Le 15 septembre 2008, la Banque Lehman Brothers faisait faillite, lançant le coup d’envoi d’une crise financière dont les conséquences se font encore violemment sentir aujourd’hui. Six ans plus tard, ATTAC Luxembourg et Etika ont invité Jean-Michel Naulot pour faire le point sur ce qui a été fait, ou pas, en matière de réglementation des marchés financiers.
Après 37 ans de carrière dans la banque d’affaires, où il a surtout été en contact avec les entreprises, puis dix ans passé au sein du collège de l’Autorité des marchés financiers, le régulateur français, Jean-Michel Naulot a souhaité lancer "un cri d’alarme" au moment où, libéré de ses fonctions et de ses obligations de réserves, il a retrouvé toute sa liberté d’expression. Il a donc publié en octobre 2013 un ouvrage intitulé "Crise financière. Pourquoi les gouvernements ne font rien". Dans ce livre qu’il veut abordable pour tout un chacun, il entend "dénoncer l’illusion selon laquelle on reprendrait la main sur la finance" après la crise de 2008.
Plusieurs éléments caractéristiques de la crise de 2008 ont frappé l’ancien banquier et ancien régulateur et donnent selon lui à réfléchir sur la situation actuelle, qui n’est pas sans analogies.
D’une part, cette crise n’a pas du tout été anticipée. Au printemps 2007, les marchés étaient euphoriques et le crédit était distribué très facilement, comme c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui aux multinationales. Or, en août 2007, on était déjà au cœur d’une crise systémique. Jean-Michel Naulot souligne ainsi la capacité des acteurs des marchés à intégrer les risques dans leur pratique quotidienne.
La crise de liquidités a par ailleurs frappé alors qu’il y avait beaucoup de liquidités en circulation. Ce qui fait dire à l’ancien banquier que la surabondance de liquidités fragilise le système qui peut se trouver paralysé par la moindre secousse.
Ce qui frappe encore le banquier, c’est le lien très fort que cette crise financière a mis au jour entre la sphère financière et l’économie réelle. Par comparaison à des crises précédentes (comme celles de 1987, ou du début des années 2000), la crise de 2008 a en effet eu un effet immédiat et très violent sur l’économie réelle. L’ancien banquier se souvient notamment de ces effets très rapides sur le secteur automobile où les commandes ont ralenti au bout de quelques semaines, entraînant un excès de stock, puis, au fil de quelques mois à peine, une crise de trésorerie.
Le coût de cette crise aura donc été énorme, puisque c’est la croissance qui s’est interrompue, ou en tous cas fortement ralentie. Ce qui ne va pas en s’améliorant puisque l’économie mondiale endettée gère d’abord ses problèmes de trésorerie et investit donc moins. Jean-Michel Naulot note en effet qu’à chaque crise financière, la dette publique fait un bond spectaculaire, et ce dans tous les pays. Il cite pour exemple la France, dont la dette publique représentait 64 % du PIB en 2007, et atteint 100 % aujourd’hui si l’on tient compte des prêts intra-européens.
Ce qui inquiète Jean-Michel Naulot aujourd’hui, c’est que nous sommes désarmés face à la survenue d’une éventuelle nouvelle crise financière. Toutes les ressources des politiques budgétaire et monétaire ont en effet été épuisées selon lui, et la seule option est donc d’empêcher toute nouvelle crise financière et d’éviter toute nouvelle bulle.
Mais, met en garde l’ancien banquier, tous les éléments sont réunis aujourd’hui pour que survienne une nouvelle crise systémique, c’est-à-dire une crise impliquant une faillite en chaîne de banques avec l’impact que cela peut avoir sur l’économie réelle.
Ainsi, la surabondance de liquidités observée tant en 2007 qu’avant la crise de 1929 reste d’actualité. La dette atteint des niveaux historiques, surtout si l’on tient aussi compte de la dette privée qui doit selon Jean-Michel Naulot attirer autant l’attention que la dette publique.
Enfin et surtout, l’insuffisance de régulation dénoncée suite à la crise reste criante. Jean-Michel Naulot observe ainsi que la finance de l'ombre, qui est très peu réglementée, n’a en rien régressé depuis 2007 et représente entre ¼ et 1/3 de la finance mondiale selon les sources. Les encours des hedge funds sont ainsi 30 à 40 % supérieurs à ce qu’ils étaient en 2007-2008, en sachant que 12 % des hedge funds gérés à Londres ont effet de levier supérieur à 50. Les inquiétudes sur les produits dérivés sont grandes elles aussi, tandis que le trading à haute fréquence hérisse un ancien régulateur qui voit dans le fait que 90 à 95 % des ordres sont annulés dans la nano-seconde qui suit une forme d’abus de marché.
Jean-Michel Naulot, qui dénonce une dérive du système capitaliste ayant conduit à ce "capitalisme financier" marqué par une hypertrophie de la sphère financière par rapport à l’économie réelle, est remonté loin dans le temps pour esquisser les grandes étapes de ce processus de dérégulation.
L’ancien banquier marque d’une pierre blanche la fin de la convertibilité de l’étalon-or décidée par Nixon en 1971. Il ne perd pas non plus de vue la politique de la banque centrale américaine qui, depuis 1987, inonde le marché liquidités, sans arriver à trouver une alternative à ce qui est devenu un système permanent aux allures de morphine.
