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Institutions européennes - Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination - Justice, liberté, sécurité et immigration
Le rôle de la Cour de Justice de l’UE dans la défense des valeurs européennes face aux changements sociétaux a été détaillé par son vice-président, Koen Lenaerts, lors du Bridge Forum Dialogue
16-01-2014


lenaerts2Comment défendre les valeurs portées par le projet européen à une époque de changements sociétaux majeurs? Vice-président de la Cour de Justice de l’UE et professeur de droit européen à l’Université de Leuven (Belgique), c’est à cette question sensible qu’a tenté de répondre le Professeur Koen Lenaerts, à l’occasion de la dernière manifestation du Bridge Forum Dialogue, le 16 janvier 2014.

Devant une centaine de personnes réunies par la plate-forme de discussion interdisciplinaire, le juge européen s’est évertué à détailler le rôle que joue la CJUE en la matière. Et selon le vice-président de la Cour, le projet d'intégration européen n'est pas fixé dans le marbre, mais il "peut évoluer pour faire face aux changements de la société, à condition qu'il reste fidèle à ses valeurs fondatrices".

L’arrêt Pringle et ses conséquences

L'arrêt de la Cour européenne de Justice dans l’affaire Pringle l’illustrerait parfaitement selon Koen Lenaerts. La CJUE était appelée à examiner la compatibilité avec les Traités de la décision du Conseil européen qui modifiait les Traités (via la procédure simplifiée) et confirmait que les Etats membres pourraient établir un mécanisme de stabilité financière. Il avait également été demandé aux juges européens de déterminer si le traité instituant le Mécanisme européen de stabilité était compatible avec la clause de non-renflouement (no bail-out) du Traité.

"En répondant par l’affirmative, la Cour a souligné l'importance de la valeur de solidarité de l'UE qui est un élément indissociable du projet européen, a estimé Koen Lenaerts. Mais elle doit être adaptée au contexte économique difficile actuel". Selon le juge européen, avant la crise de l'euro, la solidarité était comprise de manière restrictive. "Cependant, la crise a révélé que la stabilité de la zone euro dans son ensemble exigeait une compréhension plus large du concept", relève-t-il. "Lorsqu'un Etat membre connaît des difficultés financières, le bien commun exige que les autres participent aux efforts pour le sauver."

Ainsi dans l’arrêt Pringle, la Cour a-t-elle cherché à concilier ces conceptions divergentes de la solidarité, et à s’assurer que l'aide financière accordée par le MES soit conforme à la clause de non-renflouement. Elle l’a jugé compatible, à trois conditions cumulatives: l'Etat membre concerné devrait rester responsable envers ses créanciers, l'aide devrait fonctionner comme un incitatif pour atteindre une politique budgétaire saine et une telle aide devrait être limitée aux cas où la stabilité de la zone euro dans son ensemble était mise en danger. "L'arrêt Pringle montre que la solidarité, en tant que valeur fondatrice de l'Union, a été interprétée par la Cour à la lumière des deux principes de continuité et de changement", poursuit le juge européen.

Au-delà de l’économique

L'idée que l'UE doive rester fidèle à ses valeurs fondatrices, tout en laissant de l’espace pour s'adapter aux changements sociétaux, ne se limite cependant pas à la politique économique, a précisé le magistrat. Il s'étend en réalité à tous les domaines du droit de l'UE, cela alors qu’au cours des soixante dernières années, tant l'UE que les sociétés européennes ont changé. "D'une part, le projet d'intégration européen ne se limite plus aux questions économiques et commerciales liées à la mise en place et au fonctionnement du marché intérieur. Il a évolué avec l'adoption de réformes successives du traité, qui permettent désormais à l’UE d’exercer ses pouvoirs sur les domaines d'activité qui étaient traditionnellement réservés à l'État-nation", relève Koen Lenaerts.  

Ainsi des questions telles que le droit pénal ou le droit de la famille ne sont plus l'apanage de la souveraineté nationale. Grâce à l'adoption de règlements ou de directives dans l'espace de liberté, de sécurité et de  justice, "le législateur européen prend des décisions politiques susceptibles d'affecter le quotidien des citoyens européens".

"D'autre part, depuis la seconde moitié du siècle dernier, les sociétés européennes ont subi une transformation radicale", ajoute-t-il. "Elles ne sont plus un bloc homogène mais sont composées de citoyens appartenant à différents groupes ethniques, religieux ou raciaux."

