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Citoyenneté, jumelages, mémoire
Avec l’ouvrage collectif "Is Europe listening to us?" qu’ils ont dirigé, le chercheur de l’Université du Luxembourg Raphaël Kies et sa collègue de Brême, Patrizia Nanz, interrogent les exercices délibératifs de l’UE à l’égard de ses citoyens
31-07-2013


kies-nanz-is-europe-listening-to-us"Is Europe listening to us?" ou "Est-ce que l’Europe nous écoute?" est un ouvrage collectif qui vient de paraître en langue anglaise aux éditions Ashgate sous la direction de Raphaël Kies de l’Université du Luxembourg et de Patrizia Nanz de l’Université de Brême. Une édition en langue française est prévue pour la rentrée aux éditions Promoculture.

Les questions soulevées par le livre : "Comment l’UE arrive-t-elle à discuter et à rester en relation avec les personnes qu’elle est censée représenter ? Quelles initiatives ont été prises et quels schémas utilisés pour discuter avec les citoyens?  Dans quelle mesure de telles manières de procéder peuvent-elles être considérées comme un pas en avant vers une Europe plus participative et démocratique ?"

Raphaël Kies et Patrizia Nanz ont rassemblé une brochette de spécialistes reconnus de l’intégration européenne et des pratiques démocratiques innovantes pour répondre à ces questions, explorer les réflexions et opinions des citoyens à l’égard de l’UE et évaluer les tentatives des élites gouvernantes pour discuter avec le public. Les contributions analysent les justifications de l’UE pour mettre en œuvre les projets d’implication délibérative des citoyens ou DCIP (pour Deliberative Citizens Involvement Projects) et fournissent des analyses de cas de certains grands projets, comme la consultation des citoyens européens 2009 (ECC09) qu’Europaforum.lu avait largement couverte.

Le problème de la légitimité démocratique

Le sociologue français Yves Sintomer, qui était intervenu fin avril 2013 à Luxembourg lors du Congrès des politistes de langue française sur les questions de démocratie en  Europe, place le livre dans un contexte bien précis : "L’Europe est à la croisée des chemins : ou bien elle développe la participation citoyenne afin de renforcer sa légitimité politique, ou bien son existence même se trouvera menacée. Ce livre nous aide à comprendre ce que pourraient être de premiers pas crédibles."

Raphaël Kies, Université du LuxembourgTout ce que l’ouvrage aborde est donc lié à un problème majeur qui touche à l’UE depuis sa création : le problème de sa légitimité démocratique. Comme l’expliquent les coordinateurs de l’ouvrage dans leur introduction, "d’un point de vue normatif, les citoyens européens sont, dans les conditions actuelles, les destinataires d’une législation communautaire contraignante et coercitive, et non pas les ultimes auteurs des lois et principes constitutionnels qui sont à la base de cette chose publique." S’y ajoute que l’autorité de l’Etat, membre pris comme Etat nation singulier, est minée par le transfert de compétences substantielles à l’UE et que la législation européenne s’impose comme un ordre légal supranational, autonome, distinct et indépendant, alors qu’il n’y est que faiblement autorisé par les citoyens. D’où le problème de légitimité démocratique, le faible soutien populaire et le déficit d’identité politique européenne que constatent les auteurs.

Kies et Nanz écrivent : "Pour les élites politiques et économiques de l’Europe, l’UE est certainement très réelle. Pour le citoyen ordinaire, l’UE est une communauté politique plutôt éloignée." La question est donc pour eux de savoir si la politique de communication de l’UE, notamment depuis 2006-2007, sous la houlette de Margot Wallström et sous le signe de sa communication "Communiquer sur l'Europe en partenariat" est, avec son accent mis sur plus de participation, le fruit d’une véritable volonté politique pour aller vers une institutionnalisation de l’implication des citoyens, ou s’il ne s’agit que d’un geste rhétorique.

Les critères d’analyse

Les auteurs ont étudié des cas de DCIP à condition qu’ils correspondent à plusieurs critères : un soutien financier et politique significatif de la part de l’UE ; un projet centré sur la participation citoyenne (société civile ou citoyen de base) ; l’interactivité entre participants, mais aussi avec les pouvoirs ; une participation transnationale soit simultanée, avec une prédominance de la lingua franca, l’anglais en l’occurrence, dans les débats, ou des fora nationaux parallèles basés sur des documents identiques.

