A l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration de Robert Schuman, l’Institut Pierre Werner et l’Université de Luxembourg ont organisé à Luxembourg un colloque qui était dédié à ce moment historique considéré comme un acte de naissance symbolique de notre Union européenne actuelle. Historiens et politologues étaient donc invités dans un lieu hautement symbolique, à savoir l’auditorium du bâtiment Robert Schuman, qui fut aussi la première salle où a siégé le Parlement européen.
L’objectif de cette conférence était de comprendre l’apport de la Déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 au système de gouvernance économique, éthique, politique et sociale de l’Union européenne. Il s’est agi de replacer ce moment dans son contexte historique avant de tâcher de le mettre en perspective pour mieux comprendre l’Europe d’aujourd’hui.
Christian Pennera, jurisconsulte auprès du secrétariat général du Parlement européen, a dressé un portrait d’un Robert Schuman juriste et praticien du droit comparé.
Christian Pennera, qui connaît particulièrement bien la jeunesse et les débuts en politique de Robert Schuman pour leur avoir consacré un ouvrage, a donc commencé par souligner l’excellente formation juridique suivie par le jeune Robert Schuman. C’est en Allemagne qu’il se lance dans ce que le juriste Christian Pennera qualifie de formation "exhaustive et étoffée" alliant, selon la tradition initiée par Frédéric de Prusse, tant la théorie enseignée dans les universités que la pratique acquise au fil de stages. Etudiant brillant, Robert Schuman termine ainsi ses études très orientées sur la pratique du droit généraliste, mais aussi privatiste, à l’âge de 26 ans à peine. Fort de ses connaissances en droit civil, le jeune Robert Schuman commence à exercer à Metz en 1912.
Ce qui fait la spécificité de Robert Schuman, c’est, pour Christian Pennera, qu’il est un comparatiste par excellence. Non pas de ceux qui comparent les textes, mais de ceux, rares, qui observent les faits, les circonstances pour pouvoir trouver les voies qui peuvent être suivies selon l’ordre juridique qui est d’application. Elu député de la Moselle en 1919, juste après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, Robert Schuman va en effet jouer un rôle majeur dans le processus de rapatriement de la législation française sur un territoire où était en vigueur, depuis 1900, le nouveau code civil allemand qui était plus moderne, plus descriptif que le code français.
Ses fonctions au sein du Conseil Consultatif d’Alsace-Lorraine à Strasbourg, où il a présidé la Commission chargée des questions d’administration générale et de législation générale, ou encore, à l’Assemblée, au sein de la Commission de législation civile et criminelle et de la Commission d’Alsace-Lorraine, vont en effet lui permettre de suivre ce travail au plus près et de voir passer des centaines de textes législatifs. Il a notamment veillé à ce que le code civil et le code de commerce puissent être réintroduits en étant légèrement adaptés, réaménagés, et la loi de réintroduction en question, qui est entrée en vigueur en 1925, est d’ailleurs connue sous le nom de "lex Schuman". Tous les témoignages semblent concorder et lui accorder l’estime générale du fait de sa connaissance profonde du droit allemand.
Pour Christian Pennera, la formation de juriste de Robert Schuman se ressent dans sa manière d’aborder les choses suivant une analyse bien souvent plus juridique que politique. Christian Pennera met finalement en parallèle le métier de juriste veillant à la transposition du droit européen dans les droits nationaux et le travail mené par les juristes qui, comme Robert Schuman, ont réintroduit le droit français en Alsace-Lorraine.
Alfredo Canavero, professeur d’histoire contemporaine et de sciences politiques à l’Università degli Studi de Milan, est pour sa part revenu sur la Déclaration Schuman du point de vue de l’Italie. La Déclaration Schuman a été en effet "presque inattendue" pour l’Italie. "Presque", car l’ambassadeur Pietro Quaroni avait été convoqué le jour même de la Déclaration par Robert Schuman, et il avait d’ailleurs alors demandé à ce que l’Italie soit mentionnée dans la Déclaration, tout en s’assurant que les Etats-Unis y étaient favorables et en plaidant pour que la France défende la sidérurgie italienne. Cette dernière était en effet très faible mais jouait un grand rôle en termes d’emploi.
