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Entreprises et industrie - Concurrence - Fiscalité
Les nouvelles mesures de lutte contre l’évasion fiscale des multinationales proposées par la Commission suscitent la déception de la société civile ainsi que les craintes des entreprises
28-01-2016


illustration de la fraude fiscale (source: Commission européenne)Le nouveau paquet de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises, présenté le 28 janvier 2016 par la Commission européenne, n’a pas manqué de faire réagir dans les milieux socio-professionnels et la société civile. Dès leur publication, les propositions européennes ont ainsi essuyé un grand nombre de critiques, jugées bien trop timides face aux enjeux du côté des ONG alors qu’elles inquiètent du côté des entreprises qui craignent pour la compétitivité de l’Union européenne (UE).

Des mesures "extrêmement décevantes" selon la société civile

Du côté syndical et de la société civile, la Confédération européenne des syndicats (CES) a ainsi pointé des "énormes lacunes" dans les propositions de la Commission, tandis que le collectif Tax Justice Network s’est dit "profondément déçu" et que l’organisation Oxfam International a jugé que le paquet de mesures était "voué à l’échec".

Pour le collectif Tax Justice, chaque "possibilité de progrès" contenue dans les mesures prônées est en effet "sapée", cela "soit par le choix du plus petit commun dénominateur – ce qui pourrait même affaiblir les règles en place dans certains Etats membres –, soit par la création de nouvelles failles juridiques", lit-on dans un communiqué diffusé sur le site du réseau le 28 janvier 2016. Un choix des "plus bas dénominateurs communs" qu’Oxfam International a également jugé "extrêmement décevant", rapporte un communiqué de l’organisation publié le même jour.

Le réseau d’ONG de développement Eurodad a dénoncé pour sa part des propositions qui "pourraient même mener à une taxation moins importante des multinationales", précise l’organisation dans un communiqué diffusé le 28 janvier.

Sans "reporting" public, on ne mettra pas fin à l’ère des paradis fiscaux

Dans leurs critiques, les organisations de la société civile visent notamment la proposition de la Commission visant à imposer aux multinationales de déclarer un certain nombre d’informations fiscales sur leurs activités pays par pays (dit aussi "reporting" fiscal par pays). Alors que la Commission assure que cette proposition vise à renforcer la transparence en la matière, les ONG regrettent que ces informations ne soient pas publiques mais destinées uniquement aux administrations fiscales des Etats membres, comme le prévoit d’ailleurs la norme élaborée par l’OCDE dans le contexte du projet BEPS.

Si la CES met en exergue un "petit pas en avant" dans ce contexte, c’est pour mieux pointer le grand recul que constitue la confidentialité des informations échangées à ses yeux. Alors que la Commission "semble ne s’être émue de l’évasion fiscale qu’après qu’un scandale ait été révélé par une enquête journalistique qui a soulevé une vague d’indignation publique", elle "veut par conséquent donner l’impression qu’elle agit tout en fermant la porte à de nouvelles révélations embarrassantes", a estimé Veronica Nilsson, secrétaire générale adjointe de la CES, citée dans un communiqué diffusé le 28 janvier 2016.

Le son de cloche est identique au sein du collectif Tax Justice Network, qui dit soutenir toute proposition visant à améliorer la disponibilité et l’utilisation des données, mais qui juge que celle de la Commission ne permet pas de résoudre le "problème central de la norme de l'OCDE", à savoir le caractère confidentiel des données échangées. Oxfam International ajoute à cet égard que sans "reporting" public, "il ne sera pas possible de mettre fin à l’ère des paradis fiscaux", lit-on dans le communiqué de l’organisation.

Enfin, le collectif Tax Justice juge que seul le caractère public du "reporting" permettra de restaurer la confiance des citoyens à l’égard des multinationales, des autorités fiscales (dont le collectif note qu’il est impossible de savoir s’ils font correctement leur travail en raison de leur opacité), des gouvernements (car cela permettrait de vérifier lesquels "braconnent le plus agressivement sur la base fiscale d’imposition des sociétés des autres pays") ainsi que dans l'équité des règles internationales.

Les règles sur les sociétés contrôlées à l’étranger, qui ne viseront que les pays tiers, risquent d’augmenter la concurrence fiscale dommageable entre Etats membres

Un autre angle de critique vise les règles proposées en matière de sociétés étrangères contrôlées (SEC) afin prévenir les transferts de bénéfices vers des pays à fiscalité faible ou nulle. Alors que les entreprises multinationales transfèrent parfois les bénéfices de la société mère établie dans un pays à fiscalité élevée vers des filiales contrôlées situées dans des pays à fiscalité faible ou nulle afin de réduire la charge fiscale du groupe, la règle relative aux SEC permettra à l’État membre de la société mère d’imposer les bénéfices que celle-ci place dans un pays à fiscalité faible ou nulle. Elle sera appliquée si le taux d’imposition effectif dans le pays tiers est inférieur à 40 % de celui de l’État membre en question selon la proposition de la Commission.

