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Marché intérieur
Penser l'Europe – L’effet des libéralisations et privatisations en Europe, à travers le débat sur la directive Concessions
11-06-2013


Dans le cadre de la série de débats "Penser l’Europe", europaforum.lu et l’Institut Pierre Werner Luxembourg, avec le soutien de la Représentation de la Commission européenne au Luxembourg, invitaient le 11 juin 2013 à un débat posant la question : "Libéralisations et privatisations : profitent-elles aux citoyens et à la collectivité ?".

Pour y répondre, participaient à la discussion : Thomas Abel, directeur de la gestion des eaux dans le Verband kommunaler Unternehmen (association des entreprises communales) à Berlin et directeur du service de l’économie municipale dans l’association allemande des villes et municipalités ; Paul Weidig, conseiller communal socialiste de la ville d’Esch-sur-Alzette et vice-président du Syndicat des villes et  communes luxembourgeoises (Syvicol) ; Lukasz Rozanski, membre de la direction politique des marchés publics au sein de la direction générale Marché intérieur de la Commission européenne, qui  s’occupe de l’initiative sur les concessions depuis l’année 2007.

Victor WeitzelLa discussion était modérée par le responsable d’Europaforum.lu, Victor Weitzel. En introduction au débat, ce dernier a rappelé que la libéralisation et la privatisation des monopoles d’Etat sont censées favoriser le progrès technique, l’innovation et la baisse des prix. Ce phénomène a déjà touché les services postaux, la téléphonie, les transports, le gaz, l’électricité. Au Luxembourg, ces politiques ont été plutôt bien acceptées quand l’Etat a conservé une certaine mainmise, comme dans le secteur de l’énergie. Par contre, dans le transport ferroviaire et les postes, ces réformes dites structurelles ont été moins bien accueillies. "La population qui avait  financé ce patrimoine par l’impôt, au fil des générations, ne s’est laissée que difficilement convaincre", a souligné Victor Weitzel.  

Or, la crise et les exigences de réformes structurelles ont produit une nouvelle vague de privatisations. Le jour même de la conférence, la Commission européenne a d’ailleurs sommé la Grèce d’avancer dans le dossier de la privatisation, une des conditions fixées pour bénéficier des programmes d’aides financières. "Ces ventes d’entreprises publiques sont généralement perçues souvent par les citoyens comme une expropriation de biens collectifs au bénéfice de grands investisseurs privés", a rapporté Victor Weitzel.

Ainsi, il est possible de se demander si l’UE est, "malgré ses dénis, une machine à libéraliser les secteurs publics", si elle n’aurait fait qu’introduire dans les pratiques européennes des règles de concurrence et des règlementations décidées au niveau mondial pour ouvrir les marchés ou s’il existe une troisième explication à cette politique contestée.

Le débat s’inscrivait plus précisément dans le cadre des  controverses sur la libéralisation de l’approvisionnement en eau, nées d’une initiative de la Commission européenne, à savoir la proposition de directive européenne dite Concessions, et du succès de l’initiative citoyenne européenne, Right2water, qui défend la préservation d’un bien commun qui ne devrait pas être soumis aux règles du marché. "Il existe un double sentiment, que c’est un bien précieux et qu’il appartient à tout le monde" a expliqué Victor Weitzel, soulignant qu’il s’agit là d’un sentiment "rès européen" lié aux notions de modèle social et de bien commun, cette dernière notion étant "enracinée dans la culture occidentale depuis le Moyen-Âge".

Lukasz Rozanski : "La fourniture de l’eau peut être une activité économique, il n’y a aucune raison de la soustraire aux règles du marché intérieur"

Lukasz RozanskiC’est le fonctionnaire de la Commission européenne, Lukasz Rozanski, qui a ouvert la discussion à l’issue de cette introduction. Il a souligné que la Commission européenne était d’accord avec la plupart des arguments avancés par les organisateurs de l’initiative citoyenne européenne Right2water et notamment avec l’idée que l’accès à l’eau devrait être considéré comme un "droit universel". Par contre, "le seul détail sur lequel nous ne sommes pas d’accord, c’est que nous ne considérons pas que la fourniture d’eau devrait être en dehors du marché intérieur", a-t-il dit. "Si l’eau est un bien commun, la fourniture de l’eau peut être une activité économique. Il n’y a aucune raison de la soustraire aux règles du marché intérieur."