Les auteurs ont évalué les différents DCIP selon plusieurs critères qui touchaient à la qualité de la délibération. D’abord, est-elle inclusive, est-ce qu’elle va, au-delà de l’auto-sélection des participants, vers des personnes qui ne participeraient pas forcément, et ensuite, porte-t-elle l’information vers les personnes non impliquées ? Second critère : quelle est la qualité des informations données aux participants et de leurs échanges délibératifs ? Troisième critère : quel est l’impact interne sur les participants, comment fait-elle évoluer leur façon de voir l’UE ? Et puis le quatrième critère : quel est l’impact externe de la délibération, d’abord direct sur le processus de prise de décision, ou bien indirect, dans le sens où les opinions émises au cours du DCIP sont reprises par les médias ou les décideurs.

L’évolution des projets délibératifs dans le cadre de la politique de communication de l’UE

La première partie du livre évoque l’évolution des projets délibératifs dans le cadre de la politique de communication de l’UE, notamment à partir de 2006, qui a essayé de faire évoluer le processus de décision dans l’UE en passant du schéma "du haut vers le bas" au schéma "du bas vers le haut". Mais l’étude de Mundo Yang (Université de Siegen) met l’accent sur les faiblesses de l’entreprise : pas de synergies efficaces entre les différentes institutions européennes ; un financement assez marginal pour les différents fora ; peu d’intérêt aussi de la part de la Commission Barroso II, après 2009, pour les DCIP. La conclusion de Mundo Yang : la communication du haut vers le bas est restée le "paradigme dominant".

Dawid Friedrich (Université de Lüneburg) a analysé les méthodes de gouvernance innovantes au sein des institutions de l’UE : la comitologie, la méthode ouverte de coordination (la célèbre MOC), le dialogue civil. Il arrive à la conclusion que ces méthodes ne sont ni vraiment participatives ni vraiment délibératives, et que des DCIP pourraient être utiles pour les faire évoluer.

Les études de cas

La deuxième partie du livre est constituée par des analyses de cas  - ECC09, EuroPolis, Ideal-EU, Your Voice is Europe et Citizen’s Agora - tous très différents.

ECC09 avait réuni de très nombreux citoyens dans 27 Etats membres pour débattre de propositions qui avaient été mises en ligne sur le futur social et économique de l’Europe. L’impact sur les citoyens est jugé positivement, mais l’impact externe est qualifié au mieux de "symbolique".

EuroPolis a réuni à Bruxelles 348 citoyens de 27 Etats membres qui ont travaillé sur un questionnaire consacré aux questions liées à l’immigration et au changement climatique qui avait été élaboré en amont avec les participants. L’impact sur les citoyens est jugé positif, notamment du fait que leurs opinions ont évolué au cours du processus tant sur les points discutés que sur la légitimité de l’UE.

Ideal-EU a réuni en 2008 des jeunes entre 14 et 30 ans de trois régions européennes pour discuter du changement climatique. Les participants s’étaient auto-sélectionnés et s’exprimaient par un vote sur un questionnaire élaboré par les organisateurs. L’absence d’impact a ici déclenché pas mal de frustrations.

Your Voice in Europe ou "Votre point de vue sur l’Europe" est considéré comme le seul DCIP à être institutionnalisé – par la Commission européenne - qui s’adresse à des citoyens de base et qui a un impact visible sur le processus de décision.

Citizen’s Agora a été en 2008 une consultation du Parlement européen qui s’est concentrée sur le changement climatique et qui ne s’est pas adressée aux citoyens de base, mais à la société civile organisée. Elle n’a pas eu d’impact, elle fut trop courte, les groupes de discussion étaient trop grands et l’animation peu professionnelle. Bref, un échec. (Entretemps, en 2011, il y a eu une nouvelle consultation, cette fois-ci sur la crise économique et financière et les nouvelles formes de pauvreté. N.d.l.r.)

