps de crise », constate Didier Georgakakis. Les grandes capitales, les grandes organisations internationales et les groupements économiques prennent le pas sur les autres agents. Nombreux sont les cadres de l’UE ou susceptibles de le devenir qui partent vers d’autres centres pour faire valoir leurs compétences, comme en Asie, que ce soit comme agents du privé ou comme diplomates. La Commission, qui a été "longtemps le pivot du système voit ses compétences basées sur son expertise démonétisées", dit aussi le politiste français. L’on mise entretemps dans la fonction publique européenne moins sur l’expertise que sur les compétences managériales et sur la mobilité interne, ce qui a touché le cœur des compétences.
Cette transformation est selon le professeur Georgakakis particulièrement visible dans la transformation des concours d’admission suite à la réforme de l’EPSO (pour European Personal Selection Office) qui misent moins sur les connaissances des candidats que sur leurs compétences (voir les essais tests) , dans la mesure où auparavant, les candidats étaient moins testés sur leurs compétences, mais sur leurs connaissance de l’UE et étaient recalés lors des premières épreuves sur cette base. Le recrutement du personnel sur des bases purement managériales, qui s’avère discriminatoire à l’égard des femmes à cause de la prédominance des mathématiques, cursus où les femmes sont moins nombreuses, laisse augurer d’un changement marqué de la morphologie du personnel de l’UE, pense Didier Georgakakis. Bref, "le cœur sociologique de la machine s’est transformé, ce qui causera de nouveaux problèmes", selon le politiste qui lie la réforme de l’EPSO à la réforme Kinnock qui a modifié le statut, les salaires et les régimes de pension des fonctionnaires européens recrutés à partie de 2004, souvent originaires des nouveaux Etats membres.
Au cours de la discussion, il est ressorti que le Parlement européen et la Cour de Justice inclinent moins à miser sur les compétences managériales que la Commission. La Commission est plus exposée aux sollicitations des cabinets de consultations, vers lesquels elle externalise beaucoup d’expertise. Ceux-ci ont été par exemple très actifs après les grèves du personnel européen en 1998/99 qui ont, après la démission de la Commission Santer en 1999, amené la Commission Prodi à envisager une réforme administrative sous la houlette du commissaire Neil Kinnock. Il s’agit d’un ancien leader travailliste britannique, pour Didier Georgakakis un "travailliste managérial" connu pour avoir mis au pas les syndicats dans son parti. "D’anciens membres du cabinet de N. Kinnock et des cabinets de consultants sont aujourd’hui en position de poursuivre ces réformes". En effet, comme Europaforum.lu a pu le constater, une cheville ouvrière du cabinet Kinnock de l’époque et de la réforme est l’actuel directeur de l’EPSO, Nicholas David Bearfield, qui occupe ces fonctions depuis 2007.
Pourquoi eux ? L’hypothèse de Didier Georgakakis est qu’après la démission de la Commission Santer, l’on était au sein des institutions européennes en panne de référence pour définir ce qu’était une administration moderne. Or, dans les pays anglo-saxons, il y avait un produit articulé selon le modèle de l’administration post-thatchérienne prêt à être distribué et installé. A ce moment-là, la prédominance des directeurs généraux et directeurs britanniques, danois et irlandais est aussi particulièrement marquée. Déjà à l’époque aussi, les visions de l’UE sont fort différentes selon les Etats membres, et s’articulent autour de la même opposition qui structure les débats aujourd’hui: Union politique et économique vs. marché unique. La conclusion de Didier Georgakakis : "le retour du balancier devra être puissant pour inverser la tendance actuelle."