En faisant une proposition de directive sur les concessions de marchés publics, la Commission européenne a voulu préciser les obligations à remplir en cas de concessions de services publics, en s’appuyant notamment sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La directive poursuit deux objectifs. Le premier consiste à "rendre possible et à faciliter l’accès aux marchés des concessions" alors que les principes d’égalité de traitement et de transparence "n’ont pas été respectés partout en Europe", menant dans certains cas à une fermeture du marché combattue par les traités.

La directive Concessions doit donc permettre de "s’assurer que chaque fois qu’un adjudicateur veut concéder une tâche publique à un opérateur externe par le biais d’une concession, tous les opérateurs européens puissent avoir une chance de participer à des soumissions".

Le second but poursuivi par la proposition législative actuellement en négociation en trilogue, consiste à "aider les pouvoirs adjudicateurs, notamment en renforçant la sécurité juridique". La directive livre ainsi des règles de base pour mettre en œuvre les adjudications, ce sur quoi la CJUE ne s’était pas prononcée dans le détail.

Par conséquent, Lukasz Rodanski réfute l’idée que la directive Concessions soit faite pour aboutir à la libéralisation de l’eau. Ce n’est pas son but, pas plus que ce ne serait son effet. Le pouvoir public reste capable de fournir le service public sans le confier à un opérateur externe. Il lui est possible de créer un syndicat communal et de lui conférer ses tâches. La directive permet néanmoins de codifier ce type de "coopération horizontale".

Il reste aussi libre de définir quelles sont les exigences concernant l’aspect technique de ces services. "C’est uniquement une fois qu’un pouvoir public prend la décision, en toute autonomie, de conférer cette tâche à un acteur économique externe, la directive s’applique", souligne-t-il. La meilleure preuve que la Commission européenne ne veut pas libéraliser, c’est que le texte contient énormément d’exemptions dans cet acte 

Paul Weidig : "Au Luxembourg, les tendances à la privatisation sont peu évidentes" 

Paul WeidigPaul Weidig a confié qu’il n’avait "jamais vu" la proposition de la Commission comme une tentative de privatisation mais bien comme l’édiction de règles au cas où on veuille confier un service public à un opérateur privé. La directive aurait pu éventuellement poser problème si une ville, dès lors qu’elle veut adhérer à un syndicat, devrait soumettre aux marchés publics les services qu’elle veut déléguer à ce syndicat. Or, ce n’est pas le cas, a-t-il dit sous le contrôle de Lukasz Rozanski.

Au Luxembourg, l’eau est complètement entre les mains de l’Etat, qui détient la majorité des voix au sein du Syndicat des Eaux du Barrage d'Esch-sur-Sûre (SEBES), des communes et des syndicats intercommunaux tels le SES, lequel réunit les communes du Sud du pays pour l’exploitation des eaux souterraines. Paul Weidig signale par ailleurs qu’il existe quelques villes autonomes en termes d’électricité et de gaz. Et si la ville de Luxembourg a concédé son opérateur en électricité, c’est une société, ENOVOS, dans laquelle l’Etat est majoritaire, qui a pris le relais. "Au Luxembourg, les tendances à la privatisation sont peu évidentes", a-t-il conclu.

Thomas Abel souligne "la valeur émotionnelle" de l'eau

conf-privatisations-abelLa VKU, l’organisation de Thomas Abel, a été et est à la tête du combat des communes allemandes pour la modification du projet originel de la Commission européenne. Il existe en Allemagne 6000 fournisseurs d’eau, qui sont quasiment tous communaux mais ont des formes juridiques différentes, des Stadtwerke (services municipaux) aux syndicats intercommunaux. Nombreuses sont les très petites infrastructures. Thomas Abel a consenti à l’argument que la directive Concessions ne poursuit pas l’objectif d’une privatisation, dans la mesure où elle n’y contraint personne. Il constate qu’il resterait possible, au niveau communal, de fournir soi-même le service ou alors de faire appel au marché. Ce serait le droit des communes et des élus de choisir cette dernière option. Néanmoins, le simple fait que la proposition ouvre et règlemente cette dernière possibilité pourrait avoir une force de déstabilisation d’un système qui fonctionne. 80 % de la population allemande a confiance dans les structures communales tandis qu’elle manifeste une grande méfiance dans les structures purement privées.

Pour Thomas Abel, il serait préférable que l’eau, qui a "une valeur émotionnelle", soit directement exclue du champ d’application de la directive. 

