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Culture - Traités et Affaires institutionnelles
1957-2007 : acteurs historiques et acteurs actuels confrontent leurs expériences au colloque de l’Institut Pierre Werner
23-04-2007


Les 23 et 24 avril 2007, l’Université du Luxembourg et l’Institut Pierre Werner en collaboration avec le Centre Virtuel de la Connaissance sur l’Europe (CVCE), la Commission européenne, le Parlement européen, le Fonds National de la Recherche et le Ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration ont organisé dans le cadre du cinquantième anniversaire de la signature des traités de Rome le colloque : "Racines et développements de la Gouvernance européenne. L’apport du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne".

L’après-midi du 23 avril était consacrée aux témoignages des acteurs des années 1950 et des débuts de la CEE et aux réactions des acteurs d’aujourd’hui aux témoignages de leurs aînés. Nous présentons cette après-midi in extenso. Notre texte est long, mais il y a des témoignages qui doivent laisser des traces.

Les témoins, acteurs des années 1950

Georges Berthoin

Le premier témoin à intervenir fut Georges Berthoin qui fut le chef de cabinet de Jean Monnet à la haute Autorité de la CECA. Lorsqu’il arriva en 1952 à Luxembourg, ce fut pour "la plus grande aventure pacifique de l’Europe". L’Europe est pour lui née de la souffrance et de la réflexion sur la direction qu’il fallait lui donner après les 2 guerres mondiales pour que toute guerre entre Etats européens soit désormais impossible. Dès les premières discussions qui suivirent la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 se dessinèrent les deux grandes lignes qui caractérisent encore aujourd’hui la construction européenne : la ligne intergouvernementale et la ligne communautaire. Pour Georges Berthoin, la ligne intergouvernementale est d’ailleurs incapable de diriger l’Europe. Selon lui, la crise actuelle de l’Europe est la conséquence du fait que le traité de Maastricht a introduit plus de matière intergouvernementale en Europe, et de ce fait, "la crise actuelle est celle de l’intergouvernemental."

La guerre de Corée précipite en 1952 le cours des choses en Europe. Après la CECA, l’on veut mettre en place la CED. Mais la CED, récusée par l’Assemblée nationale française en 1954, échoue et précipite l’Europe dans une crise selon Georges Berthoin beaucoup plus grave qu’aujourd’hui, car "elle était à l’époque moins élaborée et enracinée qu’aujourd’hui", comme elle l’est par exemple dans la simple liberté de circulation des personnes avec laquelle la majorité des Européens actuels sont nés. Les traités de Rome se construisent donc immédiatement après la crise de 1954 sur une réflexion profonde sur les rapports entre les souverainetés nationales et les intérêts communs. Une méthode politique naît qui consiste à dégager d’abord les intérêts communs et qui réfléchit ensuite à la manière d’amener pratiquement les souverainetés nationales à voir si les intérêts européens correspondent aux intérêts nationaux. Dans ce sens naît une Europe qui n’a jamais voulu devenir un super-Etat ni détruire les nations européennes, mais qui a réussi à prévenir la guerre depuis 1952.

Hans-August Lücker

Hans-August Lücker, collaborateur de Walter Hallstein, ancien parlementaire européen, rapporteur des traités de Rome au Bundestag en 1957, aujourd’hui âgé de 92 ans, fait partie de cette génération de chrétiens allemands qui n’ont pas adhéré au régime d’Hitler. Son plan de vie après, la guerre fut de "construire une meilleure Allemagne et de la réconcilier avec ses voisins." Pour lui, l’Europe est née bien avant la CECA. Il relata un congrès des partis politiques chrétiens européens qui se tint fin janvier 1948 à Luxembourg présidé par les politiques luxembourgeois Emile Reuter et Pierre Dupong, à l’époque président de la Chambre des Députés respectivement Ministre d’Etat du Luxembourg. L’unité européenne, la démocratie et les droits de l’homme comme « synthèse délicate entre le royaume de Dieu et le royaume de César », une Europe fédérale, l’abandon de la souveraineté nationale absolue, la participation de l’Allemagne à la construction européenne étaient les grandes orientations de ce congrès.

