La démocratie en Europe peut-elle être considérée comme un acquis définitif et garanti à l’avenir? La réponse semble loin d’être certaine, du moins selon les conclusions d’une étude sur l’évolution du respect des principes démocratiques dans l’Union européenne, menée par l’institut Demos, un think tank politique proche du parti travailliste britannique (centre-gauche), basé à Londres.
Présentée le 26 septembre 2013, l’étude commanditée par le groupe socialiste (S&D) au Parlement européen révèle en effet que de nombreux Etats membres souffrent d’un déclin en termes de respect des principes démocratiques et des libertés fondamentales.
Si les critiques en la matière se portent habituellement sur les Etats membres issus d’Europe centrale ou de l’Est, l’étude de Demos tend à montrer qu’ils ne sont pas les seuls concernés. Ainsi la France, l’Italie et la Grèce ont-elles connu ces dernières années des "retours en arrière démocratiques" à différents niveaux, rapportent les auteurs.
Dans cette étude, les auteurs se sont donc focalisés plus particulièrement sur sept Etats membres qui ont fait l’objet de telles critiques ces dernières années.
D’abord la France et l’Italie, "membres fondateurs de l'UE, avec une longue tradition de la démocratie ininterrompue dans la période d'après-guerre" mais qui ont été pointées du doigt pour "des politiques controversées sur la liberté religieuse" pour la première, et "des problèmes de corruption, de crime organisé et de concentration dans la propriété des médias", pour la seconde, rappellent les auteurs.
Ensuite la Grèce, "le berceau de la démocratie", devenue le 10e Etat membre en 1981. "Le pays est aujourd'hui submergé par le chômage très élevé, les troubles sociaux, la corruption endémique et une désillusion sévère à l’égard des élites politiques", poursuivent-ils.
Les quatre autres pays étudiés sont issus de l'ancien bloc de l'Est : la Hongrie et la Lettonie qui ont rejoint l’UE en 2004, ainsi que la Bulgarie et la Roumanie qui ont adhéré trois ans plus tard. "Chacun de ces pays a connu des controverses au cours des dernières années et a suscité des inquiétudes au sujet des pratiques anti-démocratiques", jugent les chercheurs.
Selon l’étude, les reculs démocratiques dans certains Etats membres sont ainsi bien réels et constituent un danger pour d’autres et pour l’avenir de la construction européenne dans son ensemble. Les auteurs identifient en effet cinq problèmes fondamentaux directement liés aux reculs démocratiques dans les Etats membres.
Le malaise démocratique et la méfiance du public envers les partis politiques traditionnels, alors que les partis protestataires ont gagné du terrain presque partout en Europe. "En Grèce, le parti d'extrême droite Aube dorée a fait une percée importante lors des élections de 2012. En Hongrie, la popularité du parti d'extrême droite Jobbik a rapidement augmenté."
La corruption et le crime organisé: si les auteurs soulignent que la corruption existe dans les démocraties les plus avancées, ils notent que "la mesure avec laquelle elle se développe et reste impunie dans un pays est le reflet de la faiblesse des institutions et des procédures démocratiques". La Commission européenne a estimé à 120 milliards d’euros, soit 1 % du PIB de l’UE, le montant perdu en raison de la corruption chaque année. "En 2012, la Grèce a été placé 94e sur 176 pays, ce qui en fait l’Etat membre le plus corrompu. Les problèmes de l'Italie avec la corruption sont connus depuis longtemps", peut-on lire dans l’étude.
Le fonctionnement de la justice: "Une démocratie saine nécessite un système judiciaire indépendant qui est exempt de corruption et d'influence politique", rappellent les auteurs, qui notent qu’elle demeure une question de préoccupation, en particulier parmi les pays d’Europe centrale et de l'Est.
La liberté des médias: Les auteurs se reposent sur le rapport annuel de l’institut américain Freedom House sur la liberté de la presse, qui classe les pays du monde en trois catégories: "libre", "partiellement libre" et "non libre". En 2012, quatre Etats membres de l'UE (la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Grèce) n'ont pas obtenus des résultats suffisants pour être classés comme "libres". La Hongrie a même été le seul pays à perdre son statut de pays"libre" selon ces critères, chutant de six points par rapport aux données recueillies en 2011.