A ce moment-là, Pietro Quaroni n’était pas tout à fait convaincu de la sincérité d’une Déclaration dont il avait l’impression qu’elle relevait plutôt de la propagande. Pourtant, il a appelé l’Italie à la soutenir en s’appuyant sur trois arguments principaux. Participer à la politique de rapprochement lui semblait en effet cohérent avec la politique extérieure de l’Italie ; donner son accord aurait permis, en cas de réussite, d’être impliqué au plus tôt dans les négociations ; enfin, si le projet devait ne pas aboutir, l’Italie aurait fait bonne impression, ce qui aurait pu payer dans son souci de retrouver la parité avec les autres pays du continent.
Le ministre des Affaires étrangères, Carlo Sforza, a adhéré immédiatement au projet. Une note diplomatique souligne en effet très vite la nécessité pour l’Italie "de ne pas rester en dehors du bloc en train de se constituer". Le projet, perçu comme la "première marche d’une fédération européenne", aurait en effet selon ces analyses débouché sur une communauté de défense et il aurait qui plus est eu des conséquences économiques positives. Il ne faut en effet pas perdre de vue que l’Italie ne produisait quasiment pas de charbon et devait donc l’acheter à ses voisins pour faire vivre sa sidérurgie.
Un peu plus tard, le 29 mai 1950, une lettre de l’ambassadeur Quaroni à son ministre présente le plan Schuman comme "la première proposition sérieuse pour une unification politique et économique de l’Europe". Il est désormais question, pour des raisons stratégiques, de veiller à la bonne réussite du projet qui représente la meilleure solution pour l’Italie malgré les contrecoups économiques qu’il aurait pu avoir pour le pays en rendant notamment plus difficile la réalisation du projet d’union douanière franco-italien.
Alcide De Gasperi, le dirigeant historique de la Démocratie chrétienne italienne, persuadé qu’une Union aurait été effective par l’introduction d’une monnaie unique ou par la constitution d’une armée commune, met pour sa part un peu plus de temps à se laisser convaincre que Carlo Sforza. Le gouvernement italien a cependant été représenté dans les négociations entamées en juin 1950. C’est Paolo Tagliani qui est choisi par Carlo Sforza, avec l’accord du ministre de l’Industrie Giuseppe Togni, pour représenter l’Italie. Selon les souhaits émis par Jean Monnet et Robert Schuman, il a un profil plus politique qu’industriel, ce qui en dit long sur la nature du projet.
En juin 1950, une note faisait état des inquiétudes de l’Italie à l’égard d’une participation de la Grande-Bretagne qui aurait "dénaturé le projet". Son refus de participer aux négociations a donc fini de rassurer l’Italie qui, selon Alfredo Canavero, a accepté pour des raisons avant tout politiques. En témoignent les instructions transmises le 10 juin 1950 par le ministre Sforza à Paolo Tagliani : il avait pour mission de favoriser la réussite d’un plan considéré comme la première tentative sérieuse de créer une autorité supranationale qui permettrait de dépasser la rivalité franco-allemande.
En fin de compte, l’Italie a obtenu de bons résultats au cours de négociations devenues de plus en plus difficiles. Elle tenait à la libre circulation de la main d’œuvre, ce qui lui a été garanti pour les travailleurs du secteur de la sidérurgie, un enjeu important pour le gouvernement italien qui devait faire face au chômage. Elle demandait le maintien des projets de modernisation de son industrie en cours, et ils ont été autorisés. Elle tenait à la parité et elle a obtenue sa place au sein de la Haute Autorité du Charbon et de l’Acier. C’est finalement le libre accès aux matières premières qui a posé le plus de difficultés, mais elles ont été résolues en février 1951.
Pour Alfredo Canavero, l’enjeu était pour l’Italie avant tout politique, et, en ratifiant le traité en juin 1952, l’Italie a signé son retour dans la communauté européenne où elle a pu prendre une part active et à part égale. Mais le plan a aussi favorisé la relance économique du pays.
Michel Catala, directeur du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique à l’Université de Nantes, est revenu pour sa part sur le rôle joué par les Etats-Unis dans la réussite du plan Schuman. Un rôle tant politique, il s’agissait en effet avant tout de désintoxiquer le climat des relations franco-allemandes en favorisant la coopération, mais aussi économique, puisque les Etats-Unis sont intervenus sur le processus de décartellisation de l’industrie allemande.