Pour le magistrat, il est intéressant de se pencher sur le rôle que le droit communautaire a joué dans cette évolution parallèle. "À cet égard, la sociologie juridique nous dit que la loi est un instrument puissant qui peut fonctionner soit comme un catalyseur, soit comme une entrave au changement de la société." Ainsi le droit de l'Union peut-il faciliter le changement, à condition que le processus politique de l'UE y soit favorable.

Le consensus constitutionnel

lenaerts1"Au niveau européen, le consensus social est généralement exprimé par le Conseil et le Parlement européen, qui sont les institutions politiques de l'UE chargées de transformer un tel consensus dans une nouvelle 'loi du pays'. Inversement, si un consensus social fait défaut, l'impasse politique peut fonctionner comme un bouclier contre les vents indésirables du changement", détaille Koen Lenaerts. Pour les juridictions de l’UE, l'existence d'un consensus social serait d’ailleurs un facteur majeur lors de l'interprétation du droit de l’UE. Le juge distingue à ce sujet "consensus constitutionnel" et "consensus législatif".

L'existence d'un consensus constitutionnel conduit à l'adoption de normes qui deviennent la "loi suprême du pays". Ces normes peuvent contenir des valeurs partagées dans toute l'Europe et qui se retrouvent dans le droit primaire de l'UE, à savoir les Traités, la Charte des Droits fondamentaux, et les principes jurisprudentiels du droit européen.

La recherche d'un consensus constitutionnel européen n'agit cependant pas comme un obstacle au changement sociétal. "Si un État membre s'écarte des normes qui mettent en œuvre les valeurs reconnues comme européennes, ces mêmes normes qui ont été violées peuvent servir de déclencheur à des changements de société dans l'État membre défaillant", estime-t-il.

Ainsi le juge cite notamment l’affaire Roca Álvarez de septembre 2010. La loi espagnole en cause octroyait aux travailleuses une heure de repos du travail pour allaiter un enfant de moins de neuf mois. Pour les travailleurs masculins, le congé était subordonné au fait que la mère de l'enfant soit également employée. N’ayant pas droit à ce congé, Monsieur Roca Álvarez, dont la femme était travailleuse non-salariée, a fait valoir devant les tribunaux espagnols que le droit espagnol n'était pas compatible avec le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes, ce que la CJUE a reconnu.

La Cour a souligné que, comme le congé en question était accordé aux travailleurs en leur qualité de parents, il ne pouvait en être considéré comme une mesure en vue de réduire les inégalités entre hommes et femmes. La CJUE a donc jugé que la loi espagnole en cause était "de nature à perpétuer une distribution traditionnelle des rôles des hommes et des femmes en gardant les hommes dans un rôle subsidiaire à celui des femmes par rapport à l'exercice de leurs fonctions parentales". "La décision de la Cour de justice a provoqué un changement important dans la société espagnole: les pères peuvent désormais quitter le travail plus tôt afin de passer plus de temps avec leurs bébés", appuie le vice-président de la Cour.

Cependant, précise le juge européen, en l'absence de consensus constitutionnel européen, la Cour de justice ne s'engagera pas dans des principes jurisprudentiels créant une nouvelle norme constitutionnelle, comme un nouveau droit fondamental. Dans un tel cas, "elle optera pour une approche prudente et se reportera, le cas échéant, sur les solutions adoptées par les constitutions de chaque État membre".

Ainsi, il n'existe pas de tel consensus sur le droit fondamental des couples de même sexe de se marier, ni sur une égalité entre le mariage homosexuel et hétérosexuel (voir par ailleurs à ce sujet l'article consacré à la complexité de reconnaissance des différentes situations familiales dans l'UE). C’est dès lors à chaque État membre de décider. 

L'absence de consensus constitutionnel ne signifie cependant pas que les États membres sont libres de faire tout ce qu’ils veulent. "Dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, les États membres doivent respecter les normes intégrant des valeurs de l'UE."

Concernant les couples de même sexe, les cas Maruko et Römer de décembre 2013 démontrent que, dans la mesure où la législation nationale considère les partenariats de couples de même sexe et les mariages de manière équivalente, tout traitement discriminatoire sur les questions relevant du champ d'application du droit de l’UE serait contraire au principe de non-discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. C’est précisément le cas d’une mesure nationale qui limite les prestations de survivants dans un régime de prévoyance obligatoire aux époux.