Les droits de l'homme et le traitement des minorités: "Les pressions de l'immigration se font sentir dans toute l’Europe, où un niveau de vie élevé et les possibilités d'emploi ont attiré des migrants du monde entier", soulignent les chercheurs. Le traitement des demandeurs d'asile, et de deux groupes minoritaires en particulier - les musulmans et les Roms - a été un sujet de préoccupation dans certains États membres de l’UE.
S’ils jugent cette première approche qualitative nécessaire, les auteurs estiment qu’une approche systématique et quantitative pour mesurer la démocratie l'est encore davantage pour évaluer les évolutions dans l’UE et dans chaque Etat membre.
Pour identifier plus précisément les déficits démocratiques dans les Etats membres, ils ont donc développé leur propre indice, le "Demos EU democracy index", construit sur base de plusieurs indicateurs existants afin de créer un indice composite qui soit spécifiquement adapté à l’UE. "L’objectif est d’évaluer dans quelle mesure les principes démocratiques imprègnent la vie quotidienne dans les Etats européens, pas seulement dans la sphère formelle politique - des institutions et de la démocratie électorale - mais aussi au sein des lieux de travail et des familles", détaillent les auteurs.
Ainsi ceux-ci se basent-ils notamment sur les "indicateurs sur la gouvernance mondiale" de la Banque mondiale, mais aussi sur la base de données CIRI relative aux droits de l'homme (Cingranelli-Richards (CIRI) Human Rights Database) ainsi que la vague d’enquête sur les valeurs européenne (European Values Study, EVS). Les auteurs ont par ailleurs pris en compte diverses enquêtes menées au niveau national dans les Etats membres.
L’étude repose ainsi sur cinq indices composites développés par les chercheurs sur cette base, permettant de mesurer cinq dimensions du niveau démocratique des Etats membres : les procédures démocratiques et électorales ; les libertés et les droits fondamentaux ; la tolérance envers les minorités ; la citoyenneté active ; le capital politique et social.
La première dimension est donc celle des procédures démocratiques et électorales, qui vise à capter les "éléments essentiels" de la démocratie: l'indépendance des institutions, le respect de la primauté du droit et l'absence de violence et de corruption.
Le résultat présenté par les chercheurs dans cette dimension est loin d’être rassurant. Ainsi la moyenne européenne a reculé successivement entre 2000, 2008 et 2011 dans trois domaines, à savoir le contrôle de la corruption, la stabilité politique et la participation électorale. La Grèce, l'Italie et la Hongrie ont connu des chutes significatives, comme le Royaume-Uni.
Le respect de la primauté du droit et la lutte contre la corruption ont ainsi diminué en Italie et en Grèce, cette dernière perdant aussi en termes de stabilité politique. Encore plus préoccupant, la Hongrie a enregistré trois baisses successives sur la primauté du droit et le contrôle de la corruption. A noter que la République Tchèque, la Pologne et la Slovaquie ont en revanche connu d’importantes progressions en la matière. Globalement, les niveaux les plus faibles sur cet indice ont été enregistrés en Bulgarie, en Roumanie, en Grèce, en Lettonie et en Lituanie, tandis que les plus importants l’ont été au Luxembourg, au Danemark et en Suède.
La seconde dimension, celle des libertés et des droits fondamentaux, vise à capter les droits et libertés énoncés dans la Charte des droits fondamentaux, notamment les droits politiques, les droits d'association, la liberté d'expression, de la presse, de religion et l'égalité des sexes.
Le score moyen européen pour la protection des droits et libertés a été constant depuis 2000, bien qu’il ait fluctué parmi les Etats membres. La Roumanie, la Lettonie, la Slovaquie, la Grèce et la Bulgarie sont en cette matière les pays les moins performants. La Hongrie, une fois encore, a été l'un des seuls pays à afficher trois baisses. La Lettonie a également reculé de manière substantielle en raison de ses résultats en matière de liberté religieuse et les droits économiques des femmes.
Le Danemark, la Suède et le Luxembourg sont respectivement en tête de ce classement.
La troisième dimension est celle de la tolérance envers les minorités qui met l’accent sur les attitudes envers les groupes minoritaires, dont les droits sont décrits spécifiquement dans la Charte européenne des droits fondamentaux.