Alors que la CES juge trop faible le seuil de 40 % retenu, pour le collectif Tax Justice, les mesures proposées sont jugées trop "faibles", tout particulièrement à cause de l’obligation d’exonérer les SEC des Etats membres, sauf là où elles sont "totalement artificielles", ce qui fera que concrètement "seules les SEC des pays tiers devraient être affectées". Selon Oxfam International, ces mesures risquent donc d’avoir l’effet contraire de celui recherché, à savoir augmenter encore la concurrence fiscale entre les Etats membres. "Compte tenu des taux d'imposition des sociétés bas dans certains pays [seulement 10 % en Bulgarie par exemple, ndlr], la proposition actuelle implique qu'un taux de 4 % est suffisant pour la Commission", s’inquiète par ailleurs l’organisation dans son communiqué, le jugeant "catégoriquement insuffisant".

De même, le réseau d’ONG Eurodad pointe dans ce contexte des mesures qui risquent d’entraîner encore davantage de concurrence fiscale dommageable "en récompensant les Etats membres de l’UE qui offrent des taux d’imposition faibles". Dans une analyse détaillée des propositions de la Commission, le réseau d’ONG précise ainsi que dans le contexte des règles relatives aux SEC, la définition des juridictions à fiscalité faible ou nulle est cruciale. Or, si celle-ci n’est pas précisément chiffrée mais qu’elle est définie en tant que pourcentage du taux d’imposition de l’Etat membre de la société mère, elle peut créer des incitations perverses pour cet Etat membre qui peut être tenté de baisser son taux d’imposition des sociétés.

Liste noire : l’UE protège ses Etats membres, dont certains sont de "tristement célèbres paradis fiscaux"

Quant à la stratégie extérieure pour une imposition effective, qui vise à développer une approche commune de l’Union à l’égard des pays tiers en matière fiscale et notamment à établir d’un nouveau processus d’établissement d’une liste noire de l’UE pour les pays non-coopératifs, elle suscite des réactions plus partagées.

Ainsi, si Oxfam International salue une "avancée bienvenue", elle souligne en même temps le caractère non-contraignant des propositions dans ce contexte, publiées dans une communication de la Commission. "Dès lors, leur mise en œuvre dépend de la bonne volonté des Etats membres – dont certains sont des paradis fiscaux –, donc la confiance ne peut être que faible", indique l’organisation dans son communiqué, estimant que "l’UE doit appliquer les mêmes critères pour identifier les paradis fiscaux à l’intérieur de l’UE qu’à l’extérieur".

Pour le collectif Tax Justice, la volonté de lister les pays tiers non-coopératifs "hors des listes traditionnelles" est également considérée comme une "évolution intéressante", mais le collectif rappelle que selon ses propres recherches, les pertes les plus importantes subies par des Etats membres dans ce contexte sont imputables aux transferts de bénéfices vers d’autres Etats membres et non vers des pays tiers. "Le refus d’appliquer un contrôle adéquat à la maison empêchera d’en faire un outil plus utile", indique l’organisation. Et Eurodad d’ajouter à cet égard que l’UE protège ses Etats membres, dont certains sont pourtant devenus "tristement célèbres en tant que paradis fiscaux".

L’UE ne doit pas miner la compétitivité des entreprises européennes

Du côté des organisations professionnelles, il y a également des inquiétudes exprimées sur le nouveau paquet de mesures de la Commission, mais moins nombreuses et surtout pour des raisons différentes, à savoir la protection de la compétitivité des entreprises européennes.

Ainsi, le responsable fiscalité de l’association internationale des experts comptables (Association of Chartered Certified Accountants, ACCA), Chas Roy-Chowdhury, a notamment estimé qu’il fallait éviter de créer une liste séparée de règles européennes qui seraient différentes des règles de l'OCDE, car cela créerait une grande incertitude pour les professionnels, selon des propos rapportés par plusieurs médias, notamment le bulletin quotidien de l’Agence Europe du 29 janvier 2016.

Pour sa part, la fédération patronale européenne BusinessEurope s’était contentée de publier un communiqué en amont de la présentation du paquet de la Commission, le 26 janvier 2016. Dans celui-ci, Markus J. Beyrer, son directeur général, estimait que "l'UE ne doit pas courir comme un lièvre isolé dans la mise en œuvre de l'accord BEPS et ne pas miner la compétitivité de l'industrie européenne ni endommager l'attractivité de l'UE en tant que destination d’investissements". Rappelant que "les nouvelles règles seront applicables à toutes les entreprises européennes", il a jugé "essentiel" qu’elles soient "bien ciblées et proportionnées".