Les 21 et 22 septembre 2007 a eu lieu au Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster un colloque international portant sur "L’identité européenne et les défis du dialogue interculturel". L’Institut international Jacques Maritain de Rome, l’Istituto italiano di Cultura de Luxembourg, et l’Institut Pierre Werner de Luxembourg en étaient les organisateurs avec le soutien du CCR Neumünster. La troisième partie du colloque était consacrée à la question des frontières de l’Europe entre cultures et géographie
La parole fut d’abord donnée à Jean-Jacques Subrenat, président du conseil scientifique de l’Institut Pierre Werner, qui analysa le processus d’élargissement dans une perspective à la fois historique et géographique et qui s’interrogea sur les possibilités d’une politique de voisinage européenne.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, Robert Schuman en France et Konrad Adenauer en Allemagne jettent les bases de l’Union européenne, un ensemble géopolitique qu’ils veulent voir fondé sur un idéal commun et qui devrait permettre d’éviter la guerre entre des pays qui avaient été ennemis au point de s’affronter en trois guerres en 75 ans.
"Cette Europe ne s’est pas construite du jour au lendemain, mais par des phases successives d’adhésions," a souligné Subrenat. En 1972, la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark entrent dans la CCE. En 1981, l’adhésion de la Grèce montre que le critère géographique n’est pas un obstacle à l’entrée dans l‘UE. Le Portugal et l’Espagne adhérent à la fin des années 80 à l’Union européenne. Cet élargissement a été motivé pour des raisons politiques alors que le grand élargissement de 2004 a été présenté comme "un devoir historique". Avec l’entrée des anciens pays du bloc de l’Est, la notion de "continuité territoriale" est devenue secondaire. Aujourd’hui, l’adhésion de nouveaux pays comme la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, et le Kosovo est concevable à condition que ces pays règlent leurs conflits internes.
Subrenat s’interroge alors sur la manière dont l’UE va développer ses relations avec les pays tiers. Existera-t-il une alternative à l’élargissement ? Si oui, s’agira–t-il d’un traité entre l’UE et une entité qu’il faudra créer ? S’agira-t-il d’un renforcement des accords de coopérations ? Est-ce qu’on dotera l’UE de nouveaux moyens pour accueillir de nouveaux Etats membres ?..….Autant de questions que Subrenat a laissées en suspens.
Pour Subrenat, l’Europe doit relever de grands défis et sa politique de voisinage dépendra de l’état d’esprit qui domine au sein de l’opinion publique.
Giuseppe Motta, de l’Université de Bergame, a passé en revue l’histoire – la "nature historique" - de la Russie, pour dégager quelques axes qui rendent toujours difficile sur le long terme le rapprochement entre l’Europe et la Russie : un pouvoir toujours tributaire des comportements autocratiques à l’origine des structures politiques en Russie – "Poutine est l’héritier de l’autocratie"; des désaccords à répétition sur les droits de l’homme entre la Russie et l’Europe, une divergence des intérêts géopolitiques et géo-énergétiques, la Russie ayant dans un nouveau contexte multipolaire un agenda orienté vers l’Ouest, mais aussi vers l’Orient et l’Extrême-Orient ; une bureaucratie avec laquelle il est difficile de travailler ; une Eglise orthodoxe qui refuse d’aller plus de l’avant dans les relations avec le Vatican ; une xénophobie croissante.
Haluk Günugur, président du Mouvement Européen pour la Turquie et professeur à l’Université Baskent d’Ankara, a développé un argumentaire en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et a présenté sa vision de l’Europe.
Pour Günugur, la présence des Turcs sur le territoire européen remonte au 14 siècle, une époque à laquelle la plupart des Etats européens n’existaient pas encore. Cet argument historique lui a permis de démontrer que les Turcs ne sont pas des "nouveaux arrivants" en Europe. La superficie de la partie européenne de la Turquie est, selon le professeur, équivalente à celle du Danemark, de la Belgique ou de l’Estonie. Pour étayer son argumentaire, il a souligné que la distance séparant le continent européen et asiatique est minime, à savoir 879 mètres. Il a attiré l’attention sur l’île de Chypre qui a adhéré à l’Union européenne en 2004 alors qu’elle est géographiquement localisée sur le continent asiatique. Sur le plan politique et culturel, il a montré que le fondateur de la République de Turquie, Atatürk s’est largement inspiré des valeurs républicaines françaises.