Charles Rutten

Charles Rutten, diplomate néerlandais, a participé aux conférences de Messine, de Venise et de Val-Duchesse qui ont abouti aux traités de Rome dont il a évoqué l’ambiance et les enjeux. La Guerre de Corée et la peur panique d’une 3e Guerre mondiale dont cette guerre serait une première étape poussa les initiateurs de la CED à pousser à la mobilisation de toutes les forces de l’Europe, y compris des Allemands. Mais cela n’était pas sans poser de sérieux problèmes politiques 7 ans après la guerre. La tentative de s’inspirer des règles de la CECA pour fonder la CED aboutit à un échec à cause du refus français.

L’ambiance à la conférence de Messine de 1955 est donc marquée par l’incertitude et la peur de s’engager. Le Benelux vient pourtant à la conférence avec des vues précises sur une union économique dont il a déjà fait l’expérience avantageuse. Jean Monnet, qui dirige la CECA mais qui n’est pas présent à Messine, freine, car il pense que la France n’ira pas dans cette direction. Il préférerait que l’on procède donc secteur par secteur. "On se tâte à Messine", on n’est pas unanime, mais on s’accorde à fonder un comité d’experts dirigé par le Premier ministre belge, Paul-Henri Spaak, et qui est chargé d’étudier les propositions du Benelux. Spaak est décidé à aboutir, et son comité produit en 1956 un rapport clair qui est discuté à Venise où les décisions vitales sont facilement prises pour mettre les traités de Rome en chantier, puisque la délégation française accepte en bloc les conclusions du rapport Spaak.

La négociation de Val-Duchesse qui suit se déroule donc dans une ambiance très positive même s’il y a encore des sujets qui risquent de provoquer l’échec à cause des situations nationales : le niveau de la taxation douanière qui déclenche les discussions entre protectionnistes et libre-échangistes, le marché commun agricole, la question des territoires français d’outre-mer alors que la décolonisation s’annonce. Mais la conviction de devoir aboutir fait avancer les choses.

Jean-François Poncet

Jean-François Poncet, ancien chef de la diplomatie française entre 1978 et 1981, fut le secrétaire général de la délégation française aux conférences de Messine et de Val-Duchesse. Il voulut tirer quelques leçons de la négociation des traités de Rome et les mettre en relation avec la crise actuelle de l’Union européenne. Il mit d’abord en exergue la volonté politique qui caractérisa ces négociations et qui firent qu’elles devinrent un miracle de réussite. On ne pouvait pas rester sur un échec comme celui de la CED, comme aujourd’hui on ne peut rester sur un échec comme celui du traité constitutionnel. Pourtant ce n’était pas facile en 1955, car les plus grands Etats, la France et l’Allemagne, étaient économiquement très éloignés l’un de l’autre. L’économie de l’Allemagne telle que conçue par Ludwig Ehrhard était libre-échangiste, partie à la conquête des marchés mondiaux, dotée d’une monnaie forte et de la stabilité des prix. L’économie de la France était une économie dirigée, soumise à un régime de planification, au contrôle des changes et des prix, et dotée d’une monnaie surévaluée. L’ouverture des frontières était considérée comme très problématique. Personne ne voulait se compromettre avec le colonialisme français. Mais l’on voulut aboutir et ce fut le cas. La France finit par se mettre sur le rail économique allemand et devint également une économie sociale de marché.

Jean-François Poncet mit ensuite l’accent sur la leçon institutionnelle des traités de Rome. 50 ans après, les institutions créées par les traités ont bien résisté au temps et aux changements dans tous les Etats membres. Il n’y a que la Commission qui a selon lui "pas bien évolué", car elle est devenue malgré ses 27 membres faible et ne remplit plus assez son rôle d’impulsion.

La troisième leçon de Jean-François Poncet est celle de la lucidité. L’Europe n’est pas arrivée à l’union politique par l’union économique. La monnaie unique le prouve définitivement. Si l’union politique reste un objectif, elle doit être initiée par une décision politique. Le traité constitutionnel n’a pas tranché cette question, mais rapproche de cet objectif. D’où la nécessité de "ressusciter" le traité constitutionnel.

