Une semaine après les élections européennes, Yves Bertoncini, directeur de "Notre Europe – Institut Jacques Delors" et Frank Priess de la Konrad Adenauer Stiftung, proche de la CDU, ont discuté le 2 juin 2014 au Cercle-Cité sur les perspectives de l’UE avec un trio Parlement-Conseil-Commission redéfini par le vote des citoyens. La discussion a été organisée par l’Institut Pierre Werner, le Bureau d'information du Parlement européen au Luxembourg et Europaforum.lu, dont le responsable, Victor Weitzel, a animé le débat. Présents dans la salle étaient des personnalités comme les eurodéputés luxembourgeois fraichement élus Charles Goerens et Mady Delvaux-Stehres ou l’ancien président de la Commission, Jacques Santer et l’ancien député et eurodéputé Ben Fayot, ainsi que le ministre des Finances luxembourgeois, Pierre Gramegna.
"La droite gagne, mais régresse fortement" au profit d’une "nébuleuse eurosceptique-europhobe", analyse Yves Bertoncini. Mais ces derniers ne constitueraient pas un troisième bloc, estime-t-il, puisqu’ils sont "extrêmement divisés" et que les deux partis europhobes arrivés en tête, à savoir l’Ukip au Royaume-Uni et le Parti du Peuple Danois (DF) au Danemark, jugent infréquentable le troisième parti en tête, à savoir le Front national (25 %) en France. Il ajoute que, de plus, le FN jugerait infréquentable le Jobbik hongrois et le parti néo-nazi Aube dorée (Grèce). Mais ces partis eurosceptiques et europhobes se distingueraient aussi par leur degré d’europhobie : "Le Front national veut sortir de l’Europe, de l’euro et de l’espace Schengen tandis que le Jobbik ou le DF ne veulent pas sortir de l’UE". Il estime probable que le Front national arrivera à créer un groupe, mais "ce ne sera pas une grande affaire, puisqu’il y en a déjà eu trois fois".
Les conséquences institutionnelles seront donc "assez limitées" et il n’y aura pas de "blocage des institutions" : "Les eurosceptiques et europhobes, on va les entendre plus, mais leur voix, au sens de suffrages, ne pèsera pas plus qu’avant". Yves Bertoncini estime qu’il va y avoir "l’effet paradoxal" qu’il y aura encore plus de compromis entre les socialistes et le PPE au Parlement européen qu’avant et que les partis d’extrême droite et gauche se rallieront.
Les conséquences politiques des élections sont "plus incertaines", note l’analyste, évoquant l’influence "totalement disproportionnée" des partis europhobes sur les partis de gouvernement, notamment au Royaume-Uni où le leader de l’Ukip "arrive à dicter l’agenda de politique européenne de David Cameron", malgré le fait que son parti n’a aucun siège à la Chambre des communes.
Yves Bertoncini prédit par ailleurs "la fin d’un cycle à la fois économique et politique" de "l’Europe-FMI" qui lui a fait perdre des voix, représentant "trop d’austérité pour les uns et trop de solidarité pour les autres". Il lance un appel pour "plus de croissance", en reprenant une citation de l’ancien président de la Commission Jacques Delors qui prône le passage "de l’Europe de la troïka à l’Europe du tryptique", c’est-à-dire "un équilibre entre une compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit". Il évoque également une forme de normalisation dans le degré de confiance et de l’image de l’UE.
Yves Bertoncini précise que, depuis le traité de Maastricht, le Parlement doit valider le président de la Commission, ce qui empêche que les Etats de "décider seuls dans leur coin" - le choix du président de la Commission ne reposera donc pas sur un "modèle westphalien". Le fait que, selon le traité de Lisbonne, le Conseil doit "tenir compte" des résultats des élections inciterait les partis politiques qui ont présenté un candidat "à croire qu’il faut prendre leur candidat respectivement celui qui est arrivé en tête", estime Yves Bertoncini, alors que, selon les traités, il n’est pas nécessaire que le futur président ait été candidat à la présidence. De plus, l’Union européenne ne fonctionne pas selon ce modèle de "Westminster", en vertu duquel le Premier ministre britannique doit forcément être le candidat du parti arrivé en tête à la Chambre des communes pour occuper cette fonction, tandis que la Reine d’Angleterre n’a d’autre choix que d’accepter le verdict des urnes.
Frank Priess a pour sa part appelé à concéder plus de temps aux dirigeants européens, estimant qu’il s’agit de tout un "paquet de négociations" avec plusieurs postes à pourvoir. Il reconnaît néanmoins "une certaine logique que la tête de liste avec le plus de voix est le premier candidat" à la présidence de la Commission, tout en affirmant que pour beaucoup de responsables, il n’y a "pas d’automatisme". Selon lui, certains pays comme la Suède, ce n’est pas la personne de Jean-Claude Juncker, candidat du PPE arrivé en tête, qui poserait problème, mais le procédé lui-même : "Ils ne veulent pas renoncer à leur droit d’initiative (de proposer un candidat)", estime Frank Priess, car ils préfèrent une Europe "à plusieurs niveaux" où il y a un "certain équilibre entre les intérêts des Etats-nations à travers le Conseil européen et ceux du Parlement européen directement élu".