Les effets de la mobilisation citoyenne  

Ces premières remarques ont déclenché un débat entre Lukasz Rodanski et Thomas Abel. "but de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil n’est pas de détruire un système qui marche", a ainsi aussitôt rétorqué le fonctionnaire de la Commission européenne. Il pense qu’il "ne serait pas idéal d’exclure l’eau pour les municipalités allemandes".  Pour cause, l’attribution des concessions des services, et notamment des services d’eau, est déjà soumise au respect des principes des traités européens. En cas d’attribution d’une concession à un tiers, l’adjudicateur est déjà obligé d’assurer une "publicité adéquate" à son intention, de telle sorte "qu’on ne peut pas attribuer de gré à gré, sans transparence, une concession".  La jurisprudence européenne précise ce qu’est un tiers et les obligations des adjudicataires, notamment à travers l’arrêt du 13 avril 2010, Wall AG c/Ville de Francfort-sur-le-Main et l’arrêt C-480/06 concernant la ville de Hambourg. La directive ne fait que codifier et préciser. Toutefois, dès lors que le pouvoir adjudicateur contrôle l’entité à qui il attribue la concession, cette concession est possible sans publicité de la soumission, à la condition, néanmoins, qu’il fasse la majorité de ses affaires avec l’entité adjudicatrice.

La directive prévoit également une autre exemption : les entreprises peuvent avoir un capital privé (même à 90 %) et ne pas être soumis au champ de la directive, si l’entité adjudicatrice exerce sur elle une "influence dominante".

Thomas Abel souligne qu’il y a une différence entre le texte que la Commission avait mis sur la table en décembre 2011 et celui qui fait aujourd’hui encore l’objet de négociations (lesquelles selon les confidences de Lukasz Rodanski, devraient aboutir à un compromis avant la fin du mois de juin 2013). C’est justement la mobilisation, notamment en Allemagne, qui aurait permis de voir le texte amendé. "Il y a eu du mouvement, et du mouvement dans la bonne direction", explique en effet le juriste berlinois.

Pour ce qui est de la coopération intercommunale, en reprenant la jurisprudence de l’arrêt sur Hambourg, la première version du texte reprenait la version la plus restrictive pour les entités publiques. En effet, le texte prévoyait dans un premier temps que le détenteur de la concession réalise plus de 80 % de son chiffre d’affaires avec l’adjudicateur. Or, dans de nombreux cas en Allemagne, des communes demandent à leur voisine d’assurer l’approvisionnement en eau Dans ce cas, l’opérateur communal ne pourrait pas réaliser la majorité de son chiffre d’affaires dans une seule commune et dès lors des communes auraient été contraintes de privatiser l’approvisionnement en eau.  

Il s’agissait d'"une situation où une entreprise municipale s’est nourrie d’une rente sur le monopôle de services rendus à la commune et l’utilise sur d’autres marchés où elle entre en concurrence avec d’autres opérateurs", s’est défendu Lukasz Rodanski. Ainsi, "dans cette première version, on voulait protéger la concurrence", dit-il, rappelant que cette intention était directement déduite de la jurisprudence de la CJUE.

Les réserves de l’organisation de Thomas Abel sont finalement de nature "politique", a-t-il dit encore dit. Dès lors qu’il existe déjà des structures communales autonomes où sont prises les décisions, il faut voir comment on peut articuler ce modèle avec les règles du marché intérieur, et pas les lui opposer : "Comment puis-je enthousiasmer pour la politique communale sur place et agir en faveur de l’approvisionnement en eau, si en même temps sur la scène européenne, entre en vigueur une directive avec des règles si détaillées qu’elles m’empêchent d’élaborer une telle politique ?", se demande-t-il.    

En guise de conclusion, Victor Weitzel a souligné l’impact qu’exerçait d’ores et déjà l’initiative citoyenne européenne Right2Water sur la politique de la Commission européenne, bien qu’elle ne soit pas concentrée sur la seule directive Concessions en posant aussi la question de l’eau en tant que bien commun. Il a également souligné que la problématique de l’approvisionnement en eau n’était pas qu’une question de marché intérieur. Les mesures édictées sont "des bornes économiques mais aussi civilisationnelles dans notre rapport aux biens communs". Le fait que la Ville de Luxembourg, tous bords politiques confondus, se soit mise d’accord pour appeler les citoyens à signer l’ICE serait la preuve du caractère particulier de ce sujet.