Le juge européen précise néanmoins que pour que la discrimination soit établie, il n’est pas nécessaire que les deux types de partenariats soient dans des situations identiques au regard du droit national. Ils doivent uniquement être comparables à la lumière de l'objectif et des conditions d’octroi de la prestation en cause. Dans l’affaire Hay,  Monsieur Hay avait conclu un PACS avec une personne du même sexe mais il s’est vu refuser les jours de congés spéciaux et la prime de mariage accordés aux employés qui se marient, au motif qu’ils n’étaient octroyés que pour le mariage. Le PACS était, au moment des faits, la seule possibilité en droit français pour les couples de même sexe d’obtenir un statut juridique de leur relation.

"Pour déterminer si une PACS conclus par deux personnes du même sexe était comparable au mariage, la Cour de justice a limité son analyse à la prestation en question. Étant donné que ces prestations sont accordées à l'occasion du mariage, indépendamment des droits et obligations découlant de ce mariage, la Cour de justice a estimé que le PACS et le mariage étaient comparables à ces fins. Par conséquent, le refus de ces avantages constituait une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle", poursuit Koen Lenaerts.

Le consensus législatif

Pour sa part, le "consensus législatif" ne couvre pas uniquement les normes européennes qui sont adoptées à l'unanimité par le Conseil, mais il se réfère à toutes les normes secondaires de l'UE qui sont le résultat d'un accord politique au niveau de l'UE. Afin de parvenir à un consensus législatif, les institutions politiques de l'UE peuvent délibérément décider que certaines questions valent mieux d’être laissées en suspens.

Dans de tels cas, le litige va inévitablement conduire à la résolution des questions que le processus politique n'a pas examinées, notamment les problèmes juridiques posés par l’évolution scientifique et technique. "Cela nécessite que la Cour jette un nouvel éclairage sur ces questions. Cela peut être une tâche complexe, notamment lorsque la juridiction nationale demande à la Cour de justice des indications en matière de bioéthique".

Koen Lenaerts cite la directive 92/85 qui prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires pour interdire le licenciement des travailleuses enceintes.  Dans l’affaire Mayr de 2008, une travailleuse avait été licenciée alors qu'elle suivait un traitement en vue d'une fécondation in vitro qui la rendait malade et l’empêchait de travailler. Au moment du licenciement, ses ovules avaient déjà été fécondés, mais n’avaient pas été transférés dans son utérus.

La CJUE a donc dû déterminer si la travailleuse était enceinte lors de son renvoi. "Dans son analyse, la Cour de justice a souligné qu'elle n'avait pas l'intention de résoudre des questions de nature médicale ou éthique, mais d’interpréter les dispositions pertinentes de la directive 92/85. Elle a noté que l'objectif de l'interdiction de licenciement est d'éviter le risque d'un renvoi, pour des raisons liées à la grossesse, qui pourrait avoir des effets dommageables sur la situation physique et psychique des travailleuses enceintes".

Toutefois, le respect du principe de sécurité juridique empêche la grossesse de débuter avant que les ovules n’aient été transférés dans l’utérus, d’autant plus qu’il était possible de conserver les ovules fécondés hors de l'utérus pendant de nombreuses années, a souligné la Cour.  Les juges ont néanmoins décidé d'examiner le licenciement à la lumière du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes, et ont estimé que si une travailleuse était licenciée pour cause d'absence due à la maladie provoquée par le traitement de la fécondation in vitro qu'elle suit, cela constitue une discrimination directe fondée sur le sexe.

"La Cour de justice peut être appelée à définir des concepts d'ordre moral, social et même philosophique. Ce faisant, la Cour agit avec circonspection et elle se limite à l'interprétation de ces concepts pour les seules fins de la mesure en question. Elle ne cherche pas une définition générale qui reviendrait à imposer une notion uniforme de la moralité publique aux États membres, car cela serait contraire au pluralisme sur lequel est fondée l'Union".

Unité et diversité

Si des valeurs telles que la démocratie et la primauté du droit sont reconnues dans toute l’Europe, le projet d'intégration n'exclut pas la diversité nationale, l’UE s'engageant à respecter l'identité nationale de ses États membres. "Le pluralisme signifie que chaque société nationale reste libre d'évoluer différemment selon sa propre échelle de valeurs".

Toutefois, souligne Koen Lenaerts, ni l'unité, ni la diversité ne sont des valeurs absolues. "L'UE ne peut pas priver les États membres de leurs propres identités, et les identités nationales ne peuvent mettre en péril le projet européen. La survie de l'UE exige que ce qui nous rassemble reste plus fort que ce qui nous déchire. Le pluralisme est une valeur relative qui doit respecter un noyau central de principes constitutionnels fondamentaux de l'UE".

