L’accord commercial en cours de négociation depuis juillet 2013 entre l'Union européenne et les USA, plus connu sous le nom de Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement ou "TTIP", s’est invité à la Chambre des députés luxembourgeoise, le 11 mars 2014, à l’occasion d’un débat d’actualité requis par les députés de déi Lénk (la Gauche) qui s’inquiètent des conséquences possibles d’un tel accord pour l’UE en général et pour le Luxembourg en particulier.
Pour mémoire, comme le précise la page internet de la Commission européenne dédiée à ce sujet, le TTIP "vise à éliminer les barrières commerciales dans de nombreux secteurs économiques afin de faciliter l'achat et la vente de biens et de services entre l'UE et les Etats-Unis […]. Les négociations TTIP se pencheront également sur l'ouverture des deux marchés pour les services, l'investissement et les marchés publics. Elles pourraient également mener à l’établissement de règles mondiales sur le commerce".
En plus d’abaisser les tarifs douaniers – déjà relativement faibles entre les deux blocs commerciaux – dans divers secteurs, l'UE et les USA "veulent s'attaquer aux obstacles existant derrière les frontières". Il s’agit ici d’aller vers une harmonisation de différents éléments non tarifaires, à savoir les règlements techniques, normes et procédures d'approbation. "Ceux-ci coûtent souvent inutilement du temps et de l’argent pour les entreprises qui veulent vendre leurs produits sur les deux marchés", justifie la Commission.
La vaste zone de libre-échange qui doit en découler devrait stimuler la croissance et la création d’emplois, la Commission estimant que le TTIP bénéficiera à l’économie européenne à hauteur de 120 milliards d’euros, à hauteur de 90 milliards d’euros aux USA et encore de 100 milliards pour le reste du monde.
Si les arguments avancés par la Commission européenne en faveur de cet accord commercial sont largement positifs, le petit parti d’opposition se montre très sceptique quant à leur réalité. Déi Lénk met au contraire en avant une série de conséquences négatives qui pourraient en découler, se faisant ainsi l’écho des très nombreuses critiques émanant de divers pans de la société civile.
Accord antidémocratique : une critique récurrente des négociations est leur absence de transparence, le mandat octroyé à la Commission par les Etats membres étant secret et les négociations étant "menées en coulisse" à l’abri du regard du public et de ses représentants, s’est énervé le député Justin Turpel lors de son intervention.
Règlement des différends investisseurs-Etats au profit des entreprises : comme l’a souligné le député de déi Lénk, une des "pierres angulaires des accords de libre-échange" est la possibilité prévue par une "clause de règlement des différends" pour les investisseurs étrangers de poursuivre un Etat devant un tribunal arbitral en raison de législations qui mettraient en cause les investissements effectués. Des législations mises en place au nom de l’intérêt général pourraient dès lors être contestées afin de protéger des intérêts privés. "Une entreprise multinationale pourrait poursuivre un Etat pour des règles écologiques, sanitaires ou sociales qui ne lui conviennent pas", a appuyé Justin Turpel, qui note que ce type de règlement des différends est déjà une réalité dans de nombreux accords bilatéraux d’investissement.
Nivellement des normes par le bas : le député a également relevé que les USA n’étaient pas signataires d’un certain nombre de conventions internationales – en matière de droit du travail, de biodiversité ou même de culture – et que les normes appliquées aux Etats-Unis garantissaient des niveaux de protection souvent inférieurs à leurs homologues européennes. "L’objectif étant d’atteindre le niveau le plus élevé de libéralisation d’investissement possible", l'harmonisation des normes règlementaires entre les deux marchés risquerait dès lors d’être réalisée "en abaissant les standards européens en matière sociale, environnementale ou sanitaire entre autres", estime Justin Turpel. La remise en question des normes au niveau agraire notamment signifierait "que le bœuf aux hormones, le poulet chloré ou les produits OGM" issus des USA se retrouveraient dans l’assiette du consommateur européen, prévient le député.
