En guise d’introduction, Philippe Poirier a opposé trois conceptions différentes de l’espace public dont le dénominateur commun serait la figure du citoyen en tant que "fondement de toute légitimité politique".
Conception anglo-saxonne d’abord : "En constatant que la politique ne peut pas se fonder sur l’abstraction ou l’argument d’autorité", cette conception inspirée par la pensée du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1678) repose selon Poirier sur "l’établissement d’un pacte constitutionnel brut qui est issu d’un contrat établi entre plusieurs communautés, sectes ou individus". Du coup, le respect de la liberté de chacun implique le respect de la diversité des attachements particuliers.
Conception française ensuite : fondée sur l‘héritage philosophique de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et d’Ernest Renan, la conception française, postule que l’accès de l’individu à la souveraineté passe par la participation à un espace public et l’arrachement à toute identification religieuse ou communautaire.
Dans la conception post-nationale, que Poirier a empruntée au philosophe allemand Jürgen Habermas (1929-), la création "d’une citoyenneté européenne détachée de la communauté d’Etat débouche sur un espace public européen". Seule condition : l’Etat de droit doit pouvoir garantir aux minorités le respect de leurs langues et religions.
Que ce soit au niveau communautaire ou national, Philippe Poirier a estimé que les différentes conceptions de l’espace public en Europe ont influencé les relations que les Etats ont nouées avec les différents cultes européens.
A l’échelle nationale, outre le marquage prononcé des régimes politiques par le clivage entre l’Etat et l’Eglise, force est de constater selon le politologue que la "France représente un cas isolé dans l’UE" et qu’elle ne partage la référence à la notion de laïcité qu’avec la Turquie et l’Albanie, deux Etats non membres de l’Union européenne. "La référence directe à Dieu, à l’être suprême ou au Christianisme, est inscrite dans 14 sur 27 des Constitutions nationales", a-t-il remarqué, par ailleurs.
A l’échelle communautaire, l’opération "une âme pour l’Europe", qui a été lancée par la Commission Jacques Delors et les initiatives du Parlement européen sont autant d’exemples qui témoignent de la volonté d’institutionnaliser le dialogue avec les principaux cultes en Europe.
Alors que l’histoire du judaïsme, ponctuée par les confrontations nombreuses avec d’autres autorités, aurait conduit à l’idée "que le prince juif ne peut être le seul représentant de Dieu sur terre", le rôle de l’Eglise catholique par rapport à l’espace public aurait été selon Philippe Poirier "profondément paradoxal". Avec d’un coté, les multiples tentatives ecclésiastiques visant à tempérer l’essor des idées démocratiques, voire rationalistes sur la sphère publique européenne, et de l’autre une Eglise qui s’est érigée "in fine comme le meilleur agent de la propagande de l’idée démocratique".
L’islam, "question éminemment complexe", serait devenu depuis l’année 1924, année correspondant à l’abolition du Califat "à la fois religion, communauté et loi". Cette "conception vague" de l’islam comme identification sociale, pose selon Poirier, "problème à nos ordres juridiques parce que nous avons à faire à des religions qui ont accepté, de gré ou de force, d’être simplement une religion et dans le même temps une revendication d’appartenance sociale".
En faisant référence aux penseurs de l’islam, appartenant tant à la branche du sunnisme que du chiisme, qui ont essayé de réinterpréter l’islam, Philippe Poirier a montré comment le "manque de socialisation" de larges tranches de la population aurait conduit à une acceptation des conditions de vie misérables et à "l’impossibilité de réfléchir à des sources d’interprétation différentes de l’islam".
Six questions figurent selon Poirier au centre des débats en Europe. A commencer par la question migratoire, caractérisée selon Poirier par un hiatus entre la manière dont les musulmans sont ressentis par les populations autochtones (essentiellement comme des musulmans pratiquants) et la manière dont les nouvelles générations d’immigrés appréhendent leur appartenances "non pas sur un mode religieux mais un mode d’identification sociale".
Le deuxième débat est celui de l’adhésion de pays non chrétiens à l’UE. Pour Philippe Poirier, il s’agit d’un double débat. Focalisé d’une part sur la séparation entre l’Eglise et l’Etat et d’autre part sur le respect des droits de l’homme.
Troisième débat : dans un contexte marqué par la déconfessionnalisation croissante, l’UE serait confrontée à une dynamique religieuse forte de l’islam ressentie "comme une menace"
Comment organiser la relation de l’Etat avec l’islam tout en sachant que nous ne disposons pas des mêmes "structures ecclésiastiques" que l’islam ? S’y ajoute selon Philippe Poirier, le manque d’interférences qui existe entre les traditions confessionnelles des Etats membres et l’espace public européen serait "source de tensions avec l’islam".
Autre débat : celui des relations que les religions ont nouées entre elles. Selon Poirier, cette question "constitue un immense champ d’investigation qui demande à être exploité par les chercheurs".
Quel est le rapport de l’Europe à la religion ? Selon Poirier, il y a une volonté manifeste d’instaurer et d’institutionnaliser un dialogue au niveau européen qui serait révélateur "de l’importance que la religion revêt aujourd’hui pour d’autres cultes".
Conséquence au niveau des Etats membres ?" Les deux Etats qui ont développé le plus beau modèle démocratique, a savoir la Turquie et la France se trouvent isolés et commencent à modifier leur rapport à l’espace public", a estimé Poirier. Pour étayer sa thèse, il s’est appuyé sur les discours politiques de Nicolas Sarkozy à Ryad et Rome et la politique de l’AKP en Turquie qui vise à réinterpréter le rapport des Turcs avec la laïcité instaurée en 1927 par Mustafa Kemal Atatürk.