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Culture
"L’identité européenne et les défis du dialogue interculturel" - Un colloque international au CCR Neumünster (II)
IIe partie : L’identité européenne face aux défis de la multiculturalité
21-09-2007 / 22-09-2007


Les 21 et 22 septembre 2007 a eu lieu au Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster un colloque international portant sur "L’identité européenne et les défis du dialogue interculturel". L’Institut international Jacques Maritain de Rome, l’Istituto italiano di Cultura de Luxembourg, et l’Institut Pierre Werner de Luxembourg en étaient les organisateurs avec le soutien du CCR Neumünster. La deuxième partie du colloque était consacrée à l’identité européenne face aux défis de la multiculturalité.

Traugott Schoeffthaler : un nouvel engagement pour un espace culturel européen

Traugott Schoeffthaler, qui fut le directeur de la "Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue entre les cultures Anna Lindh" à Alexandrie en Egypte, inaugura la deuxième journée du colloque avec une contribution sur l’espace culturel européen, la laïcité et les cultures religieuses. Pour Schoeffthaler, "laïcité" et "religion" sont "des indicateurs utiles qui permettent de mieux comprendre la diversité et la spécificité de l’espace culturel européen". D’autant plus que les "valeurs européennes" sont de plus en plus invoquées par les politiques et les médias et véhiculent une prétention à l’universalité qui est parfois mal reçue en dehors de l’Europe.

Cela fut notamment le cas lorsque, au cours de l’affaire des caricatures sur le prophète Mahomet, les Européens évoquèrent la liberté de la presse et d’opinion comme des priorités. Cela eut selon Schoeffthaler, "un effet catastrophique à l’extérieur", notamment en Egypte, où l’intervenant à vécu l’affaire directement. Une association de journalistes égyptiens publia un texte où elle exposa que ses membres risquaient chaque jour leur liberté pour la liberté de presse, mais qu’ils exigeaient également que la diversité religieuse soit traitée avec respect. D’où selon Schoeffthaler, la nécessité de relancer le débat sur les véritables objectifs des valeurs européennes et d’entamer un double mouvement : un nouvel engagement pour un espace culturel européen conscient de ses racines et de son contexte et en interaction permanente avec d’autres espaces culturels.

Cela aurait pour conséquence la reconnaissance de la diversité des laïcités qui auraient surtout en commun un Etat neutre dans les relations interreligieuses, mais aussi, dans la perception des autres, la reconnaissance des identités multiples, de la diversité dans tous les espaces culturels. Pour Schoeffthaler, une telle démarche serait un moyen de revoir et de mener à sa bonne fin, sans l’imposer à d’autres espaces culturels, le projet des Lumières.

Mohammed Arkoun : solidarités historiques, solidarités oubliées et décalage historique dans le rapport de l’Islam à l’Europe

Mohammed Arkoun, un des penseurs modernes de l’Islam les plus prestigieux, aborda la question de l’Islam et de l’Europe à partir des deux concepts de solidarité historique et de décalage historique pour faire comprendre la complexité des combats et des destructions de vies humaines engendrées par des luttes qui éclatent sur la base d’une vision étroite de la solidarité historique. Il a surtout mis en garde contre le fait que tout un chacun est "prisonnier d’une courte période" qui est actuellement faite du décompte quotidien des morts dans des attaques en Irak, au Liban, sans que les médias se demandent ce qui s’est vraiment passé au Moyen Orient depuis 1945. Des affaires comme celle des caricatures, du voile ou de Salman Rushdie sont vécues avec passion et provoquent de part et d’autre des réactions de rejet.

"Tout locuteur est dépositaire de solidarités historiques", a affirmé Arkoun, qui fit ensuite l’inventaire des solidarités multiples et concentriques dont il est lui-même le dépositaire. Il évoqua d’abord sa solidarité avec son village natal, qui se situe dans une région bien précise, la Kabylie, dont la culture est marquée par un mode de transmission oral bien particulier dans une langue bien particulière, le berbère, ce qui le relie de nouveau au 30 millions de Berbères qui vivent en Afrique du Nord. Ensuite la Kabylie se situe en Algérie, qu’Arkoun considère comme sa nation. L’Algérie quant à elle se situe dans le Maghreb, une communauté de pays dont elle ne saurait être distinguée. La langue des pays du Maghreb est l’arabe, qui crée une solidarité avec tous les arabophones. Le Coran étant écrit en arabe, et qu’il est le texte d’une religion qui se veut universelle, Arkoun se sent relié au monde entier. Mais dans la mesure où il est né en Algérie avant l’indépendance de ce pays en 1962, et qu’il a fréquenté l’école française "pendant des années décisives" et est devenu professeur à la Sorbonne, il se sent aussi solidaire de l’espace culturel français. Finalement, la France étant située en Europe, il se sent "fervent Européen", d’autant plus qu’il estime qu’il n’y a pas de futur pour le Maghreb sans l’Europe. Se référant à la session du colloque de la veille, qui avait avant tout souligné le rôle du christianisme dans l’identité européenne, il conclut que c’est par cet inventaire solidarités multiples et concentriques qu’il voulait insérer des "solidarités oubliées" dans le débat.