Pierre Pescatore

Pierre Pescatore, ancien juge de la CJCE, qui fut le négociateur luxembourgeois à Val-Duchesse dans le groupe juridique qui rédigea une bonne partie des traités de Rome, évoqua l’atmosphère "de liesse de jour de rentrée" du début de cette négociation, la façon dont le Luxembourg s’organisa pour participer tant bien que mal aux groupes de travail, et l’instruction lapidaire qu’il reçut de Joseph Bech, le ministre des Affaires étrangères de l’époque : "Europam esse construendam".

Ulrich Everling, Bini Olivi, Heinz Henze

Ulrich Everling, qui fut membre allemand de la conférence de Messine et ancien juge à la CJCE, relata l’évolution du droit d’établissement et de la libre circulation des services sous le coup de la jurisprudence de la CJCE qui établissait progressivement la primauté du droit communautaire. Bini Olivi relata ses tribulations comme juge pénal milanais qui voulut profiter d’un emploi européen pour écrire une thèse de droit comparé et qui finit premier porte-parole de la Commission présidée par Walter Hallstein. Heinz Henze raconta comment les principes de libre circulation des travailleurs, de non-discrimination et d’égalité de traitement furent difficiles à être appliqués par la France et l’Allemagne qui soumettaient la libre circulation des travailleurs à la condition restrictive d’une offre de travail. La Commission finit par imposer son interprétation et à faire passer des règlements plus en accord avec les traités.

Témoins récents : Marcel Mart, Baron Philippe de Schoutheete, Jean-Jacques Kasel

Parmi les témoins un peu plus récents, l’ancien ministre luxembourgeois et président de la Cour des comptes européenne Marcel Mart, commenta le retour actuel du nationalisme et la peur des peuples de perdre le contrôle de leur destin, qui sont dus selon lui à un élargissement qui a eu lieu sans consultation vers de jeunes démocraties qui ne sont pas encore préparées aux abandons de souveraineté qui font l’Europe. Dans le cadre de la globalisation, l’Europe des 27 est pour lui "au bout du rouleau". Il faudrait aller, pour ceux qui veulent avancer, vers une Europe à géométrie variable, comme l’euro et Schengen en fournissent le modèle.

Le Baron Philippe de Schoutheete, ancien représentant permanent de la Belgique auprès de l’Union européenne, souligna que les traités de Rome avaient duré 28 ans sans être modifiés, mais que depuis l’Acte Unique de 1986, la fréquence des modifications des traités n’avait fait qu’augmenter. Cela prouvait d’abord la qualité des premiers traités mais aussi les difficultés croissantes pour faire saisir contractuellement l’Europe actuelle.

Jean-Jacques Kasel, ancien représentant permanent du Luxembourg auprès de l’Union européenne, plaida pour conclure en faveur d’une Europe qui reprenne le chemin des pères fondateurs.

Les acteurs actuels

Frans Timmermans

Le premier acteur actuel à intervenir fut le ministre aux Affaires européennes des Pays-Bas, Frans Timmermans qui a expliqué le rejet du traité constitutionnel par les Pays-Bas comme le résultat d’un état des lieux de l’Union européenne actuelle par les électeurs néerlandais. Des questions comme "qui sommes-nous, les Néerlandais, dans cette Europe ?", "quelles prestations recevons-nous de cette Europe?", le manque d’identification, notamment des citoyens des pays plus petits, avec une Europe trop rapidement élargie, voilà les questions qui ont fusé. Pour Frans Timmermans, le rejet du traité constitutionnel constitue plus une sanction de l’Europe actuelle et de "messages cachés" que de nombreux citoyens croyaient lire dans le projet de traité qu’un rejet de l’Europe future.

Le gouvernement des Pays-Bas voudrait maintenant retourner à l’essentiel et contribuer à ce que l’Union européenne initie de nouvelles politiques, notamment dans les domaines de l’énergie et de l’environnement. Le ministre néerlandais ne pense pas que ce sera un nouveau traité qui amènera les citoyens à soutenir plus l’Union européenne, mais le fait de voir que leurs vraies préoccupations sont prises en compte. L’européanisation des politiques nationales passera par des politiques européens qui prennent leurs responsabilités dans ce domaine.

