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Emploi et politique sociale
Le sociologue de l’Université du Luxembourg, Louis Chauvel, étudie les inégalités entre générations en Europe
18-06-2013


Louis ChauvelLe 18 juin 2013, à l’Université du Luxembourg, le sociologue français, Louis Chauvel, a tenu sa conférence inaugurale, intitulée "Clashes and Solidarities between Generations: Luxembourg at the European Crossroads" ("Affrontements et solidarités entre les générations : le Luxembourg au carrefour de l’Europe"). Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris, de 2005 à 2012, membre d’honneur de l’Institut Universitaire de France, Louis Chauvel a rejoint l’Université du Luxembourg en juillet 2012, pour mener un projet de recherche dans le cadre du programme PEARL du Fonds national de la recherche (FNR) et doté de 4,5 millions d’euros sur cinq ans.

Louis Chauvel est notamment connu dans le monde universitaire pour son livre "Le destin des générations" publié en 2000, qui étudie les inégalités entre les générations en France au XXe siècle. Le professeur Chauvel cherche à identifier la façon dont les phénomènes sociaux affectent les différentes générations, partant du postulat que les jeunes resteront marqués toute leur vie par les occasions immédiates générées par le contexte social et économique dans lequel ils vivent. Ainsi, "l’analyse des changements sociaux en termes d’inégalités entre les générations et au sein de celles-ci est une priorité pour mieux appréhender l’avenir", précisait l’Université du Luxembourg  sur l’invitation à la conférence inaugurale. Le doyen de la Faculté des sciences humaines, Georg Mein, a présenté la venue de Louis Chauvel comme un atout pour la société luxembourgeoise multilingue et multiculturelle, notamment pour l’aiguiller dans sa réforme de son système d’enseignement.

De nombreuses pistes

Au début de son exposé, Louis Chauvel a d’abord rappelé que si la solidarité entre générations est importante pour le développement de la vie familiale dans les pays occidentaux, la culture occidentale est sans doute moins influencée par l’esprit de solidarité que guidée par la recherche de pouvoir, qui pousse la jeune génération à vouloir chasser celle qui la précède.

Le sociologue a énuméré ensuite une série de questions auxquelles l’équipe de recherche qu’il pilote devra répondre. Il s’agira de savoir pourquoi certaines générations ne semblent pas marquées par des caractéristiques spécifiques, tandis que d’autres sont marquées par des tendances beaucoup plus instables et conflictuelles. Ainsi, formule-t-il la question suivante : "Détectons-nous  des générations sacrifiées et des générations au contraire très heureuses profitant du changement social et de la croissance économique ?"
Louis Chauvel entend ainsi détecter "l’effet marquant" ("scarring effect"), qui explique comment les générations pourraient être affectées par des éléments capables de changer leur futur.

Ce travail partira évidemment des travaux déjà menés par Louis Chauvel sur la France. Il y a notamment mis en évidence que le recul économique de la fin des 70’ a créé le contexte d’un chômage élevé qui a marqué toute la génération  née après 1965 et veut savoir si une semblable dynamique s’observe dans d’autres pays ?

Une question suivante consiste à savoir si les jeunes adultes ainsi "sacrifiés" sont capables de résilience ou s’ils sont traumatisés pour toujours. De même, il se demande si on peut parler d’injustice entre générations qui pourrait faire courir le risque de conflits entre générations.

Le sociologue, membre de "l’école néo-durkheimienne", explique que, selon la sociologie française, il y a un moment crucial dans la socialisation de l’individu, entre la première socialisation effectuée par l’école et la famille et la seconde, la stabilisation dans l’âge adulte, qui court de l’âge de 25 à 30 ans. Cette phase intermédiaire, qui intervient entre 18 et 25 ans, se nomme "la socialisation transitionnelle". Le futur de l’individu est alors ouvert. Il a de nombreuses opportunités, tout en ayant de premières vues sur la vie adulte. Entre 25 et 30 ans, ces opportunités par contre cristallisent. La situation devient irréversible, et l’individu est engagé sur une voie très précise. Il gardera alors la place qu’il a acquise.

Un autre angle de recherche consiste donc à définir comment une cohorte, terme qui définit un ensemble d'individus ayant vécu un même événement au cours d'une même période fait face à l’expérience de la dynamique de la socialisation transitionnelle, dans des périodes spécifiques. Louis Chauvel  rappelle qu’avoir vingt ans en 1968, ce n’est pas seulement faire l’expérience de la contestation et de la libération des mœurs, mais aussi arriver sur le marché du travail en l’absence de chômage et avec de nombreuses possibilités d’embauche dans l’Etat français, illustré notamment par le doublement du personnel enseignant et du personnel hospitalier entre 1970 et 1980.

