A l’aube d’une année 2014, durant laquelle la politique européenne, et notamment le Parlement européen, devra se fixer des objectifs en termes de réduction des émissions de CO2 de l’UE en vue de la conférence internationale sur le climat de 2015, l’eurodéputé écologiste luxembourgeois, Claude Turmes, invitait le 9 décembre 2013, à une conférence du climatologue et professeur au Centre Helmholtz de recherche océanographique de Kiel, Mojib Latif.
Intitulée "Klimawandel : Fakten statt Ablenkungsmanöver" ("Changement climatique : des faits plutôt que faire diversion"), cette conférence avait à la fois l’ambition de présenter les derniers arguments scientifiques concernant le changement climatique et d’aborder l’action politique qui resterait à mener.
Claude Turmes a souligné en introduction que Mojib Latif est le premier scientifique à avoir émis l’hypothèse qu’entre 2005 et 2015, on pourrait assister à une augmentation de la température moins importante que prévue par les scientifiques. Cette théorie émise en 2009 et présentée comme celle d’un refroidissement, "fut reprise par les sceptiques pour dire que le problème n’était pas si urgent", a rappelé Claude Turmes. Or, le changement climatique se poursuit comme le démontre le 5e rapport fourni en 2013 par le groupement de chercheurs internationaux, le GIEC.
Puisqu’il était question, dans le titre même de la conférence, de diversion, Mojib Latif a commencé son intervention en rappelant que "le problème climatique n’est qu’un symptôme", d’un problème plus large sur le rapport que l’être humain entretient avec son environnement. Une autre déclinaison de ce même problème de fonds consiste dans le fait que nous vivons dans "une société des médias", qui répond à ses propres règles, et notamment au principe premier qui consiste à "attirer l’attention".
Le climatologue, justement très connu outre-Rhin pour ses nombreuses interventions dans les médias, a présenté deux exemples de manipulation médiatique, celle alarmiste, comme celle que fit, en août 1986, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel qui présentait la cathédrale de Cologne baignant dans l’eau en raison d’une hausse à venir du niveau de la mer de 80 mètres. C’était, selon Mojib Latif, une "exagération extrême" qu’aucun scientifique n’a pu à l’époque avancer. A l’inverse, lorsqu’en 2005, le magazine Stern a consacré un dossier à l’alarmisme en termes de climat, il a recouru à une autre manipulation en demandant à deux romanciers, l’Américain Michael Crichton et l’Allemand Frank Schätzing, et non à des scientifiques, de s’exprimer sur le sujet. Mojib Latif s’appuie sur ces deux exemples pour rappeler : "Nous ne devons pas consommer les médias mais nous demander qui dit quoi, sous quelle forme, en défendant quels intérêts."
Il a rappelé que le problème est connu depuis au moins quatre décennies, notamment lorsque la publication par le Club de Rome en 1972 d’un rapport baptisé "Les limites de la croissance", a pointé la source du problème, à savoir que le problème du climat est aussi le symptôme d’une manière particulière d’organiser la société et l’économie. Que les prévisions du Club de Rome se soient réalisées ou pas, "le message central est valable aujourd’hui comme autrefois". Or, nous "n’avons rien appris pendant quarante ans", la consommation des ressources a augmenté "toujours plus rapidement", explique le climatologue. 90 % de l’énergie produite aujourd’hui le reste à travers les énergies fossiles.
Le climatologue souligne dans ce contexte que le problème de la prise de conscience vient aussi du fait que la nature n’a pas doté l’homme de sens pour remarquer "que quelque chose d’incroyable s’est passé". "Nous ne pouvons pas le sentir, le toucher, le voir, l’entendre ni le goûter." De même dira-t-il par la suite, "un homme ne vit à peine assez longtemps pour pouvoir remarquer que la planète s’est réchauffée".
Il faut alors s’en remettre aux scientifiques. Et toutes les données scientifiques sont claires, dit Mojib Latif, en présentant les projections qui permettent de reconstituer la présence de méthane et de CO2 dans l’air sur 800 000 ans et de constater que leur concentration actuelle est "unique dans l’histoire de l’être humain".
En 1957, le chercheur américain Roger Revelle, l’avait d’ailleurs bien exprimé : "Les êtres humains mènent actuellement une grande expérience géophysique appliquée, qui n’aurait pu être réalisée dans le passé et qui ne pourra pas être répétée dans le futur", avait-il écrit dans un article sur les échanges de CO2 entre l’atmosphère et l’océan et la question de l’augmentation de CO2 durant les dernières décennies. Il avait lui aussi essuyé la résistance de scientifiques.