"Les données sont basées sur l'examen des attitudes des citoyens européens eux-mêmes en utilisant l'EVS (où les répondants choisissent quels types de personnes ils 'n'aimeraient pas avoir comme voisin')", notent les auteurs, qui reconnaissent néanmoins la limite de cette méthode de sondage mais la justifient par l’impossibilité de mettre en œuvre un indice "objectif" de mesure de la discrimination des minorités.
Néanmoins, cette méthode "offre un aperçu de l'évolution des attitudes des gens envers les minorités". Selon l’étude, de manière générale, la tolérance envers les minorités a reculé les 15 dernières années. Les derniers chiffres de 2008 montrent que les Roms étaient considérés comme les voisins les moins désirables partout en Europe, suivis des homosexuels et des musulmans.
Les pays ayant connu le plus fort durcissement dans leurs attitudes face aux minorités sont les Pays-Bas, l'Autriche, la République tchèque et la Slovénie. Les auteurs précisent encore que les pays en dessous de la moyenne sur cette mesure ont plutôt tendance à être en Europe de l'Est, l'Autriche et l'Italie faisant exceptions. En revanche, la France, l’Espagne et la Suède étaient les plus tolérants.
Parmi tous les groupes minoritaires considérés, les musulmans sont ceux envers lesquelles les attitudes se sont durcies le plus significativement de 2000 à 2008.
La citoyenneté active est la quatrième dimension étudiée. Elle vise à mesurer la vivacité de la culture civique des Etats membres et la mesure dans laquelle les citoyens sont actifs politiquement et civiquement (engagement dans les partis politiques, dans les syndicats, en faveur des droits des femmes, de l'action communautaire locale, des droits de l'homme, dans le volontariat ou dans l’activisme ou la protestation politique).
Entre 2000 et 2008, les auteurs relèvent que les Européens ont, en moyenne, tendance à devenir moins actif politiquement (moins de signatures de pétitions ou de manifestations) et moins susceptibles d'appartenir à une organisation civique. En revanche, le bénévolat a augmenté.
Les Pays-Bas, le Danemark et l’Italie montrent les plus hauts niveaux d'activisme politique, tandis que la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie et la Pologne occupent le bas du classement.
Enfin, les auteurs se sont attachés à estimer le capital politique et social comme dernière dimension. Il s’agit ici de mesurer la manière dont les attitudes envers la démocratie et la société évoluent dans l'UE, notamment au travers du niveau de satisfaction exprimé par les citoyens (satisfaction du niveau démocratique, intolérance face aux systèmes autoritaires, etc.).
Dans cette dimension, les auteurs ont été une nouvelle fois limités à l’absence de données au-delà de 2008, or "il est certain que les années depuis 2008 auront eu un impact significatif sur les attitudes des citoyens envers la démocratie. Les banques et la zone euro crises ont contribué à un sentiment de rejet d'une élite politique jugée hors d’atteinte", détaille l’étude.
Des données plus récentes de l'édition 2012 de l’indice Derex sur l'extrémisme de droite ont montré une progression spectaculaire du rejet du système en Grèce, 62 % des Grecs affichant un manque de confiance dans le système politique. L’étude montre néanmoins que même entre 2000 et 2008, le niveau de satisfaction par rapport à la démocratie en Europe a reculé.
L’indice fait état des baisses les plus importantes au Portugal, en République tchèque, en Hongrie et en Bulgarie pendant ces années. La Bulgarie, la Roumanie et la Lettonie occupent le bas du tableau, tandis que le Danemark, la Suède et la Finlande occupent le trio de tête.
De manière générale, la Grèce et la Hongrie apparaissent donc comme les Etats membres subissant les reculs démocratiques les plus préoccupants au regard des mesures effectuées, jugent ainsi les auteurs.
La Hongrie a connu un recul significatif dans les dimensions des procédures démocratiques et électorales et du respect des libertés et des droits fondamentaux et a obtenu un score faible "inquiétant" en termes de perception des citoyens face à la démocratie, tout en étant le plus faible des Etats membres en matière de citoyenneté active.
"Au cours des dernières années, la succession de larges modifications législatives proposées en Hongrie a sapé le pluralisme et la démocratie. La popularité du parti Jobbik d'extrême droite ajoute à l'inquiétude internationale sur ce pays", jugent les auteurs.
