La conférence co-organisée le 21 septembre 2016 au Kirchberg par la Chambre des salariés et la Hans-Böckler-Stiftung, l’institut de recherche des syndicats allemands, sur "une meilleure gestion des entreprises en Europe grâce à la participation des salariés" a été l’occasion pour les organisateurs de mettre en avant les dangers que pourrait entraîner pour la cogestion dans les entreprises dans l’UE une affaire en cours auprès de la Cour de Justice de l’UE (Erzberger vs. TUI AG C-566/15). Au cours de la conférence, le ministre du Travail et de l’Emploi, Nicolas Schmit, et le chef de la fédération syndicale allemande DGB, Reiner Hoffmann, sont intervenus pour dire, chacun avec ses mots, que si les législations sociales et les liens sociaux devaient continuer à être battus en brèche comme c’est le cas dans l’UE depuis une dizaine d’années, le projet d’intégration européenne pourrait se voir rapidement privé de l’adhésion déjà ébranlée des salariés et, dans un contexte marqué par le populisme, le nationalisme de droite, la désintégration sociale et le retour aux petits Etats, la chute de l’UE pourrait être possible.
C’est le président de la Chambre des salariés, Jean-Claude Reding, qui a dans son discours d’introduction attiré l’attention de l’assistance sur la signification de l’affaire Erzberger vs. TUI AG suite à une question préjudicielle d’une juridiction berlinoise dans un litige qui oppose un petit actionnaire, M. Erzberger, à la TUI AG. La question est la suivante : "Est-il conforme à l’article 18 TFUE (principe de non-discrimination) et à l’article 45 TFUE (libre circulation des travailleurs) qu’un État membre n’accorde le droit de vote actif et passif aux élections des représentants des travailleurs dans l’organe de surveillance d’une entreprise qu’aux salariés employés dans les établissements de l’entreprise ou dans les entreprises du groupe sur le territoire national?"
Au vu de la jurisprudence de la CJUE et de ses arrêts dans les affaires Viking, Laval, Rüffert et Commission vs. Luxembourg, qui ont, selon Jean-Claude Reding, soumis des droits sociaux fondamentaux, comme l’autonomie tarifaire et le droit de grève, à des libertés économiques, comme la libre prestation des services et de l’établissement, les milieux syndicaux craignent que l’arrêt de la CJUE et la mise en avant de la liberté d’établissement puisse conduire au démantèlement non seulement de la législation allemande sur la cogestion dans les entreprises, mais aussi par extension de celles d’autres Etats membres, ou bien permettre à des entreprises de se soustraire à leurs obligations en matière d’information et de consultation des représentants du personnel.
Pour le président de la CSL, ce contexte montre que "se référer à des valeurs sociales ne suffit pas au vu de la base économique du projet d’unification européenne pour conférer à ces droits fondamentaux une forme consistante et la capacité de s’imposer dans le domaine social". Or, l’intégration des droits de base des salariés dans les normes législatives européennes est une précondition à la durabilité du modèle social européen. D’où l’idée d’introduire des normes européennes minimales en matière de cogestion.
Michael Guggemoos, le porte-parole de la direction de la Hans-Böckler-Stiftung, a qualifié la procédure de M. Erzberger contre TUI AG, que sa fondation a largement documentée du point de vue juridique et polémique, d’abus de droit qui vise à détruire la cogestion qui est un des piliers de l’économie sociale de marché propre à l’Allemagne, mais qui pourrait par ricochet également avoir des répercussions sur les 18 législations nationales dans l’UE qui sont des équivalents spécifiques de la loi allemande, alors que le nombre d’employeurs qui essaient de se soustraire à leurs obligations par des subterfuges juridiques augmente. "Un arrêt de la CJUE contre la cogestion dans les entreprises pourrait encore plus ébranler la légitimité du projet européen", a-t-il mis en garde.
Le ministre luxembourgeois du Travail et de l’Emploi, Nicolas Schmit, a estimé qu’il était temps, quarante ans après l’introduction de la cogestion en Allemagne sous le gouvernement du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt, de réfléchir au fonctionnement et à la pensée du système économique qui domine actuellement l’Europe. Après dix ans de chômage, de précarisation et de flexibilité des emplois, il est devenu selon lui nécessaire de trouver une alternative à la manière de penser néolibérale qui a précipité l’UE dans la crise de la dette et la crise économique. Assurer le futur de la cogestion est une tâche à assumer dans "un contexte sombre". De nombreux Etats membres ont encore à lutter avec les suites douloureuses de la crise financière qui s’est mutée en crise sociétale. Même dans des pays avec une bonne croissance comme l’Allemagne et le Luxembourg, les perspectives économiques sont incertaines. De nombreux citoyens se sont détournés du processus d’intégration européenne, les forces centrifuges sont devenues plus fortes et la désintégration sociale progresse. Il est donc nécessaire de renforcer les fondements sociaux de l’UE, dont font partie la cogestion et le dialogue social. Cela d’autant plus qu’une économie moderne a besoin de la participation de ses salariés, comme le montre le succès du modèle allemand de gestion de la crise. Mais la participation n’a pas que des effets économiques et sociaux, estime le ministre, elle est aussi de la démocratie vécue au sens propre du terme qui est le produit d’une culture nationale de la gestion des conflits sociaux et de la conclusion de compromis.