Fin de l’exception culturelle européenne : "la protection particulière accordée à la production culturelle audiovisuelle européenne, on parle en France d’exception culturelle, serait non pas explicitement mais implicitement remise en cause par cet accord", a poursuivi le député.
Libéralisation des services publics : l’accord d’investissement prévoirait par ailleurs la libéralisation de nombreux services publics, qu’il s’agisse du secteur de la santé, des transports, ou de l’énergie, ce à quoi déi Lénk s’oppose farouchement.
Mise à niveau des droits de douane : Le député a encore relevé que les droits de douanes appliqués dans l’UE étaient en moyenne de 5,2 % et aux USA de 3,5 %, leur abaissement signifiant donc un gain de 40 % pour les USA. "Avec le dollar américain faible et une baisse des règles de protection européennes, cela mènerait à des délocalisations massives", assure Justin Turpel.
Pour déi Lénk, la conclusion est donc relativement simple. Le parti juge qu’avec l’accord tel que prévu, "nous avons plus à perdre qu’à y gagner" et a donc appelé, dans une motion qui a été rejetée par la Chambre des députés, à la suspension des négociations sur le TTIP.
Le débat qui a suivi l’intervention du député Justin Turpel s’est voulu relativement consensuel, les autres partis représentés à la Chambre s’accordant sur un certain nombre d’opportunités qui pourraient découler d’un tel accord pour l’économie européenne, tout en soulignant la nécessité de rester vigilants face à certains risques que le TTIP soulèverait. Le parti déi gréng (écologiste), en revanche, a manifesté davantage de scepticisme, malgré sa participation à la coalition gouvernementale à trois avec le LSAP (socialistes) et le DP (libéraux).
Pour le parti socialiste (LSAP), le député Marc Angel a assuré qu’il fallait en cette période de crise "donner une chance aux initiatives en faveur de la croissance". Le député socialiste a néanmoins insisté sur la sauvegarde des standards européens de qualité élevés, refusant une "harmonisation par le bas". Il a par ailleurs estimé que la pression sur les négociations n’était pas justifiée et que si la conclusion des négociations était prévue pour 2015, il préférait une prolongation "plutôt qu’un mauvais accord". Pas question non plus pour le député d’une clause de règlement des différends favorable aux investisseurs, celui-ci estimant que l’accord "doit être pour ceux qui vivent sur les territoires, pas pour les multinationales". D’ailleurs, face aux inquiétudes de la société civile, la Commission a gelé le sujet le temps d’une large consultation publique, a rappelé le député.
Marc Angel a encore souligné que selon la Commission européenne, des sujets comme la culture, les OGM ou la libéralisation des services publics avaient été exclus des négociations sur le TTIP, et il a minimisé l’absence de transparence dénoncée par déi Lénk. Le député a ainsi souligné les nombreux documents publiés par la Commission ainsi que les réunions qui sont organisées régulièrement avec l’ensemble des parties concernées. Par ailleurs président de la commission Affaires étrangères de la Chambre des députés, Marc Angel s’est engagé à ce que le TTIP fasse l’objet d’une information régulière de la commission compétente et en outre d’un large débat public auquel seraient associés les représentants de la société civile.
Pour le parti démocratique (DP), le député Eugène Berger a également évoqué "les chances et les risques" du TTIP. Parmi les opportunités de l’accord, le député libéral a noté que l’accord ouvrirait de nouveaux marchés et renforcerait la position d’exportateurs de l’UE et du Luxembourg. "Certaines régions du monde ont bien mieux récupéré de la crise, il est donc important d’avoir des accords avec ces régions afin de favoriser nos exportations", a-t-il assuré.
Du côté des dangers, il a lui aussi relevé le risque d’abaissement des standards auquel son parti s’opposera de même qu'à la clause de règlement des différends. "Nous sommes à un moment où toutes les questions restent ouvertes", a-t-il néanmoins précisé, appelant à davantage de transparence dans les négociations envers le Parlement européen et les parlements nationaux.