La Grèce est un autre sujet de préoccupation. "Le pays a connu les plus fortes baisses et sa démocratie continue d’être soumise à rude épreuve: taux de chômage élevé, corruption, troubles sociaux, montée de l'extrémisme et profond malaise public". Sa performance en termes des libertés et droits fondamentaux ou de processus électoral, où elle arrive dans les dernières positions, est "particulièrement inquiétante", analysent-ils
Pour les autres pays, la Bulgarie et la Roumanie sont toujours les moins performants par rapport à leurs homologues de l'UE sur les cinq dimensions ce qui s’expliquerait "compte tenu de leur histoire", ajoutent les auteurs qui relèvent malgré tout "des améliorations modestes", par exemple relatives à la tolérance des minorités en Bulgarie qui est aussi le seul pays à progresser significativement en termes de libertés fondamentales.
Quant à l’Espagne, la Grèce, l'Italie (et le Portugal), s’ils ont été rarement parmi les mauvais élèves, chacun a connu un recul démocratique dans au moins une dimension. L’Italie a connu d’importants reculs que les auteurs expliquent par "la corruption endémique et le crime organisé. La corruption et le fait que le Premier ministre Silvio Berlusconi a toujours échappé aux poursuites judiciaires a miné la confiance du public dans les institutions sociales et politiques". Ils voient dans l’ascension "extraordinaire" du mouvement populiste de Beppe Grillo lors des élections de 2013 le reflet de la "frustration du public".
Face à ces constats, les auteurs de l’étude émettent plusieurs recommandations à destination des institutions européennes, et plus particulièrement de la Commission et de l'Agence européenne des droits fondamentaux (FRA) qui doivent "tenir le rôle principal pour mesurer et faire appliquer les engagements démocratiques" des Etats membres.
Pour cela, la Commission "a besoin d'avoir les outils nécessaires pour être en mesure de réagir immédiatement à un développement non démocratique".
La Commission devrait établir une distinction entre les principales transgressions et de plus petits reculs et établir un ordre de priorité et d'importance - avec la possibilité de préconiser des voies et des méthodes différentes de réparation.
Elle devrait aussi publier un rapport annuel qui mettrait l'accent sur le développement global de la démocratie dans l'UE: "Certaines questions peuvent ne pas nécessiter des mesures formelles, mais une telle dénonciation publique des pays pourrait avoir un impact positif"
L'Agence des droits fondamentaux de l’UE devrait encore développer une approche plus systématique pour mesurer la démocratie et les régressions au sein des Etats membres: "La production d'un seul 'score' pour les pays est réductionniste […] Les efforts pour mesurer et surveiller de tels retours en arrière n'ont à ce jour pas été suffisants."
Un problème fondamental est justement l’absence de données précises et mises régulièrement à jour, le rapport recommandant donc à la Commission de donner les moyens financiers suffisants à la FRA pour qu’elle puisse produire un indice "objectif et rigoureux".
Enfin, les auteurs mettent en garde contre les potentiels retours de flamme en cas d’intervention trop agressive qui ne seraient pas suffisamment étayées. "Une approche rigoureuse pourrait aider à éliminer la possibilité d'accusations de doubles standards, de politisation et d'hypocrisie. Agir de façon trop agressive pourrait aussi attiser les flammes du sentiment populiste et anti- UE intérieure dans les pays incriminés. Fournir une mesure rigoureuse et cohérente de l'attitude des citoyens dans chaque pays peut aider la Commission et les autres institutions de l'UE à comprendre où il y a un risque de retour de bâton", concluent les auteurs.
Le Grand-Duché se classe généralement parmi les premiers de la classe dans la plupart des dimensions de l’indice Demos, notamment en première place pour la dimension 1, les procédures démocratiques et électorales, en troisième position pour la dimension 2, les libertés, en cinquième position pour la dimension 4, la citoyenneté active, et en sixième position pour la dimension 5, le capital politique et social.
Pour la dimension 3 par contre, la tolérance envers les minorités, il chute à la neuvième position, et même au quatorzième rang lorsque l’on évoque le sujet de la tolérance de la population par rapport à des voisins d’une origine différente.