Mojib Latif dit qu’il ne faut pas demander aux scientifiques des certitudes complètes. "Ce ne serait pas scientifique si je disais que je sais 100 % de tout ce qui se passe", dit-il. Certes, on peut toujours reprocher à un scientifique de ne pas être sûr à 100 % de ce qu’il avance mais la certitude absolue est inaccessible à l’homme et surtout il n’en a pas besoin pour éviter les risques. "Si je traverse la route, je regarde à gauche et à droite, même si la chance que je sois heurté par une voiture est de 50 %, même 10 %." Dans ce cas-là, une fois les projections connues, il n’existe pas d’autres conséquences possibles qu’agir politiquement.
Mojib Latif a ensuite détaillé les preuves scientifiques du réchauffement climatique, notamment pour expliquer le fait qu’il continue à un rythme soutenu malgré le constat qu’il avait fait en 2009 et qu’il continue à faire, à savoir que la température moyenne ait augmenté moins vite que prévue.
La température de la planète doit de toute façon s’observer sur le long terme, pour ne pas se laisser tromper par les oscillations qui s’observent à plus court terme. Mojib Latif en profite pour rappeler, dans ce contexte, la vanité de notre monde rapide à vouloir interpréter en temps réel une semaine de forte chaleur ou de grand froid.
Sur le long terme, sur un siècle, la température et la concentration de CO2 suivent une même trajectoire ascendante, continue, comme le montre notamment une simulation vidéo de la NASA présentée au public. Le soleil, souvent introduit dans la discussion pour déculpabiliser l’homme, n’a pas eu d’influence, son rayonnement s’étant plutôt réduit depuis un demi-siècle. "Plus de la moitié du réchauffement de la planète est due à l’homme", affirme-t-il. Les oscillations de température, à la fois dans le temps et dans l’espace, peuvent avoir différentes causes, et l’action de l’océan mais aussi des courants ne doit pas être oubliée.
Une des causes du ralentissement du réchauffement climatique observée ces dernières années réside dans l’absorption de chaleur plus élevée par les grands-fonds océaniques (au-delà de 1000 mètres). Il y a donc moins de chaleur que prévu à la surface au contact avec l’atmosphère. Et la température n’augmente pas tant. Néanmoins, "ce répit s’observe dans les températures qui réagissent de manière désordonnée et reflètent le comportement chaotique du climat. D’autres mesures comme le niveau de la mer ne démontrent pas ce répit."
Par contre, que la surface soit chaude au fond ou à la surface, le niveau de la mer poursuit son augmentation constante. Mojib Latif explique que c’est notamment dans cette donnée, bien plus stable que la température, que s’observe la poursuite constante du réchauffement.
D’ailleurs, souligne-t-il, l’évolution du niveau de la mer est à la fois abreuvée par la fonte des glaces mais aussi par l’expansion thermique. Avec le réchauffement, chaque corps s’étend et prend donc plus de place. Le niveau de la mer a augmenté de 20 cm depuis un bon siècle. Les projections pour le siècle varient entre 70 cm et 1 mètre. "Le changement climatique n’est pas fini. Il ne fait pas de pause. Il est actuellement à voir dans d’autres composantes du système planétaire que dans les températures de la surface", martèle le chercheur.
L’Arctique est la région qui se réchauffe le plus. Mais si les tropiques forment celle où le réchauffement est le moins visible en termes de température, de quelques dixièmes seulement, il suffit à des bouleversements importants. L’évaporation de l’eau augmente d’un coup, et l’énergie dans l’air avec elle. "Avec ce réchauffement relativement faible, les cyclones semblent s’intensifier", suggère le chercheur. C’est ce que les modèles estiment, en l’absence de preuves à fournir.
Pour le futur, deux scénarios extrêmes sont présentés : le plus grave, avec une poursuite de la hausse des émissions de CO2, promet une hausse de la température de la planète de 4 degrés d’ici à 2100, ce qui implique "un climat radicalement différent". L’autre extrémité décrit la situation où sont prises dans l’immédiat toutes "les mesures humainement possibles". La hausse se limiterait à 1 degré. "Ce ne sont pas de réelles prévisions mais des projections ou alors des prévisions conditionnées", prévient de nouveau le chercheur.