Le potentiel des DCIP

La troisième partie est faite de deux articles qui essaient de scruter le potentiel des DCIP dans le futur. Graham Smith, qui se base sur un outil analytique élaboré,  n’y croit pas beaucoup. Une préoccupation qui revient souvent chez les auteurs est la frustration des participants vu le manque d’impact de leurs travaux et l’exclusion de ceux qui ne parlent pas la langue anglaise dans certains contextes.

Une approche comparative des  Deliberative Citizens Involvement Projects (DCIP) et de l’Initiative citoyenne européenne (ICE)

Avec l’entrée en vigueur de l’Initiative citoyenne européenne (ICE) instaurée par le Traité de Lisbonne, les DCIP doivent être comparativement redéfinies. Raphaël Kies et Patrizia Nanz ont tenté dans l’introduction une telle approche. Voilà leurs thèses :

  • L’ICE mobilise plutôt des groupes organisés capables de mobiliser assez de moyens financiers, techniques et humains pour rassembler un million de signatures. Les DCIP s’adressent d‘abord au citoyen de base qui vit plutôt détaché des questions européennes.
  • L’ICE met en avant des questions qui ne sont pas nécessairement de nature paneuropéenne, qui importent surtout dans certains espaces publics nationaux et intéressent d’abord les élites. Les DCIP par contre mettent en avant des sujets paneuropéens et l’interactivité atteint un degré supérieur.
  • L’ICE n’a pas plus de légitimité participative que les DCIP.
  • L’ICE peut aussi conduire ses militants à de grandes frustrations.

Pour que les DCIP puissent s’affirmer, les auteurs pensent qu’ils doivent affronter quatre défis :

  1. Inclure encore plus les citoyens, y compris quand il s’agit de définir les enjeux d’une délibération, sachant que les sujets plus techniques attirent davantage les groupes organisés, et les sujets plus généraux les citoyens de base ;
  2. Veiller à la nature transnationale des débats en tenant compte de la nature multilingue et multiculturelle de l’Europe, afin d’éviter entre autres que le débat soit dominé par ceux qui maîtrisent, en l’absence d’interprétation, le mieux la langue anglaise ;
  3. Veiller à ce qu’il y ait un impact externe de ce qui a été élaboré dans le cadre de DCIP sur les médias et les décideurs, afin de limiter les frustrations des participants, par exemple en intégrant les DCIP dans le processus officiel de prise de décision de l’UE ; en présentant les résultats d’une consultation de type DCIP de manière à ce qu’elle puisse être utilisée par les autorités qui l’ont commanditée ; en restreignant et en formatant l’agenda de ces consultations de type DCIP de manière à ce qu’il puisse fournir des opinions et réponses concrètes et précises aux interrogations des commanditaires ;
  4. Éviter que les DCIP soient confrontés à un problème de crédibilité qui vient de ce que les commanditaires sont d’abord intéressés à améliorer leur image publique auprès du plus grand nombre possible de citoyens en sélectionnant les participants en fonction de ce but, en orientant politiquement les débats (un défaut des DCIP consacrés au changement climatique) ou en demandant à ceux qui mettent en œuvre les DCIP de les évaluer ensuite.

Plaidoyer pour une institutionnalisation des consultations européennes de citoyens dans le cadre de processus de décision

Patrizia Nanz, Universtié de BrêmeDans leurs conclusions, Raphaël Kies et Patrizia Nanz pensent que l’UE dispose entretemps d’assez de matériel pour décider de la manière dont les consultations européennes de citoyens pourraient être institutionnalisées dans le cadre de processus de décision. Mais cela ne risque pas d’arriver dans les cinq ans à venir, estiment-ils, car les budgets alloués sont tellement minimes qu’ils ne permettraient plus des exercices paneuropéens crédibles comme ECC2009 ou EuroPolis.

Ce qui se trame maintenant en termes de consultation est par contre avant tout perçu comme "instrument de promotion", sans impact sur les processus de décision. "Si cela est ainsi, cela conduira inévitablement à de nouvelles frustrations parmi les citoyens qui mettent à disposition leur temps pour participer et à plus de critiques sur la manière dont les stratégies participatives de l’UE sont mises en œuvre et l’argent de l’UE dépensé." Et de conclure par un renvoi à "2013 Année européenne des citoyens" et au complexe débat citoyen auquel le livre de Kies et Nanz s’entend comme une contribution utile.