John Monks, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), a été reçu le 9 juillet 2008 de manière impromptue par le ministre du Travail et de l’Emploi, François Biltgen. Leur réunion de travail, qui a eu lieu la veille de la réunion informelle à Chantilly des ministres européens en charge du travail et de l’emploi, a porté sur les suites à réserver à l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) relatif au détachement des travailleurs, et notamment sur l'action à mener avec la Commission européenne. Par un geste de transparence innovateur de la part du ministre, la presse a été autorisée à assister à l’intégralité de cette réunion.
John Monks a d’emblée établi un lien entre la dimension européenne et la dimension luxembourgeoise de l’arrêt de la CJCE, ainsi qu’entre l’affaire jugée contre le Luxembourg et les arrêts Viking, Laval et Rüffert. Les syndicats européens ne pouvaient pas ne pas réagir de manière proportionnelle et appropriée pour défendre le principe que les standards sociaux minimaux des pays vers où des travailleurs sont détachées leurs soient appliquées, si l’on ne voulait pas se retrouver dans un scénario que l’on a voulu éviter en modifiant le premier projet de la directive dite "Bolkestein". Monks a rappelé que 80 % des ouvriers irlandais avaient voté "Non" en juin 2008 au référendum en Irlande sur le traité de Lisbonne, et que ce vote devait selon lui aussi être mis en relation avec les quatre arrêts de la CJCE qui touchent aux droits sociaux.
Si pour François Biltgen, l’arrêt Viking traite plus spécifiquement de l’action des syndicats, les arrêts Laval, Rüffert et contre le Luxembourg touchent à la protection des travailleurs, et notamment des travailleurs détachés. "Lorsque nous avons, au Luxembourg, transposé la directive "détachement", nous l’avons fait de la manière la plus ‘hyper-complète’ possible", a expliqué le ministre. "Hier, à la Chambre des députés, les Verts, les libéraux et les populistes m’ont reproché de ne pas avoir cherché un accord avec la Commission qui nous a attaqué sur notre manière de transposer la directive. Mais si j’avais fait des concessions, j’aurais coupé la possibilité de revenir sur la question, bien que j’aie été d’un autre côté sûr que nous allions perdre devant la CJCE."
Pour le ministre Biltgen, il faut maintenant, en partant des arrêts Laval, Rüffert et Luxembourg, réfléchir au type de convention collective qu’il faut élaborer qui puisse être d’application générale. Dans l’arrêt Laval, il est question de conventions collectives, "mais elles n’ont pas le label d’application générale". Dans l’arrêt Rüffert, on parle de conventions collectives d’application régionale, ce qui est conforme à la directive, "mais la CJCE en a jugé autrement". Toutes n’ont pas été reconnues, "alors que les juges avaient la possibilité de ne pas aller dans cette direction". Au Luxembourg, la loi est pour Biltgen claire sur ce qui est une convention collective. "Le problème que nous devrons résoudre est que dans certains secteurs, il n’y a qu’une grande entreprise avec laquelle une convention collective a été signée, mais elle n’est pas nécessairement considérée d’application générale. Cela, nous devrons le changer. Et pour cela, nous allons impliquer les partenaires sociaux."
François Biltgen a ensuite expliqué à John Monks qu’il s’était aussi opposé au projet de directive "Bolkestein" parce qu’elle ne prévoyait pas des contrôles des travailleurs détachés dans le cadre d’une prestation de services. Et avec l’arrêt actuel, qui demande une coopération directe avec les autorités compétentes du pays de provenance des travailleurs détachés, il voit mal, comment cela pourrait marcher concrètement. La plupart des travailleurs détachés proviennent du secteur de la construction et ne se trouvent au Luxembourg que pour un court laps de temps. Or, déjà une correspondance avec les autorités compétentes allemandes demande de longs temps d’attente pour une réponse. Alors qu’en sera-t-il avec la correspondance avec d’autres autorités nationales ? Un contrôle efficace par l'ITM est clairement compromis. Néanmoins, une solution au niveau de la législation est en train d’être élaborée, les partenaires sociaux seront consultés et un projet de loi présenté fin juillet 2008.
Reste pour Biltgen la nécessité d’insister, au-delà de la dimension luxembourgeoise de l’affaire, sur la question de l’ordre public social national afin que l’Europe sociale soit préservée et puisse avancer. Les paragraphes 1 et 10 de l’article 3 de la directive "détachement" ont été selon lui mis à mal par l’interprétation des juges. D’où son plan d’action qui se décline en trois volets :
Pour John Monks, il est clair que la question des travailleurs détachés doit être prise en considération par une Commission qui vient de voir qu’il est nécessaire d’avancer un agenda social. Le risque est actuellement grand que les syndicats se tournent contre une Europe qu’ils ne jugent pas assez sociale. D’autre part, des fausses nouvelles comme celle que les Européens devront, si la directive "temps de travail" est adoptée, travailler 60 heures, tombent sur un terrain fertile et sont de plus en plus répercutées comme authentiques. Dans certains pays, comme le Royaume Uni, les syndicats reprendront ce type de fausses nouvelles pour attiser l’euroscepticisme. Pour Monks, il est vrai que l’image d’une Europe qui est plutôt faite pour le capital, les investisseurs et les entreprises que pour les travailleurs se renforce et que l’adhésion au projet européen est de plus en plus difficile à faire passer.
"La Commission européenne a été très imprudente", a ajouté le secrétaire général de la CES, d’autant plus "qu’il n’y a pas eu de plaintes contre le Luxembourg pour sa façon d’avoir transposé la directive 'détachement'". D’autres pays comme la France et la Belgique semblent être selon Monks les prochains à être dans le collimateur de la Commission pour leur politique sociale. "Nous sommes entrés dans une période dangereuse. L’impact politique de ces arrêts est grave."
Tout à fait d’accord avec l’analyse de Monks, François Biltgen a fait part de son analyse que "la Commission avait cherché à mener un cas-modèle devant la CJCE. Maintenant la Commission nous critique pour ne pas avoir cherché une solution avant qu’un arrêt ne soit prononcé. Mais je pense qu’elle n’aurait jamais été satisfaite par les solutions que nous aurions pu présenter, et c’est pour cela qu’elle a eu besoin d’un cas-modèle devant la CJCE."
Comment s’en sortir ? Pour François Biltgen, "il faut un message politique fort". Ce ne pourra pas selon lui être sous forme d’un protocole social additionnel au traité européen. Angela Merkel et Jean-Claude Juncker s’y sont essayé et n’ont pas réussi. Il ne faut pas non plus rouvrir la directive "détachement", car ce serait ouvrir la boîte de Pandore. Ce sera donc difficile, mais il faudra passer par une coordination des pays qui veulent plus d’Europe sociale. Plusieurs pays sont intéressés et la réunion de Chantilly sera un début.