Le titulaire de la chaire de recherche en études parlementaires de l'Université du Luxembourg, l’enseignant-chercheur Philippe Poirier et son équipe, avaient rendez-vous à la Chambre des députés, le 5 mars 2015, pour dévoiler aux parlementaires et à la presse les principales conclusions de leur projet de recherche relatif aux élections législatives de 2013 et européennes de 2014. Les députés et la presse ont ainsi eu la primeur des résultats alors que l’étude complète, de plus de 650 pages, ne sera publiée que dans les prochaines semaines. Europaforum.lu y reviendra à ce moment.
Intitulé "Elect 2013-Euro 2014", le projet s’inscrit dans la lignée des études menées lors des précédents scrutins (notamment "Elect 2009") par l’équipe de recherche du politologue français. Il s’agit ainsi de la 4e étude réalisée par les chercheurs de l'Université du Luxembourg dans le même contexte depuis 1999 à la demande de la Chambre des députés. Pour ce qui est plus particulièrement du scrutin européen de mai 2014, elle repose sur un sondage post-électoral de 1 000 personnes (500 Luxembourgeois et 500 étrangers) ainsi que sur l’étude du tirage d’un échantillon de bulletins de votes issus du scrutin.
Dans la partie de l'étude consacrée aux élections européennes, les chercheurs sont tout d'abord revenus sur le sentiment général des électorats. Des électeurs qui, comme c’était déjà le cas quelques mois plus tôt lors des élections législatives, manifestaient à l'analyse de leur réponse un sentiment d’inquiétude, avance Philippe Poirier.
Une crainte qui se traduirait dans le renforcement de deux tendances "radicalement différentes" que le chercheur qualifie "d’eurocriticisme" et "d’unionisation". Les électeurs exprimeraient ainsi soit "une critique fondamentale et forte des politiques économiques, des traités sur la gouvernance économiques et des politiques sociales réelles ou attribuées à l’Union européenne", soit, au contraire, "un désir que la gouvernance économique et la fédéralisation soient beaucoup plus fortes", explique Philippe Poirier.
Dans ce contexte, l’étude permet de mettre en évidence une évolution "importante" selon le chercheur, à savoir que la satisfaction à l’égard du système de représentation et de délégation au niveau de l’UE "qui pour la première fois depuis 1999 n’est plus majoritaire dans le pays en 2014", relève-t-il. "On retrouve ainsi l’aspect eurocritique de l’électorat", explique Philippe Poirier, selon lequel cet aspect prend au Luxembourg deux formes d’expression. La première consiste en une critique du modèle de gouvernance économique et des politiques sociales dans une logique "plutôt située à gauche", et la seconde, qui s’exprime sous la forme du "souverainisme libéral" et vise la critique et la peur de la remise en cause du système économique et fiscal du Luxembourg.
"L’UE en 2014 était beaucoup plus perçue comme une menace du modèle social et fiscal luxembourgeois qu’elle ne l’était en 2009, en 2005 et en 2004", avance ainsi Philippe Poirier qui y voit la "confirmation" d’une société gagnée progressivement par ce phénomène "derrière une europhilie encore majoritaire en 2014". Le chercheur met cependant cette tendance en balance avec le fait que les électorats des partis de l’actuel et du précédent gouvernement (DP, LSAP, Déi Gréng, CSV) soutiennent majoritairement les différents traités et pactes sur la gouvernance économique adoptés depuis 2010, au contraire des partis souverainistes comme l’ADR et des plus à gauche tels Déi Lénk et le KPL. Et de relever donc "une part d’unionisation" chez les électorats des premiers.
Les préoccupations des votants aux européennes sont par ailleurs relativement similaires à celles exprimées par les électeurs des législatives. Ainsi, interrogés sur les problèmes les plus importants auxquels l’Europe était confrontée en 2014, les électeurs sondés ont ainsi placé la question du chômage et de l’emploi largement en tête (38,6 %), tandis que 15 % ont évoqué la crise économique et financière, 9,9 % se sont inquiétés du déficit démocratique de l’UE et 7,3 % ont indiqué le thème de l’Europe sociale et de la lutte contre la pauvreté. L’électorat reste ainsi majoritairement "préoccupé par la situation de l’emploi et les conséquences de la crise économique et financière", note le chercheur.