Entre les deux scénarios, la hausse du niveau de la mer ne connaît pas de variation aussi grande, 70 cm dans le cas le plus favorable, 1 mètre dans l’autre, même s’il règne une grande incertitude sur l’ampleur de cette hausse la plus grave. « Nous avons déjà beaucoup plus fait pour le niveau de la mer que pour les températures, qui peuvent être relativement rapidement stabilisées », souligne ainsi le chercheur.
Mojib Latif est sceptique quant aux chances que le monde trouve un accord sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour la période après 2020. Il constate qu’à Varsovie, s’est répété le scénario désormais habituel, notamment depuis la réunion de Copenhague en 2009, fait de déclarations d’intention et de la même ritournelle de l’avancée et du succès de la réunion. "J’évalue les succès à travers des chiffres concrets", dit-il, en soulignant que les émissions ont augmenté de 40 % depuis 2000, alors qu’une simple stagnation eut déjà été insuffisante.
A cette illusion s’ajoutent d’autres facteurs, et notamment une "dimension historique". Depuis des décennies, les USA étaient les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre, suivis à bonne distance par l’UE. Leurs émissions ont légèrement faibli et c’est désormais la Chine qui est devenue depuis quelques années le plus grand émetteur, suite à une hausse vertigineuse de ses émissions. Or, « on ne doit pas oublier que le problème du climat n’est pas chinois", dit le chercheur. Le C02 a une durée de vie de 100 ans et c’est bien celui émis produit par les nations industrialisées qui est à l’origine du réchauffement actuel. "On ne peut pas échapper à notre responsabilité", dit-il.
S’ajoute à ce risque de défausse une "dimension économique" qui se situe dans ce que Mojib Latif appelle les "émissions grises". "Nous produisons moins nous-mêmes mais faisons produire", rappelle-t-il. En Chine, les émissions de CO2 ont augmenté en raison des délocalisations venues des pays industrialisés. Des études ont montré que cela représentait pour l’Allemagne un bénéfice de 18 % de ses émissions en 2009, soit "presque l’objectif de Kyoto", dit le chercheur. "L’Allemagne, quand on est honnête, n’a pas fait beaucoup pour la protection du climat", poursuit-il conscient d’émettre « une vérité dérangeante", qui s’applique à toutes les nations industrielles.
"Le problème climatique ne peut être résolu qu’en repensant le système de production d’énergies. La technique est là", a-t-il conclu.
Si Claude Turmes s’est montré plus optimiste sur les chances de remédier à la situation, c’est justement en raison de l’amélioration des moyens techniques. Dans un petit exposé de la situation européenne qu’il a souhaité présenter à l’assistance, Claude Turmes, a rappelé le grand espoir né avant la réunion de Copenhague en 2009. Il y avait un espoir et celui-ci revient en vue de la conférence de novembre 2015 à Paris. Le long temps d’attente pour se rapprocher d’un accord n’a, selon lui, rien d’anormal, au vu des intérêts divergents du nombre de pays qui cherchent à s’entendre. "C’est un processus lent et pénible, mais il doit être mené à bien", dit-il.
Il y a les pays industriels, lesquels "ont historiquement causé ce problème et gardent un niveau d’émissions très haut", les pays émergents (Chine, Inde, Brésil) qui veulent se développer mais aussi des grandes parties de l’Afrique et de petites îles, qui n’ont que très peu contribué au changement climatique mais subissent de plein fouet les conséquences du réchauffement. "L’Europe était un moteur avant Copenhague, avec le Paquet Climat Energie 2007-08", rappelle Claude Turmes. Elle doit l’être de nouveau en 2014, quand elle se positionnera.
L’enthousiasme de Claude Turmes repose sur les avancées technologiques, les installations d’énergie éolienne, offshore notamment, ou encore photovoltaïque. L’évolution des coûts lui semble aussi favorable. L’énergie photovoltaïque est désormais moins chère que le nucléaire. L’Angleterre a récemment demandé un prix garanti à EDF pour l’énergie nucléaire. Ce prix fut fixé à 115 euros par MWh. Avec l’éolien, le MWh coûte entre 55 et 80 euros et avec les installations photovoltaïques, entre 95 et 110 euros. Enfin, Claude Turmes, souligne les promesses de rationalisation faites par les Smartgrid, utilisation moderne de l’informatique des réseaux, les progrès en assainissement énergétiques des bâtiments et pour rendre les voitures plus efficaces.