"Si les conditions de socialisation en période de boom économique offrent de nombreuses opportunités, il faut observer si en période de guerre ou de crise économique, comme à la fin des années 70 ou aujourd’hui, le contexte de la socialisation pourrait signifier un nouveau traumatisme pour la génération", poursuit Louis Chauvel. En plus de la quête d’un "effet marquant", l’équipe doit également étudier si ce traumatisme participe à forger l’esprit d’une génération (Generationengeist), tel que défini par le sociologue Karl Mannheim dans les années 20.

Des comparaisons entre 17 pays

Le travail de recherche mènera des comparaisons entre les expériences vécues par les générations de 17 pays. Les comparaisons entre pays permettront également de voir quelles cohortes sont capables d’avoir des situations systématiquement meilleures en termes de revenu disponible par rapport aux précédentes. 

Louis Chauvel fait un premier détour par la France et l’Allemagne pour démontrer que les expériences divergent.  La France est classée parmi les pays au régime de protection sociale corporatiste conservateur,  dans lequel la place des individus se décide dans les premiers mois de la stabilisation de sa carrière. Louis Chauvel fait le constat que les cohortes nées avant 1955 ont été manifestement plus heureuses que celles nées à partir de 1965. Elles ont profité de l’accélération économique pour trouver leur place dans une période de forts investissements publics et privés, et sont aussi ceux qui durant les dernières années ont bénéficié d’une retraite anticipée.

Durant les 30 glorieuses, de 1948 à 1975, le revenu a progressé de 3 % par an en termes réels dans la classe ouvrière. Mais depuis 1975, le revenu stagne tandis que le prix du logement augmente. Alors qu’un enseignant du secondaire à Paris au début des années 80 pouvait acheter 9 m2 de logement avec le salaire d’un an, aujourd’hui, il ne peut acquérir plus que 4 m 2. Ainsi, remarque-t-il, désormais, les primo-accédants à la propriété sont de plus en plus souvent des enfants de propriétaires, tandis que les enfants de locataires restent à leur tour locataires.

Avec un baccalauréat en poche dans les années 70, on avait 60 % de chances d’accession à la classe moyenne. Elles ne sont plus que 22 % aujourd’hui. En cas de croissance économique, le modèle intègre aussi les outsiders. Mais en cas de recul économique,  on observe une "tendance à l’outsiderisation des outsiders et à l’insiderisation des insiders", de telle sorte que femmes, immigrés et jeunes sont empêchés d’accéder au marché du travail. La solidarité familiale a permis à la France d’accepter un tel système de manque d’intégration des jeunes sur le marché du travail, aura fait remarquer Louis Chauvel en réponse à une question du public. Une telle solidarité familiale n’est pas aussi efficace en Allemagne, par exemple.

En France, si on observe de telles inégalités entre les cohortes, on observe par contre une égalité à l’intérieur des cohortes. En Allemagne, c’est l’inverse, explique Louis Chauvel. L’Allemagne donne bien plus de place aux jeunes adultes quittant l’école. Elle le doit notamment à sa croissance économique et à une démographie appropriée. En d’autres mots, il y a plus d’opportunités pour des cohortes qui sont plus petites. Par contre, les inégalités sont bien plus importantes à l’intérieur des cohortes. Le sociologue note aussi une particularité allemande, à savoir que la génération née en 1950 est celle qui a eu le plus haut niveau d’éducation, plus élevé que celui des générations suivantes.

Dans les pays à modèle libéral, Louis Chauvel s’attend justement à observer de plus fortes inégalités à l’intérieur des cohortes mais une meilleure égalité entre cohortes.
Dans les pays nordiques, où l’équilibre entre générations est bien plus débattu et où les conventions collectives sont plus protectrices, nous pouvons attendre moins d’inégalités entre cohortes qu’aux USA par exemple, et moins d’inégalités à l’intérieur des cohortes. Les modèles "familialistes" qui rassemblent notamment l’Italie, l’Espagne et la Grèce connaîtraient pour leur part des situations semblables à la France.

Pour ce qui est du Luxembourg, Louis Chauvel le place entre ses deux grands voisins. Ses cohortes sont de taille moyenne. Il n’a pas connu de forts taux de chômage des jeunes. Sa croissance est restée extrêmement attractive depuis 20 – 25 ans. "Le début du cauchemar potentiel pourrait venir si on ne fait pas attention à différents éléments", nuance néanmoins le sociologue. Ainsi, si on compare les performances en termes de chômage des jeunes de moins de 30 ans sur les 20 dernières années, le Luxembourg faisait bien mieux que l’Allemagne et donc que la France au début de la période. Désormais il se rapproche de France et court le "risque d’accumulation de jeunes cohortes adultes en proie à des difficultés".

Le Luxembourg n’est pas seul à se retrouver dans cette situation à l’issue de la crise économique apparue depuis 2008. Cette situation qu’on attribuait avant la crise aux seul pays méditerranéens se répand. Et ceci pourrait avoir des conséquences néfastes. L’inconvénient de cette situation réside également dans la "fdéstabilisation des salariés de la classe moyenne", qui peuvent éprouver comme en France les plus grandes difficultés à conserver ne serait-ce que le même statut que leurs parents.