Pour le parti écologiste (déi Gréng), la députée Viviane Loschetter s’est pour sa part montrée plus sceptique que ses collègues de la coalition gouvernementale sur les implications du TTIP. La situation gagnant-gagnant "évidente" telle que présentée par la Commission européenne mériterait d’être mise en question.
La députée écologiste s’interroge notamment sur la deadline très courte prévue pour les négociations, "peut-être pour empêcher les pressions du public", ainsi que sur le résultat potentiellement négatif de l’harmonisation des normes non tarifaires, techniques, environnementaux, sociaux et de protection des consommateurs. "Si l’harmonisation a du sens, il faudra voir dans quelle direction elle sera menée", s’inquiète-t-elle. Le mécanisme d’arbitrage qui serait trop favorable aux investisseurs aux dépens des Etats et de leurs législations est pour sa part totalement rejeté.
La pression des lobbies, les risques pour l’agriculture, les OGM, la protection des données, l’exclusion des pays en développement via le processus de négociations bilatérales ou encore la mise en concurrence directe des grosses multinationales américaines avec les PME européennes sont d’autres sujets de préoccupation de la députée verte. Elle appelle d’ailleurs également à davantage de transparence dans ce dossier, demandant que le Parlement européen et la société civile soient véritablement impliqués dans les négociations.
Pour le parti chrétien social (CSV), la députée Martine Hansen a souligné que la "mise en place du plus grand marché du monde et de normes à l’échelle mondiale [était et devait être] débattue de manière contradictoire" mais que l’abaissement des tarifs douaniers et l’harmonisation des standards représentaient de "grandes opportunités pour l’économie européenne". Néanmoins, au sujet de l’harmonisation règlementaire, il faudrait rester attentif à ce que la mise à niveau ne s’appuie pas sur le plus petit dénominateur commun.
Appelant également à davantage de transparence, la députée a noté que son parti s’opposait à un mécanisme de règlement des différends. "Ce sont les pays qui doivent faire la loi, pas les entreprises", a-t-elle insisté, pour conclure que "effectivement le TTIP comporte une part de risque, mais s’il est négocié correctement, il représente une vraie chance".
Pour l’ADR, le député Fernand Kartheiser s’en est pris à déi Gréng et déi Lénk, accusés de s’opposer "à une chance pour nos économies", évoquant une position qui "relève de l’obstruction" et qui serait "contre le commerce" en tant que tel. Faisant l’éloge du principe de libre-échange, le député a souligné que l’ADR était "pour une économie libre et des standards de qualité élevés". "Bien sûr les tarifs et autres barrières doivent être abaissés", a-t-il poursuivi, reconnaissant qu’il faudrait être attentif à l’évolution des standards.
En clôture du débat, le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a pris la parole au nom du gouvernement luxembourgeois pour rappeler que "pas un iota" n’était actuellement "fixé dans les négociations", notant que le mandat était jusqu’à présent le seul élément concret. Le ministre a par ailleurs affirmé que s’il comprenait les craintes évoquées par les députés, "on ne peut pas avancer sur des hypothèses".
En faveur du TTIP, Jean Asselborn a notamment tenu à souligner que le Grand-Duché importait pour 1,33 milliards d’euros de biens des USA et en exportait pour 393 millions d’euros chaque année, et que les entreprises américaines implantées au Luxembourg employaient quelque 10 000 personnes.
Concernant les craintes que les négociations soulèvent, le ministre a reconnu que la société civile devait être impliquée, mais il a tenu à rappeler que le processus qui permettra au TTIP de devenir réalité était bien démocratique. L’accord négocié en vertu du mandat octroyé à la Commission européenne par les Etats membres devra être validé par le Conseil, pour ensuite être soumis au vote du Parlement européen puis encore à celui des parlements nationaux.
"L’objectif ne peut pas être un nivellement par le bas des normes", a-t-il encore assuré, notant que les services publics et la culture étaient "hors mandat". Sur le règlement des différends, le ministre a en outre estimé qu’il était difficilement imaginable que les entreprises assignent un Etat pour s’opposer à des mesures prises par le gouvernement, la Commission n’ayant d’ailleurs "pas de mandat pour ça" a-t-il conclu.