L’historien s’est dans un premier temps attaché à montrer comment le plan trouvait ses origines dans la politique européenne des Etats-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950. A partir de 1947 en effet l’importance du redressement économique de l’Europe apparaît, en ce début de guerre froide, comme un enjeu majeur pour les Etats-Unis. Inquiétés par un "risque de contagion" tout d’abord, les Etats-Unis mettent au point la doctrine Truman de l’endiguement et le plan Marshall.
Leur souci est en effet de redresser l’économie européenne et donc l’économie allemande. Une préoccupation, qui avec le début de la guerre de Corée, se nourrit d’une dimension militaire nouvelle. Le réarmement de la RFA apparaît dans ce contexte comme un aspect essentiel de la politique des Etats-Unis qui veillent à associer la France à cette politique.
Le souci des Américains réside dans la nature du redressement économique allemand. Il s’agit en effet d’imposer un nouveau modèle économique et de décartelliser l’industrie allemande. Or, le cadre européen semble idéal pour permettre d’assurer le redressement d’une industrie allemande moderne et ouverte en intégrant le contrôle économique de l’Allemagne dans un schéma général de responsabilité commune. Américains et Français font face au même constat : cette stratégie ne peut être réalisée dans aucune des organisations existantes.
L’administration américaine a cependant aussi eu une influence plus directe sur la genèse de la Déclaration Schuman. Dès l’automne 1949 en effet, Robert Schuman a été invité à réfléchir à trouver une solution à la question allemande, à définir une politique commune à la France, à la Grande Bretagne et aux Etats-Unis vis-à-vis de la RFA. La question devient, selon l’expression de Michel Catala, une obsession de Robert Schuman. En octobre 1949, le secrétaire d’Etat Dean Acheson l’invite à définir une politique allemande plus conciliante pour assurer à la France un rôle de leadership. Pendant ce temps, les relations franco-allemandes se crispent et des blocages liés à la Ruhr, aux limites de production ou encore au statut de la Sarre rendent difficile la tâche de Robert Schuman. Pendant toute la paralysie de l’hiver 1949-1950, la pression exercée par les Américains, inquiets quant à la capacité de la France à trouver une solution, est constante. Robert Schuman est donc invité officiellement à faire une proposition concrète en vue de mai 1950.
Ainsi, si le plan Schuman est bien français et constitue une solution à sa propre politique étrangère, il répond cependant aussi à une demande américaine. Dans ce contexte, Michel Catala souligne l’importance de la confiance qui régnait pendant cette période dans les relations franco-américaines, une confiance qui est certainement liée à celle qui unissait Robert Schuman et Dean Acheson et qui a permis de trouver des solutions innovantes.
Le soutien des Etats-Unis pendant les négociations a par ailleurs été lui aussi décisif et ce dès l’annonce du plan Schuman. Dean Acheson est ainsi informé l’avant-veille de la Déclaration par Jean Monnet et Robert Schuman et, s’il se montre surpris et inquiet à l’idée de la constitution d’un nouveau cartel, ses inquiétudes sont vite désamorcées et il ne s’oppose pas au plan. Il donne ainsi en quelque sorte un "feu vert" à Robert Schuman qui permettra aux partenaires de la France d’accepter le plan. Après le 9 mai, les Américains, soulagés, affichent leur soutien de façon délibérée et appellent leur diplomatie à faire preuve de soutien et de sympathie à l’égard du projet.
Pendant les négociations, les Etats-Unis continuent de soutenir le plan. Le contexte est en effet tendu du fait de la guerre de Corée et Michel Catala décrit "une intervention américaine certes discrète mais massive" pour aider Jean Monnet à conclure les négociations et à trouver une solution aux réticences allemandes principalement liées à la décartellisation. Les Etats-Unis mettent ainsi en place, à Bonn, une double négociation pour traiter directement avec l’Allemagne et arriver à la faire plier. C’est alors que Konrad Adenauer comprend que rien ne se fera en dehors du cadre des négociations de la CECA. Pour Michel Catala, l’intervention américaine a donc été décisive.