La valeur diversité trouverait ainsi sa place en l'absence d'un consensus législatif européen sur le niveau de protection qui doit être accordée à un bien commun. "Si une question relève de la législation européenne et que le législateur européen n'a pas encore déterminé avec précision le niveau de protection qui doit être accordé à un droit fondamental, c’est à la société de chaque État membre de le déterminer", ajoute-t-il.

Le pluralisme n'étant pas une valeur absolue, le niveau de protection accordé à un droit fondamental par un ordre national doit être conforme au consensus constitutionnel de l'UE. Dans le domaine des droits fondamentaux, cela signifie que la diversité peut être exprimée, à condition que "le niveau de protection prévu par la Charte, tel qu'interprété par la Cour, et la primauté, l'unité et l'efficacité du droit de l'Union européenne ne soient pas [ ... ] compromis". En revanche, la diversité est exclue là où il y a un consensus législatif européen.

"Concrètement, cela signifie que les choix politiques faits par le législateur de l'UE doivent fournir un niveau de protection qui est à tout le moins égal à celui prévu par la Charte". L'interaction entre le consensus législatif de l'UE et la valeur de la diversité est mise en évidence par les décisions de la Cour de justice dans l’affaire Melloni notamment, lors de laquelle la Cour a été confrontée à des questions relatives à la validité et à l'interprétation de la décision-cadre de l'UE sur le mandat d'arrêt européen.

Le législateur communautaire avait en effet cherché à harmoniser les motifs de non-reconnaissance des décisions rendues à l'issue d'un procès auquel l'intéressé n'a pas comparu en personne. À cette fin, il avait établi une liste des circonstances dans lesquelles, en dépit du fait que l'intéressé a été condamné par contumace, le mandat d'arrêt européen devait être exécuté. Ainsi le refus d’exécution d'une décision rendue par défaut ne peut notamment avoir lieu lorsque la personne concernée a nommé un avocat qui l’a défendue au procès.

La Cour constitutionnelle espagnole avait demandé si la décision-cadre permettait la diversité, car en vertu de la Constitution espagnole, l'exécution d'une décision rendue par défaut était toujours subordonnée à un nouveau procès. La Cour a répondu par la négative. "En précisant l'équilibre entre le renforcement de la reconnaissance mutuelle en matière pénale et les droits de la défense, le législateur européen a défini avec précision le niveau de protection des droits fondamentaux auquel tous les États membres doivent se conformer. Ainsi, le consensus législatif de l'UE a prévalu sur la diversité des valeurs", détaille le juge européen.

"Il résulte notamment de ce cas que ce n'est pas à la Cour de décider quand et comment la diversité nationale doit être remplacée par l'unité européenne. C'est au processus politique démocratique de l'UE de tracer la ligne entre l'unité et la diversité. Comme un tribunal qui respecte la primauté du droit, la CJUE ne peut que s'assurer du fait que, lors de l'élaboration de cette ligne, les institutions politiques ont respecté le consensus constitutionnel de l'UE", a estimé Koen Lenaerts

Des précisions au cours du débat

Au cours du débat qui a suivi l'intervention du vice-président de la Cour, celui-ci a encore précisé que la CJUE ne dit pas la loi, elle interprète les lois européennes. "Les Cours ne sont pas des législateurs, elles ne parlent pas dans le vide et ne posent pas de principes abstraits pour l’avenir. Elles résolvent les affaires qui leurs sont présentées et elles doivent le faire de manière à cadrer leur décision dans le contexte de l’affaire qui leur est soumise".

Ainsi le fondement de la décision dans l’affaire Hay reposait selon le juge sur le fait que, vu que les couples de même sexe n’avaient accès qu’au PACS, il y avait une discrimination directe. Désormais en vertu de l’accès au mariage, ces couples ont le choix entre PACS et mariage. "C’est une différence cruciale en termes factuels dans le cadre de cette affaire".

La Cour est-elle une institution d’avant-garde? Oui et non selon Koen Lenaerts. "La Cour ne fuit pas ses responsabilités pour prendre des décisions qui ont un impact sociétal crucial dans des conditions d’évolution des sociétés. Mais elle ne le fera uniquement à condition de trouver un soutien suffisant dans les traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, les sources fondamentales du droit de l’Union et les considérations législatives. Ce qu’elle ne fera pas, c’est, seule et de sa propre initiative, en l’absence d’un consensus apparent au niveau de l’UE, de "sortir du bois" pour dire qu’il faudrait se diriger dans telle ou telle direction.