Jean-Michel Naulot dénonce aussi la politique du régulateur prudentiel, qui encadre l’activité des banques, depuis les années 2000. Il évoque notamment le système de pondération des risques décidé par le Comité de Bâle en juin 2004 comme une "boîte noire" du système financier. Ce système permet en effet de n’inscrire que 10 à 15 euros sur les 100 prêtés à une multinationale si elle a une bonne notation, ce qui pousse à faire beaucoup de crédit mais implique aussi un certain laxisme. Les banques ont utilisé ce système qui permet d’une certaine façon de créer de la monnaie surtout à partir de 2007.
Enfin, Jean-Michel Naulot dénonce le fait que, contrairement à ce qui est dit, la dictature des marchés continue, les autorités politiques assurant que le fait que les marchés vont bien est la preuve que l’on a progressé en matière de réglementation financière. Pour Jean-Michel Naulot, les chantiers de la régulation financière ont certes bien été définis par le G20, et ce notamment lors du sommet de Londres de 2009. Mais, dénonce-t-il, les régulateurs n’ont depuis fait qu’un quart du chemin aux Etats-Unis, et guère plus qu’un tiers dans l’UE.
Pourquoi ? Car l’influence des lobbies est acceptée par les autorités politiques qui étaient sans doute sincères lorsqu’ils ont appelé à changer le système en 2009, mais qui n’ont pas fait le travail ensuite.
Lorsque Jean-Michel Naulot décrit le processus législatif européen, il observe que les textes proposés par Michel Barnier ont été "considérablement abîmés" lors des négociations entre les colégislateurs. Les parlementaires sont sous la pression des lobbies, et l’ancien banquier assure ne pas avoir vu sortir des rangs du Parlement européen un seul texte plus exigeant que la proposition initiale. Il dit n’avoir jamais vu non plus le Conseil durcir une disposition, puisque les gouvernements y défendent systématiquement les intérêts de leur place financière, ce qui est selon l’ancien banquier "légitime en temps normal, mais criminel quand il y a un risque systémique". Résultat, les compromis très longs à trouver aboutissent à des textes très compliqués quand les discussions ne sont pas renvoyées à un niveau plus technique, comme au sein de l’ESMA par exemple.
Jean-Michel Naulot cite pour exemple les hedge funds, encadré par la directive AIFM. Ces produits financiers, qui ont émergé depuis les années 1990’ et n’ont cessé de prendre de l’importance sur les marchés, représentent aujourd’hui l’équivalent du PIB français. Jean-Michel Naulot estime que pour les réguler, il y aurait trois mesures faciles à prendre :
Interrogé plus avant sur le cas du trading à haute fréquence, qui avait occupé tout particulièrement l’eurodéputé Robert Goebbels quand il était rapporteur fictif sur le MiFID, Jean-Michel Naulot précise qu’il y eu des progrès dans la mesure où l’on vérifie maintenant la robustesse des systèmes de transaction à haute fréquence. Le flash crash du 6 mai 2010 aura au moins fait école sur ce plan. Mais il aura aussi montré selon l’ancien banquier à quel point ces méthodes algorithmiques présentent un risque systémique. Et il faudrait selon lui des coupe-circuits qui marchent sur toutes les plateformes confondues afin de pouvoir stopper l’ensemble du système en cas d’emballement. Et, pour les réglementer, l’ancien banquier plaide pour un délai de latence entre 2 ordres, pour un ratio limitant les ordres annulés par rapport aux ordres entrés et enfin pour réduire le nombre de chiffres après la virgule pris en compte. Sur ce dernier point, l’UE avance bien, estime Jean-Michel Naulot, mais la Commission a renvoyé la question à l’ESMA, et le Royaume-Uni y plaide ardemment pour que l’on reste sur trois chiffres après la virgule plutôt que deux.
Pour Jean-Michel Naulot, le principal problème actuellement relève donc d’une question de gouvernance qui devrait se régler au niveau européen, sinon mondial. Or, déplore-t-il, le G20 ne fait pas son travail et délègue la tâche au Conseil de stabilité financière, qui réunit les banquiers centraux et est présidé actuellement par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, dont Jean-Michel Naulot n’attend visiblement pas grand-chose en termes de renforcement de la régulation financière.
L’ancien banquier, qui salue la proposition de Jacques De Larosière de créer un conseil des risques systémiques, déplore toutefois qu’en Europe, contrairement au système mis en place aux Etats-Unis où 10 personnes ont le droit de vote et où le conseil est présidé par l’autorité politique, plus d’une centaine de représentants ont le droit de vote tandis que l’autorité politique n’est pas présente.
Pour ce qui est des discussions actuelles en vue d’une sortie de crise dans la zone euro, Jean-Michel Naulot, qui critique vertement une monnaie unique mise en place sans qu’il n’y ait convergence ni solidarité totale, observe "un dialogue de sourds" entre les partisans de la rigueur budgétaire et ses détracteurs. Et ce à un moment où, estime-t-il, il faudrait réfléchir à un assouplissement du système monétaire. Certes, souligne l’ancien banquier, une maîtrise des finances publiques est nécessaire, mais elle ne peut se pratiquer que sur le long terme et surtout en période de croissance. Mais la priorité pour Jean-Michel Naulot serait maintenant de corriger la politique conjoncturelle, même s’il estime que cela ne suffirait pas. Il faudrait par exemple que l’Allemagne faciliter la relance en allégeant les impôts, tandis que la France devrait s’engager en contrepartie à mener des réformes structurelles. Ce qui serait possible dans un scénario où prévaudrait la solidarité.