L’étude permet par ailleurs de relever, comme c’était également le cas pour les élections législatives de 2013, une proportion moyenne des votes de liste "en forte augmentation". Selon l’étude, alors que le vote de liste atteignait une proportion de 39,5 % en 2009, il grimpe à 48 % en 2014, "ce qui témoigne d’une plus grande polarisation politique", détaille Philippe Poirier.
Pour mémoire, le système électoral au Luxembourg permet, outre le vote de liste, de répartir ses voix entre les candidats de listes différentes (panachage extra-listes) ou au sein d’une même liste (panachage intra-liste) jusqu'à atteindre le nombre de sièges à pourvoir dans sa circonscription.
Autre enseignement de l’étude, le vote aux élections européennes a confirmé des comportements électoraux "très différents" d’avec les législatives, un phénomène déjà constaté lors des précédents scrutins de 2009 mais qui s’est amplifié en 2013-2014. Ainsi, relèvent les chercheurs, le taux de loyauté enregistré entre les élections législatives d’octobre 2013 et les européennes de mai 2014 atteint seulement 54 %, alors qu’il était de 79 % en 2009 et encore de 88 % en 2004. Un fort recul qui "marque une nouvelle étape dans l’existence de comportements électoraux disjoints entre les deux scrutins", écrivent les chercheurs.
Ce sont donc près de 46 % des électeurs interrogés qui ont modifié leurs votes entre les deux élections, le recul le plus important ayant été enregistré dans l’électorat du DP et de Déi Gréng "même si tous les partis sont touchés par ce phénomène", dit Philippe Poirier. Et de rappeler que 91 % des électeurs libéraux aux législatives de 2009 avaient voté DP aux européennes, tandis qu’ils n’étaient plus que 65 % en 2014, le parti Déi Gréng passant d’un taux de loyauté de 90 % en 2009 à un taux de 42 % en 2014.
Sur la question de la motivation des électorats, Philippe Poirier relève ce qu’il qualifie de vote "junckérien", à savoir "une surreprésentation" dans tous les électorats "du fait que l’on voulait que le candidat Jean-Claude Juncker devienne président de la Commission européenne", une réalité encore plus évidente chez les électeurs du CSV qui étaient 52 % dans ce cas.
L’équipe de chercheurs a également noté un autre phénomène qu’elle qualifie de "convergence des centre-droits". Ce phénomène se traduit notamment par les associations de votes préférentiels les plus fréquemment utilisées par les électeurs qui placent en tête de leurs choix les combinaisons "Déi Gréng/DP/CSV" et "DP-CSV", selon l’étude des bulletins réalisée par les chercheurs.
Une convergence qui serait d’ailleurs confirmée par le sondage post-électoral mené dans le cadre de l’étude, explique Philippe Poirier. Ainsi, dans les réponses portant sur les politiques publiques de l’UE, sur les traités et la gouvernance, les chercheurs ont observé une convergence "plus forte entre les libéraux et les chrétiens-sociaux qu’entre tous les autres partis", note le chercheur, "sauf dans le sud du pays où les électeurs socialistes et les électeurs chrétiens-sociaux ont une plus grande convergence politique".
Enfin, les chercheurs ont encore soumis aux sondés plusieurs questions relatives à la coalition au pouvoir, notamment de tirer un premier bilan du nouveau gouvernement. Un bilan jugé négatif par plus de 60 % des sondés dès juin 2014 qui est donc "un élément du vote des européennes", avance Philippe Poirier. "On n’est pas surpris de voir que les électeurs de l’ADR et du CSV sont les plus critiques à l’égard du bilan du gouvernement en place, mais le plus frappant entre décembre 2013 et mai 2014, c’est le déplacement au sein de l’électorat écologiste et de l’électorat libéral face à l’action du gouvernement, alors qu’en revanche, l’électorat socialiste se disait plutôt satisfait", poursuit-il.
Déi Gréng comptait ainsi moins de 60 % de satisfaits, le DP un peu plus de 60 %, soit près de 40 % de leur électorat qui désapprouvait déjà le gouvernement en place, tandis que le LSAP se situait à plus de 70 %. "Les électeurs écologistes et libéraux ont une attitude de départ plutôt désappointée, mais ce n’est pas tant la sévérité de ce jugement qui est intéressante ici que ces mouvements constatés au sein des électorats", conclut le chercheur.