Nicolas Schmit

Nicolas Schmit, le ministre délégué luxembourgeois aux Affaires étrangères et à l’Immigration, trouva dans les témoignages des acteurs des années 50 des repères et des parallèles avec la situation d’aujourd’hui. La crise actuelle est pour le ministre Schmit d’autant plus réelle qu’elle est scellée par un échec dans deux pays fondateurs. L’Union européenne est toujours mal perçue. Le fossé entre les avantages réels de l’Union européenne et sa perception trouve sa source dans son fonctionnement qui est difficile à comprendre. Les traités de l’Union européenne n’ont pas encore été assimilés par les politiques nationales. La vision de l’Union européenne est d’autant plus floue qu’il n’y a plus de partage d’une vision commune. Veut-on une union politique ? Quelles sont les frontières de l’Europe ? Le projet a donc un problème de légitimation.

En 1954, après l’échec de la CED, il y avait une véritable volonté de continuer. En 2007, la réaction est plus faible. En 1952/1957, les politiques et les citoyens étaient mus par la volonté qu’il n’y ait plus jamais de guerre en Europe. Ce sentiment est moins présent dans une Europe repue de paix depuis 60 ans. Dans ce contexte, le traité constitutionnel n’était peut-être pas un projet idéal ni d’ailleurs une vraie constitution, mais un traité de nature contractuelle. Malgré l’ambiance, il faut relancer le débat sur un nouveau traité et dépasser l’échec de 2005. C’est la tâche de la Présidence allemande du Conseil de l’Union européenne de doter l’Europe d’une nouvelle feuille de route précise qui ne soit pas minimaliste. Le traité constitutionnel constitue toujours la meilleure base pour un sursaut dont la négociation de Val-Duchesse de 1956 fournit un bel exemple.

Alberto Navarro

Alberto Navarro, secrétaire d’Etat espagnol aux Affaires européennes, avec Nicolas Schmit un des initiateurs de la réunion de Madrid des Amis de la Constitution, lança un regard en arrière à partir de sa perspective espagnole. Sous la dictature de Franco, qui a duré jusqu’en 1975, l’appartenance à la Communauté européenne était le rêve des Espagnols attachés à la liberté, à la démocratie et aux droits de l’homme. Dès que la dictature avait disparu, l’Espagne avait présenté ensemble avec la Grèce et le Portugal, où les dictatures étaient également tombées en 1974, leur demande formelle d’adhésion. Après trois ans de négociation, la Grèce put adhérer, mais l’Espagne et le Portugal restèrent dehors à cause des problèmes agricoles et l’opposition de la France.

Aujourd’hui, les choses ont bien changé. La France exporte plus vers l’Espagne que l’Espagne vers la France. L’Espagne et le Portugal, qui vivaient "dos à dos", ont aujourd’hui la même monnaie et le Portugal est pour l’Espagne le 3e marché le plus important, plus important que toute l’Amérique latine. Il s’agit maintenant pour Alberto Navarro de savoir quelle Europe nous voulons. Pour lui, les choses sont claires. Se référant à l’article qu’il a publié en janvier 2007 avec Nicolas Schmit, il prône une Europe politique qui sera plus qu’un simple marché unique, une Europe des politiques communes dans de nouveaux domaines comme ceux de l’énergie et de l’environnement, une Europe de la libre circulation, une Europe plus démocratique, efficace et transparente.

Revenant sur l’Espagne, Alberto Navarro a exposé combien l’Espagne avait reçu de l’Europe pour se développer, que cet argent avait été bien utilisé, comme le prouvait la nouvelle position de l’Espagne dans l’économie mondiale, et que dorénavant l’Espagne devait donner. Il regretta pourtant les réflexes nationaux très fréquents dans les nouveaux Etats membres et la volonté de limiter l’Europe à un marché et à une monnaie uniques. Cette tendance, qu’il appela "le vent de l’Est", va-t-elle s’imposer ? En tout cas, tout le monde doit se déterminer, car il y va "de notre avenir commun".

Didier Donfut

Didier Donfut, le secrétaire d’Etat belge aux Affaires européennes, mit l’accent sur la démocratie et la diversité inhérentes à l’Union européenne et qui sont considérées à l’extérieur comme un " miracle". L’Europe ne peut selon lui pas seulement être un grand marché, même si elle a besoin d’un grand marché pour que ses entreprises puissent se développer, mais aussi d’une "dynamique sociale" pour avoir le soutien de ses citoyens.