Frank Priess a également évoqué le sort de Martin Schulz, candidat du PSE et président sortant du Parlement européen, pour lequel le SPD, membre de la coalition au gouvernement, réclame un poste important au sein de la Commission. "On ne peut pas demander à la CDU qui a gagné avec une avancée de 8 %, d’échanger un commissaire comme Günther Oettinger, qui a fait un bon travail", estime Frank Priess.
Pour Yves Bertoncini, le choix du président de la Commission représente un choix à questions multiples, qui dépend de trois critères : l’affiliation partisane, le profil personnel et le pays d’origine. Il note que ce n’est pas toujours le parti arrivé en tête auquel revient la présidence de la Commission, mais qu’en revanche, ils étaient toujours issus du parti dominant au Conseil européen. Une autre pratique, "écrite nulle part", serait le choix d’un ancien Premier ministre. Mais, vu que d’autres postes – la présidence du Conseil et la vice-présidence de la Commission – sont à pourvoir, ce choix s’apparente également à un "Rubik’s cube", estime Yves Bertoncini. En ce qui concerne le candidat du PPE, Jean-Claude Juncker, le chercheur estime qu’il est "en position très favorable", s’il s’agissait d’un QCM, en raison de profil personnel, de son affiliation partisane et de son pays d’origine, puisque le Luxembourg fait partie de la zone euro et de l’espace Schengen – une "autre règle non-écrite qui peut jouer pour disqualifier d’autres candidats". Si le choix s’apparente à un Rubik’s Cube, la question sera de savoir "si les rapports de force partisans permettent au PPE de garder la présidence de la Commission et du Conseil européen". Si le PPE y arrive, Jean-Claude Juncker pourrait être nommé à l’une des deux fonctions, expose Yves Bertoncini. Mais dans le cas contraire, le Conseil européen devrait passer à gauche "ce qui sera assez bizarre parce que le Conseil européen reste dominé par la droite".
Mais il ne s’agit pas seulement de choisir une personne, mais un programme, note Yves Bertoncini. Ainsi, le Conseil européen a mis sur la table, lors de sa réunion informelle du 27 mai 2014, plusieurs priorités sur lesquels il faut "nouer des compromis", à savoir l’emploi et la croissance, l’Union monétaire, l’énergie et le changement climatique ainsi que la politique étrangère et la sécurité intérieure.
Frank Priess a appelé pour sa part à bien appliquer le principe de subsidiarité, en citant José Manuel Barroso qui a appelé le 13 septembre 2013 à plus de subsidiarité : "L’Europe doit devenir plus grand dans les grandes choses et moins grand les choses moins importantes" ou autrement dit : "des lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires". Frank Priess donne l’exemple de la concombre courbe ou la largeur des sièges de tracteur, en jugeant que l’Europe "s’occupe trop de choses dont elle ne devait pas s’occuper" puisque les Etats sont mieux placés pour les régler. Il estime par contre que l’UE "ne fait pas bonne figure" dans certains domaines comme la politique extérieure, l’énergie, le climat ou encore la compétitivité et qu’elle devrait faire plus pour améliorer son image au niveau international. Il estime par ailleurs que l’UE devait agir de façon "plus musclée" dans certains dossier, comme l’Ukraine, et que l’Europe a besoin de parler d’une voix "plus unie et plus rapide" en matière de politique étrangère.
Selon Frank Priess, les élections européennes sont des élections "d’ordre secondaire", notamment en Allemagne où les élections législatives, régionales et communales sont considérées comme plus importantes. Les électeurs ont "peu d’intérêt" et "peu de connaissances", selon lui, jugeant que la plupart "ne connaissent pas les positions des partis sur la politique européenne". Le fait que le taux de participation était plus élevé que d’habitude en Allemagne s’expliquerait par le fait qu’il y avait des élections communales dans neuf pays fédéraux, estime l’analyste. Il a aussi déploré la "fonction de soupape" et le "plaisir du jeu" des électeurs qui osent voter lors de ce type d’élections pour des partis pour lesquels ils ne voteraient pas au niveau national tandis que ceux qui ont une opinion neutre vis-à-vis de l’UE restent à la maison.
Il a aussi noté des taux de participation "catastrophiques", notamment dans les pays de l’est. "Si la Hongrie, avec 28 %, est en tête des nouveaux pays membres, on peut s’imaginer un peu l’état d’esprit dans ces pays". Certains électeurs en auraient profité pour "sanctionner" le gouvernement dans leur pays.
Vu le fait que, sur les 43 % d’électeurs qui ont voté, un quart a donné sa voix à des partis eurosceptiques, Frank Priess estime qu’ "un quart des électeurs n’est pas d’accord avec ce projet". Selon lui, il n’y aurait pas eu une campagne électorale européenne, mais 28 campagnes nationales, notamment en Allemagne, où la chancelière Angela Merkel était affichée (et non Jean-Claude Juncker) pour faire face à Martin Schulz. Selon lui, les têtes de liste ont seulement joué un rôle dans leur pays d’origine, alors qu’ailleurs ils n’auraient pas eu d’effets "mobilisateurs". C’est pourquoi il ne croit pas que les électeurs se sentiraient tous "dupés" si la présidence ne revient pas à une tête de liste.