Dans un arrêt rendu le 14 décembre 2016, la Cour de Justice de l’Union européenne constate qu’en subordonnant le bénéfice d’une bourse d’études pour l’enfant d’un frontalier à la condition que ce dernier ait travaillé sur le territoire luxembourgeois pendant une durée ininterrompue de cinq ans au moment de la demande de bourse, le Luxembourg a enfreint le droit de l’Union.
Dans cette affaire, la loi luxembourgeoise sur les bourses d’étude était une nouvelle fois en question après avoir été modifiée à la suite d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) de juin 2013. Elle prévoyait en effet au moment où la Cour a été saisie que les enfants de travailleurs frontaliers employés au Luxembourg ou exerçant leur activité dans ce pays pouvaient demander une aide financière pour études supérieures, à condition notamment que le travailleur frontalier ait travaillé au Luxembourg pendant une durée ininterrompue de cinq ans au moment de la demande. Entre temps, la loi a été modifiée en juillet 2014, et il suffit désormais que le travailleur frontalier ait travaillé au Luxembourg pendant une durée de cinq ans au cours des sept années précédant la demande de bourse.
André Angelo Linares Verruga réside avec ses parents, Maria do Céu Bragança Linares Verruga et Jacinto Manuel Sousa Verruga, à Longwy (France). Bragança Linares Verruga travaille au Luxembourg en tant que salariée depuis le 15 mai 2004, avec une seule interruption de moins de trois mois entre fin 2011 et début 2012. M. Sousa Verruga a, quant à lui, travaillé au Luxembourg en tant que salarié entre 2004 et 2011 ainsi qu’entre 2013 et 2014. Depuis le 1er février 2014, il y travaille en tant qu’indépendant.
Inscrit à l’université de Liège (Belgique), M. Linares Verruga a sollicité auprès des autorités luxembourgeoises l’octroi d’une bourse d’études pour les semestres d’hiver et d’été de l’année universitaire 2013/2014. Les autorités luxembourgeoises ont refusé de faire droit à ces demandes, du fait que ni la mère ni le père de M. Linares Verruga n’avaient travaillé pendant une durée ininterrompue de cinq ans au moment de la demande de bourse. M. Linares Verruga ayant contesté cette décision devant la justice luxembourgeoise, le tribunal administratif de Luxembourg, saisi de l’affaire, demande à la Cour de justice si la condition de travail ininterrompu de cinq ans est conforme au droit de l’Union.
Dans son arrêt rendu le 14 décembre 2016, la Cour considère que la condition d’une durée de travail ininterrompue de cinq ans constitue une discrimination injustifiée et enfreint ainsi le droit de l’Union.
La Cour constate en effet qu’une telle condition n’est pas prévue pour les étudiants qui résident sur le territoire luxembourgeois. Or, une telle distinction fondée sur la résidence est susceptible de jouer davantage au détriment des ressortissants d’autres États membres, dans la mesure où les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux. La Cour en conclut à l’existence d’une discrimination.
La Cour examine ensuite si cette discrimination peut être justifiée par l’objectif invoqué par le Luxembourg, à savoir favoriser une augmentation significative de la part des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur au Luxembourg. La Cour reconnaît qu’il est légitime que le Luxembourg cherche à s’assurer que le travailleur frontalier présente un lien d’intégration avec la société luxembourgeoise en exigeant un rattachement suffisant pour lutter contre le risque d’un "tourisme des bourses d’études". Ainsi, la Cour juge appropriée la condition d’une durée de travail minimale du parent travailleur frontalier au Luxembourg, dans la mesure où une telle condition est de nature à établir un rattachement du travailleur avec la société luxembourgeoise ainsi qu’une probabilité raisonnable d’un retour de l’étudiant au Luxembourg. Dans l’arrêt Giersch, la Cour avait d’ailleurs elle-même indiqué la possibilité de subordonner l’octroi de la bourse à la condition que le travailleur frontalier ait travaillé au Luxembourg pendant une période minimale déterminée.
En revanche, la Cour considère que la condition d’une durée de travail ininterrompue de cinq ans va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif recherché. En effet, cette condition ne permet pas aux autorités compétentes d’octroyer une bourse lorsque, comme en l’espèce, les parents ont, nonobstant quelques brèves interruptions, travaillé au Luxembourg pendant une durée significative (en l’occurrence près de huit ans) au cours de la période ayant précédé la demande. De telles interruptions n’étant pas de nature à rompre le lien de rattachement entre le Luxembourg et le demandeur de la bourse, la Cour conclut que la condition de travail ininterrompu de cinq ans comporte une restriction qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime poursuivi par le Luxembourg (à savoir augmenter le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur au sein de la population luxembourgeoise).
Quelques heures à peine après le prononcé de l’arrêt, le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche réagissait par voie de communiqué en prenant "note que la Cour considère la condition susmentionnée comme étant trop restrictive" et en précisant que l’arrêt prononcé ne vise pas la loi modifiée du 24 juillet 2014, actuellement en vigueur, mais concerne la législation antérieure sur l’aide financière de l’État pour études supérieures, qui n’était applicable que pendant l’année académique 2013/2014.
Dans la législation actuellement en vigueur, la condition de travail de cinq ans ininterrompus au Luxembourg a été remplacée par une période de travail d’au moins cinq ans pendant une période de référence de sept ans.
L’OGBL, syndicat très engagé depuis le début dans le front qui s’est opposé à la première mouture de la loi sur les aides financières pour études supérieures, a réagi par un communiqué qui témoigne de sa position mitigée quant à l’arrêt rendu par la Cour. Certes, l’OGBL se réjouit de voir que la Cour trouve qu’un délai de travail ininterrompu de 5 ans, exigé d’un travailleur frontalier pour que ses enfants puissent obtenir une aide financière pour études supérieures de l’Etat luxembourgeois, est beaucoup trop long.
Mais le syndicat est d’avis, comme l’avait exprimé en juin dernier dans ses conclusions générales l’avocat général Melchio Wathelet, que la disposition de la loi actuelle, prévoyant une période de travail tout aussi longue, mais sur une période de 7 ans, risque de subir le même sort.
L’OGBL plaide en effet "pour un droit inconditionnel de tous les travailleurs à bénéficier des mêmes avantages sociaux dans le pays dans lequel ils travaillent, pendant la durée de leur travail, comme le prévoit expressément le règlement sur la libre circulation des travailleurs". Or, du point de vue du syndicat, la jurisprudence de la Cour, que ce soit dans l’affaire Giersch ou dans l’affaire Verruga, "constitue en fait, malgré leurs effets positifs sur les travailleurs de longue date au Luxembourg, une violation de ce règlement, qui n’a jamais exigé un «lien d’intégration» avec la société du pays de travail".
De ce point de vue, pour l’OGBL, "l’arrêt Verruga constitue en même temps un inquiétant pas en arrière inspiré par la théorie fausse et discriminatoire (expressément citée!) d’un prétendu ‘tourisme des bourses d’études’".
L’OGBL continue par ailleurs de soutenir que "l’aide financière pour étudiants, qui remplace les allocations familiales pour étudiants, est de fait une prestation sociale qui devrait être basée sur le système élaboré de non-cumul existant en la matière et qui résoudrait beaucoup de problèmes aussi pour le gouvernement luxembourgeois en mettant sans doute fin aux recours incessants et aux questions préjudicielles devant la CJUE". Le syndicat indique d’ailleurs ne pas avoir "abandonné l’espoir que les juridictions luxembourgeoises soumettent un jour cette question à la CJUE".