À l'issue d'une enquête approfondie en matière d’aides d’État ouverte en juin 2014, la Commission européenne a conclu le 30 août 2016 que l'Irlande avait accordé à Apple des avantages fiscaux indus pour un montant de 13 milliards d'euros. "L'enquête de la Commission a conclu que l'Irlande avait accordé des avantages fiscaux illégaux à Apple, ce qui a permis à cette dernière de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés pendant de nombreuses années", a expliqué à la presse Margrethe Vestager, commissaire chargée de la politique de concurrence.
Cette décision sera scrutée de près au Luxembourg.
L’enquête menée par la Commission avait en effet été ouverte en même temps que celle portant sur l’accord fiscal anticipatif du Luxembourg à l’égard de Fiat Finance and Trade. En octobre 2015, la Commission avait conclu que le Luxembourg avait accordé des avantages fiscaux sélectifs à Fiat, et lui avait demandé de récupérer l'impôt non payé, le montant à récupérer étant de 20 à 30 millions d’euros. Le Luxembourg avait alors réagi en déclarant ne pas partager les conclusions de la Commission et en constatant que la Commission avait eu recours à des critères inédits pour l’établissement de l’aide d’État alléguée. En particulier, indiquait le Ministère des Finances, "la Commission ne démontre pas l'existence d'un avantage sélectif octroyé à Fiat Finance and Trade au regard du cadre juridique national". Le Luxembourg avait annoncé en décembre 2015 son intention de faire appel.
Par ailleurs, deux autres enquêtes approfondies de la Commission sont en cours au sujet de rulings fiscaux posant potentiellement des problèmes au regard des règles en matière d'aides d'État : ces enquêtes concernent Amazon et McDonald's au Luxembourg.
Dans le cas des deux rulings fiscaux émis par l'Irlande en faveur d'Apple, la Commission européenne a conclu qu’ils avaient substantiellement et artificiellement réduit le montant de l'impôt payé par l'entreprise en Irlande depuis 1991.
Les rulings avalisaient une méthode de calcul des bénéfices imposables pour deux sociétés de droit irlandais appartenant au groupe Apple (Apple Sales International et Apple Operations Europe) qui, estime la Commission, ne correspondait pas à la réalité économique : pratiquement tous les bénéfices de vente enregistrés par les deux sociétés étaient affectés en interne à un "siège". L'appréciation de la Commission a montré que ces "sièges" n'existaient que sur le papier et n'auraient pas pu générer de tels bénéfices. Ces bénéfices affectés aux "sièges" n'étaient soumis à l'impôt dans aucun pays en vertu de dispositions spécifiques du droit fiscal irlandais, qui ne sont plus en vigueur. Conséquence de la méthode d'affectation avalisée dans les rulings fiscaux, le taux d'imposition effectif sur les sociétés appliqué à Apple sur les bénéfices d'Apple Sales International n'était que de 1 % en 2003 et est passé à 0,005 % en 2014.
Selon la Commission, le traitement fiscal sélectif réservé à Apple en Irlande est illégal au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'État, car il confère à l'entreprise un avantage significatif par rapport aux autres sociétés qui sont soumises aux mêmes règles nationales d'imposition.
Dans son communiqué de presse, la Commission explique pouvoir ordonner qu'une aide d'État perçue illégalement soit récupérée sur une période de dix ans précédant la première demande de renseignements, 2013 en l'occurrence. La Commission en conclut que l'Irlande doit maintenant récupérer les impôts impayés par Apple sur son territoire entre 2003 et 2014, à savoir 13 milliards d'euros, plus les intérêts. Il s’agit là d’un montant record dans l'histoire des affaires d'aides d'Etat. Environ 50 millions d'euros d'impôts impayés ont trait à l'affectation indue des bénéfices au "siège" d'Apple Operations Europe. Le reste résulte de l'affectation indue des bénéfices au "siège" d'Apple Sales International. La période de récupération s'arrête en 2014, étant donné qu'Apple a modifié sa structure en Irlande à partir de 2015 et que le ruling de 2007 ne s'applique plus.
La Commission précise toutefois que le montant d'impôts impayés à récupérer par les autorités irlandaises serait réduit si d'autres pays exigeaient d'Apple qu'elle paie plus d'impôts sur les bénéfices enregistrés par Apple Sales International et Apple Operations Europe pour cette période. Cela pourrait être le cas s'ils considéraient, à la lumière des informations révélées par l'enquête de la Commission, que les risques commerciaux, les ventes et les autres activités d'Apple auraient dû être enregistrés sur leur territoire. En effet, les bénéfices imposables d'Apple Sales International en Irlande seraient réduits si des bénéfices étaient enregistrés et imposés dans d'autres pays au lieu d'être enregistrés en Irlande.
Le montant d'impôts impayés à récupérer par les autorités irlandaises serait également réduit si les autorités américaines exigeaient d'Apple qu'elle paie des montants plus importants à sa société mère américaine pour cette période afin de financer ses efforts de recherche et développement. Ceux-ci sont menés par Apple aux États-Unis au nom d'Apple Sales International et d'Apple Operations Europe, qui versent déjà une contribution annuelle à cet effet.
Dès l’annonce de cette décision, les parties intéressées ont réagi, contestant l’analyse de la Commission.
"Je suis en profond désaccord avec la décision de la Commission. Elle ne me laisse pas d'autre choix que de demander l'aval du gouvernement pour faire appel", a immédiatement déclaré le ministre irlandais des Finances, Michael Noonan.
Cette décision de la Commission européenne "aura un effet profond et néfaste sur l'investissement et la création d'emplois en Europe" a mis en garde le géant américain Apple dans une lettre ouverte à ses clients. Tim Cook y annonce son intention de faire appel d’une décision qui n’est basée "ni sur les faits ni sur la loi" et qui "risque de porter un coup dévastateur à la souveraineté des Etats membres de l’UE sur leurs propres affaires fiscales et sur le principe de sécurité juridique en Europe". Apple dénonce notamment la volonté de la Commission de changer de manière rétroactive les règles selon lesquelles les bénéfices d’une entreprise sont taxés dans le pays où est créée la valeur", à savoir, du point de vue d’Apple, en Californie, où sont basées les activités de recherche et de développement de la société.
Le département du Trésor américain a également dénoncé la décision de la Commission européenne. "Les actions de la Commission pourraient menacer de saper les investissements étrangers, le climat des affaires en Europe et l'important esprit de partenariat entre les Etats-Unis et l'Union européenne", a affirmé le porte-parole du département du Trésor. "Nous allons continuer à surveiller ces cas qui évoluent, et nous allons continuer à travailler avec la Commission vers notre objectif commun d'empêcher l'érosion de notre impôt sur les sociétés", a-t-il ajouté. "Comme nous l'avons dit, nous pensons que des impôts rétroactifs de la part de la Commission sont injustes, contraires à des principes légaux bien établis et remettent en cause les règles fiscales des Etats membres", assure le ministère américain. Des déclarations qui s’inscrivent dans la droite ligne d’un livre blanc publié le 25 août dernier et d’une lettre adressée à Jean-Claude Juncker dès le mois de février.