Arkoun aborda ensuite la question de la construction de la foi dans l’espace monothéiste à travers la raison théologique et philosophique en partant de la langue qui a transmis le message des trois religions monothéistes : la langue sémitique dans sa variation hébraïque pour la Torah, araméenne pour Jésus et arabe pour Mahomet. Pour Mohammed Arkoun, l’analyse rhétorique du Coran a permis de constater que la Torah et les Evangiles ont été écrits avec la même approche linguistique, rhétorique et métaphorique. Or, "la métaphore a été écartée par une construction philosophique et théologique de la foi qui a sa source dans le logocentrisme aristotélicien." Par cela, "une donnée de l’Histoire est restée fermée dans ce type de construction théologique, malgré Vatican II." D’où la nécessité d’ouvrir un grand chantier : celui d’une histoire comparée des constructions théologiques depuis le Moyen Âge qui permettait de connaître étape par étape ces fermetures.

Le dialogue interreligieux fut qualifié par Arkoun de "bavardages" et de "salamecs". Et l’affaire des caricatures qui relèvent pour lui d’une activité "politique et artistique" légitime a uniquement offusqué les musulmans parce qu’il existe un "décalage historique" avec l’Occident, ce par quoi il se démarqua de Traugott Schoeffthaler qui s'était rangé du côté de ses interlocuteurs égyptiens.

La genèse de ce décalage fut l’objet de la dernière partie de la contribution de Mohammed Arkoun. Il exposa la rapidité de l’expansion de l’Islam entre la mort de Mahomet en 632 et la bataille de Poitiers en 732, de l’Arabie jusqu’en Europe, cent ans plus tard, une expansion qui était animée par la langue arabe, une langue de culture et de civilisation, une référence pour l’écriture et la pensée. Cette dynamique de la pensée qui allait jusqu’à toucher l’Europe prend fin au 13e siècle, alors que l’Europe prend son essor en tant qu’Europe. Le monde arabe entre dans une période de régression intellectuelle : plus de théologie, de recherche philosophique et scientifique, de participation à l’essor de la modernité. Le décalage Nord-Sud s’installe, un décalage qui ne peut être compris sans une analyse de ce 13e siècle qui agit jusqu’à ce jour, malgré l’ouverture de la page coloniale par Bonaparte, quand il envahit l’Egypte en 1799, malgré l’abolition par Atatürk de l’Empire ottoman qui a été selon Arkoun "un élément de régression intellectuelle." Tout travail intellectuel doit donc s’attaquer "aux racines de notre inculture" pour pallier les décalages. "Mais", constate-t-il pour conclure, "les instruments pour décrypter de manière sémiologique ce processus nous manquent."

Charles Ferdinand Nothomb ou le pragmatisme dans le dialogue interculturel

Charles Ferdinand Nothomb, ministre d’Etat belge, évoqua les conditions psycho-politiques du dialogue entre l’Europe et le monde arabe. Adversaire de la réduction de l’identité d’une personne à sa religion, il fit part de ses rapports pratiques avec les musulmans qui n’ont souvent pas de problèmes religieux, mais tout simplement sociaux. Par ailleurs, les difficultés du dialogue interculturel l’ont convaincu qu’il fallait créer des nouveaux concepts. Il évoqua à titre d’exemple les difficiles débuts de réunion dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen. Chaque fois qu’elles étaient précédées d’un incident dans le cadre du conflit israélo-palestinien, ceux-ci étaient immédiatement rapportés et discutés en séance. Et cela dans un contexte où pour Nothomb, l’Union européenne n’a toujours pas de véritable politique étrangère et de sécurité commune et s’accroche à la politique de voisinage. Pour parler avec le monde arabe, il a donc préféré la méthode de dialoguer d’abord "à notre plus proche voisin, l’Afrique du Nord." Avec différents partenaires, le Mouvement européen a entamé "un dialogue lent sur l’avenir". Un des résultats est la Déclaration d’Alger qui mise sur des mesures pratiques dans les domaines de la formation, de l’emploi et de l’investissement. Ce qui lui tient le plus à cœur, c’est surtout la facilitation de la circulation des élites qui est devenue de plus en plus difficile avec le terrorisme.

Jahel El Gharbi : Les nourritures de l’incompréhension

Au cours de son intervention, Jahel El Gharbi, poète et enseignant à l’Université de La Manouba de Tunis, a exprimé ses déceptions et a formulé des projets utopiques pour favoriser le dialogue entre les cultures.

L’Europe a été construite pour éviter la guerre entre des nations ennemies, constate-il. Dès le départ, cette construction européenne était porteuse d’un projet identitaire. D’où l’émergence de frontières culturelles qui séparent cet ensemble géopolitique de ses voisins méditerranéens. Les pays de la Méditerranée apparaissent comme une entité neutre et tempérée, car il s’agit d’une entité qui n’est ni arabe, ni européenne. Dans ce contexte, l’Europe peut devenir un pont entre les civilisations, capable de gommer les oppositions entre l’Est et l’Ouest, entre l’Occident et le monde arabe. Pourtant, dans l’univers de l’Europe, "la Méditerranée n’a pas de place" et est considérée de manière "périphérique". Pour les Européens, le Sud est une terre de promesse qui regorge d’immenses richesses énergétiques, une terre qu’on exploite mais aussi une menace terroriste et démographique.