Pour le ministre, il est nécessaire de renforcer la dimension sociale de l’UE par de nouveaux textes ayant valeur contraignante, comme à travers un protocole social plus précis, à travers une législation aussi qui empêcherait les entreprises de faire du "regime hopping", c’est-à-dire de s’établir là où la législation nationale serait la plus avantageuse, ou une autre législation qui permettrait de mieux accompagner les entreprises en restructuration pour amortir les chocs sociaux. Le temps est arrivé de se munir contre des arrêts de la CJUE, comme celui de l’affaire Erzberger vs. TUI AG, qui pourrait faire tomber la législation allemande sur la cogestion et par ricochet celles dans d’autres Etats membres, des arrêts qui pourraient donc affaiblir des législations nationales sans renforcer la législation européenne sur les droits des salariés. Un tel scénario ne pourra plus être expliqué aux salariés, estime le ministre, et contribuera à encore plus de réactions de morosité à l’égard de l’UE. Il a signalé que des mémoires de la Commission sur la question pendante de la participation sont en contradiction flagrante avec les déclarations du président Juncker en faveur du renforcement de la dimension sociale de l’UE, bref, "les paroles ne se traduisent pas en actes" et la cohérence de la Commission laisse à désirer.
Pour Nicolas Schmit, l’époque actuelle est celle de grands changements où "nous devons tous nous réinventer", y compris les salariés qui, dans le cadre de la numérisation de l’économie et de l’émergence du crowdsourcing et du crowdworking, courent de nombreux risques en ce qui concerne leurs droits voire leur statut des salariés. Il s’agira donc de revoir ce statut et bien d’autres éléments pour préserver le modèle social européen.
Reiner Hoffmann, le président du syndicat DGB, a été d’emblée très clair dans ses propos : "S’il n’est pas possible d’avoir un accord avec la Commission sur les questions sociales, l’UE ne tardera pas à s’écrouler. Car la situation est extrêmement tendue avec la montée des populismes, du nationalisme de droite et le retour aux petits Etats." Appelant à "tuer le mal dans l’œuf", il a exprimé sa préoccupation en vue non seulement du Brexit, mais aussi des élections présidentielles de 2017 en France, disant que si le Front national devait devenir la première force politique, l’Allemagne, la Belgique et la France se trouveront dans une situation bien difficile. La discussion avec la Commission européenne sur les piliers du droit social dans l’UE sera donc de fait aussi une discussion sur le futur de l’UE. Et si jamais la Commission et la CJUE devaient se mettre à affaiblir le modèle social européen, il faudra s’y opposer énergiquement.
Ainsi, pour Reiner Hoffmann, il ne peut pas y avoir de création de société européenne sans renforcement des droits des salariés en matière de cogestion. La législation européenne en la matière prévoit en effet que, "avant qu’une société européenne puisse être immatriculée, la direction et les représentants des travailleurs doivent décider de la façon dont les travailleurs seront informés et consultés par la direction et de leur mode de représentation au sein des différents organes de la société", comme l’écrit la Commission sur son site. Les entreprises qui se veulent durables ont intérêt à la participation des travailleurs, mais aussi à l’existence de fédérations syndicales et patronales fortes pour négocier. Il y a donc des raisons non pas pour geler, mais pour renforcer la cogestion dans l’UE. Ce que la Commission semble selon lui soit ignorer, soit considérer comme un mal, ou pire, vouloir démanteler à la manière anglo-saxonne.
Le dirigeant syndical a aussi attaqué l’idée de société unipersonnelle, proposée en avril 2014 par la Commission, sur laquelle le Conseil a élaboré un compromis en mai 2015, mais qui a été rejetée par la commission Emploi du Parlement européen en juin 2015 et reste depuis en suspens. Là aussi, il voit une tentative de miner les droits sociaux des travailleurs en en faisant de faux indépendants, de même qu’une invitation au blanchiment d’argent. Pour lui, un changement de paradigme s’impose dans l’UE et qui sera de placer l’Europe sociale au centre des préoccupations de l’UE.
A la fin de son intervention, Reiner Hoffmann a dénoncé "toute l’absurdité de l’affaire TUI AG", où un petit actionnaire allemand pourrait par sa plainte contre une grande société conduire au démantèlement de tout l’édifice législatif de la cogestion en Allemagne qui est le fruit d’années de luttes en se basant sur l’idée que la cogestion s’opposerait au principe de libre circulation et que les salariés de l’entreprise qui ne sont pas employés en Allemagne seraient discriminés. "Et c’est parce que le Berliner Kammergericht n’a pas reconnu cette absurdité que nous nous retrouvons maintenant devant la CJUE."
Une position que différents juristes qui sont intervenus par la suite dans la discussion ont corroborée, exprimant également un optimisme réaliste quant à l’issue de la procédure. Comme il n’y a pas de législation européenne unitaire sur la cogestion, c’est la loi nationale qui prévaut, et comme la loi en Allemagne ne discrimine pas, elle s’applique à tous les travailleurs sur son territoire, mais ne peut pas être exportée non plus, comme elle est par ailleurs conforme aux exigences minimales de l’UE, elle reste la référence, et le recours à la CJUE est donc selon ces spécialistes sans objet. "Mais si l’UE ne fait pas plus pour faire avancer l’Europe sociale", a déclaré le professeur Manfred Weiss, "alors je suis pessimiste, car alors l’on n’a pas réglé ce qui pourrait encore lier les gens à l’UE."
Reiner Hoffmann a commenté les interventions, espérant que la plainte de M. Erzberger n’aura aucune chance devant la CJUE. Il a recommandé aux syndicats de se concentrer davantage sur le droit des sociétés européen, "car la participation des travailleurs dans les entreprises est importante alors que la cohésion sociale en Europe est ébranlée". Pour lui, les fédérations patronales sont également devenues plus sensibles à l’argument de la cohésion sociale qui est aussi un facteur économique qui conditionne la demande. Bref, des alliances sont même possibles pour une règlementation forte et contraignante sur la cogestion dans les entreprises de l’UE.