Il a également dressé un inventaire des réformes qui ont été engagées par Atatürk et qui illustrent que la Turquie moderne s’est s’inspirée du modèle occidental. : passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin ; séparation entre pouvoir religieux et Etat ; abolition de la législation religieuse au profit d’une législation occidentale ; réforme dite du "chapeau" qui interdit le port de couvre-chefs à forte connotation orientale et favorise le costume européen ; éducation en langue étrangère ; droit de vote reconnu aux femmes en 1934, 10 ans avant que les Françaises aient eu le droit de se rendre aux urnes.
Enfin, il a montré que la Turquie a approfondi depuis 1945 ses relations avec l’Occident. Elle est membre fondateur de l’OCDE, membre du Conseil de l’Europe, membre de l’OTAN, membre de l’OSCE, elle a avec la Communauté européenne un accord d’association depuis 1963 et une Union douanière depuis 1996.
Günugur, qui est candidat aux dernières élections turques pour le parti démocrate qui n’a pas obtenu de siège, n’a pas évoqué les réformes menées par le gouvernement Erdogan après qu’elle a obtenu le statut de candidat pour l’adhésion à l’Union européenne. Il a par contre évoqué mis en garde contre la baisse de popularité du projet d’adhésion en Turquie même, qui est passé de 76 à 32 % en quelques années. Il s’est lui-même compté parmi les personnes europhiles qui risquent de changer d’avis, tant les déceptions se sont accumulées en dix ans.
Laurent Mignon, un jeune Luxembourgeois qui enseigne à l’Université de Bilkent à Ankara, souligna dans son introduction le désintérêt des médias pour les immenses mouvements sociaux en Indonésie. Puis il mit en relief leur intérêt compulsif pour la scène islamiste du pays où les musulmans sont les plus nombreux dans le monde. Tout cela pour montrer que cette disproportion dans la démarche médiatique s’expliquait avant tout par l’orientalisme qui conditionne depuis plus de cent ans le regard des Occidentaux sur le monde musulman.
Le discours orientaliste, qui oscille entre une approche de l’Islam qu’il juge essentiellement rétrograde et une fascination érotico-mystique que le monde musulman inspire, a selon Mignon deux faces qui se complètent. Prenant pour exemple le débat que déclenchèrent les thèses d’Ernest Renan lors de sa conférence de 1883 sur "Islam et science" qui affirmèrent que les musulmans étaient par essence incapables d’accéder aux sciences et les romans de Pierre Loti, notamment "Aziadé" , Mignon explora dans sa contribution la manière dont ces thèses et ces romans provoquèrent une riposte des intellectuels réformateurs turcs entre 1884 et 1925, citant Namik Kemal (1840-1888) et le grand poète turc Nâzim Hikmet (1902-1963). Kemal oppose à l’essentialisme de Renan l’exigence que le fait islamique soit remis dans son contexte historique et que l’apport du monde arabo-musulman à l’Europe soit pris en considération. Nazim Hikmet relie la démarche romanesque de Pierre Loti à l’impérialisme. La recherche a mis en évidence à quel point l’approche de Renan pouvait légitimer le colonialisme de l’époque qui se voyait comme le vecteur de la civilisation dans des pays arriérés. L’imagerie sexuelle dans les romans de Loti est selon Mignon également à voir dans ce contexte d’appropriation de l’espace de l’autre. Si Laurent Mignon a évoqué ces polémiques depuis longtemps révolues, c’est parce que Kemal et Hikmet "défendent des thèses d’une grande actualité de nos jours et ce, plus particulièrement dans le contexte du dialogue interculturel, puisqu’ils proposent des méthodes qui permettent de dépasser les images stéréotypées qui ont profondément marqué la perception de la civilisation islamique en Occident."
Mario Hirsch, le directeur de l’Institut Pierre Werner, conclut le colloque en déclarant que les deux jours du colloque avaient certes souligné les difficultés du dialogue interculturel et donnée la parole à différentes approches, quelques unes plus optimistes, la plupart marquées par un certain scepticisme, mais que ces deux jours avaient prouvé que le dialogue était possible. C’est vers les jeunes que devraient se diriger les principaux efforts : par l’éducation à la connaissance et à la reconnaissance de l’autre, par l’éducation à la connaissance de soi-même pour que la tolérance vis-à-vis de l’autre soit possible en connaissance de cause.