Les pays du Sud ont imité l’Occident, ont adopté ses institutions et son modèle démocratique. Pourtant, "force est de constater que les pays qui se sont développés sont ceux qui n’ont pas imité l’Occident, comme par exemple la Chine", a tenu à préciser Jahel El Gharbi. Aujourd’hui, il y a un sentiment d’injustice, d’humiliation et d’incompréhension qui prévaut dans les pays musulmans.

Même si Jahel El Gharbi n’a pas l’intention de décrier l’époque contemporaine, il souligne que celle-ci lui apparaît si peu "poétique". Les images diffusées par les téléviseurs sont éloquentes à cet égard : "L’immigré clandestin qui pourrait être une figure glorieuse, est devenu une figure honteuse", regrette-t-il.

Selon Jahel El Gharbi, l’Europe a connu deux échecs : au niveau des droits de l’homme et au niveau des frontières qui demeurent hermétiquement fermées aux pays de Sud. Il reproche à l’Occident de ne pas avoir soutenu la laïcité moderne qui s’est développée dans les pays musulmans. En l’absence d’un soutien, ces courants de pensée n’ont pas développé de projet pour l’avenir, contrairement aux mouvements intégristes. Il condamne également l’hostilité de l’Occident vis-à-vis du nationalisme arabe qui était selon Jahel El Gharbi "un projet porteur de valeurs occidentales et tourné vers l’avenir" auquel la Guerre de Six Jours en 1967 mit fin. Il dénonce l’action de la communauté internationale qui intervient au nom des droits de l’homme dans des pays, alors qu’il s’agit en réalité de s’emparer de leurs richesses naturelles.

Pour renforcer le dialogue entre l’Europe et le Sud, il propose de substituer au culte de la différence la notion d’identité, de repenser cette identité, de développer une conception nouvelle de la culture, de se libérer de la pensée manichéenne et de développer de nouveaux projets concrets. Il veut donner une image du monde musulman qui soit autre que celle des guerriers de Dieu. "Cet effort doit se faire du côté des deux rives de la Méditerranée", a-t-il exigé en guise de conclusion.

Paul Valadier s.j. : Quel dialogue interculturel ?

Paul Valadier s.j., l’ancien rédacteur en chef de la revue Etudes, s’est interrogé sur la possibilité d’un dialogue interculturel. Les relations entre les cultures sont complexes : elles s’influencent réciproquement, se nourrissent, s’imitent, s’ignorent parfois parce qu’elles ne s’intéressent pas aux autres. Leurs relations peuvent être conflictuelles et sont le plus souvent marquées par l’inégalité.

Une culture n’est pas une entité hermétique et étanche à son environnement. Au contraire, c’est une entité complexe qui est soumise à des tensions qui la fécondent et l’enrichissent. Cette culture est souvent liée à une langue qui peut être source d’incompréhension.

Pour qu’il y ait dialogue, il faut selon Valadier deux personnes capables de discussion et deux postulats : pour mener un dialogue il faut avoir assez de points communs avec l’interlocuteur et il faut avoir des bases de vie commune pour surmonter les différends. "Les cultures dialoguent-elles ?" A cette question Paul Valadier répond par la négative. "Par essence, les cultures ne dialoguent pas." Pourtant, cela ne signifie pas que le dialogue entre les cultures soit impossible. Il peut se réaliser par le recours à des personnes qui constituent un pont entre les civilisations, qui ont un profond intérêt pour la culture d’autrui et ne la condamnent pas.

Le dialogue suppose la possibilité d’aboutir à des conclusions communes sans pour autant vouloir prétendre à l’universel. Car vouloir gommer les diversités culturelles serait un danger. Le dialogue ne doit jamais aboutir à un nivellement mais plutôt à une valorisation des différences. La rencontre entre les cultures doit favoriser avant tout la reconnaissance d’autrui. Cela implique qu’on aborde l’autre avec respect, qu’on accepte les diverses manières d’être homme et qu’on admet que l’autre culture n’est pas un sous-produit de la nôtre. La reconnaissance n’est pas à confondre avec l’identification à l’autre qui supposerait une fusion impossible. Le dialogue suppose des interlocuteurs qui sont sur un pied d’égalité. Dans ce contexte, Paul Valadier pointe du doigt les situations inégalitaires dans lesquelles se trouvent souvent les minorités religieuses et ethniques lors de négociations.

"Il ne faut pas s’illusionner en parlant comme allant de soi d’un dialogue entre cultures", met en garde Paul Valadier. Il préconise la compréhension mutuelle contre une attitude méprisante et met également en garde "contre un irréalisme d’un dialogue qui ignore la consistance et la vigueur des cultures".