François Roth, l’auteur de la grande biographie sur Robert Schuman parue chez Fayard qui a déjà été évoquée sur ce site, a parlé de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de la France entre 1948 et 1953 dans neuf cabinets successifs de la IVe République, "un record". Rien ne prédisposait Robert Schuman, élu MRP, donc démocrate-chrétien, un homme discret âgé de 62 ans, plutôt versé dans les affaires lorraines et les finances publiques que dans la diplomatie, à devenir le patron du Quai d’Orsay. Il avait effectué son premier voyage aux Etats-Unis en 1946 seulement, et ce fut pour lui une découverte. Puis, comme Président du Conseil, il avait suivi les affaires parlementaires, et avec beaucoup de soin, les affaires étrangères débattues à l’Assemblée. Il succédait à Georges Bidault, et développait un autre style de travail. Il était tenace, travaillait fortement sur les dossiers, était étranger à toute rhétorique nationaliste et axé sur la préservation de la paix et la coopération internationale. Il misait sur son entourage, faisait le point de manière quotidienne en fin de journée, et en fin de semaine, il se retirait chez lui à Scy-Chazelles, entre autres pour méditer ses décisions. C’est ce qu’il a aussi fait pour la déclaration qui allait porter son nom. Remise pour approbation par Jean Monnet, c’est en descendant le lundi matin du train qui l’avait ramené à Paris qu’il a dit à ses collaborateurs qu’il marchait.
François Roth pense que l’autonomie dont bénéficiait le Quai d’Orsay en 1950 a rendu possible la publication d’une déclaration à laquelle ni le président de la République ni le président du Conseil n’avaient été initiés. Quelques personnes de son entourage, dont Jean Monnet, mais aussi le chancelier allemand Konrad Adenauer, en tout sept personnes, étaient au courant.
Le grand souci de Schuman, c’étaient les relations avec l’Allemagne, et d’abord avec la RFA nouvellement créée en 1949. Il voulait qu’en pleine guerre froide, elle opte pour le camp occidental, qu’elle ne soit pas poussée vers le neutralisme ou l’attentisme, qu’elle ait sa place sans une construction européenne, qu’on comprenne qu’il ne pouvait y avoir d’économie européenne sans l’Allemagne et qu’il fallait construire les nouvelles relations avec l’Allemagne de façon telle qu’elle ne soit plus tentée de céder à une politique de puissance.
Le Conseil de l’Europe, nouvellement créé, était purement intergouvernemental et excluait tout abandon de souveraineté. L’Alliance atlantique et le réarmement de l’Allemagne ne pouvaient pas encore être envisagés. De plus, les relations entre la France et Adenauer étaient difficiles à cause de la question de la Sarre. Or, selon une phrase qui avait fusé dans son cabinet, "il fallait que l’Allemagne cesse d’être un enjeu pour devenir un lien." Lorsque la Déclaration a été présentée le 9 mai, il fallait attendre le lendemain pour qu’Adenauer en accepte officiellement le principe. Mais le saut dans l’inconnu qu’a osé ce timide qu’est Schuman a eu lieu.
Quand Schuman quitte en 1953 le Quai d’Orsay, ce départ est à peine enregistré par l’opinion publique. Mais son texte fondateur ne tombe pas dans l’oubli. L’Allemagne et la France ont pris le chemin de la réconciliation dans la construction européenne. Jusqu’à son décès en 1963, Robert Schuman continuera à donner des conférences sur l’Europe et l’autre chemin qui a été pris.
Selon René Leboutte de l’Université du Luxembourg, et auteur d’un grand ouvrage sur l’histoire économique et sociale de la construction européenne, la question sociale n’a jamais pu être éludée dans une Europe où le modèle social repose sur l’économie sociale de marché.
Pour Leboutte, la politique sociale se cache dans la Déclaration Schuman. "La CECA constituait une avancée majeure sur le plan social", a-t-il expliqué en guise d’introduction, "parce qu’elle a crée le marché commun du charbon et de l’acier, et qui dit marché commun, dit implications sociales". Dans l’introduction de sa déclaration, Robert Schuman avait parlé du "relèvement du niveau de vie" et de la baisse des prix, bref d’une Europe plus sociale. Selon le professeur, il ne faut par ailleurs pas perdre de vue que Robert Schuman a fait sa déclaration en 1950, une époque où la pauvreté régnait encore dans l’Europe d’après-guerre.
La Déclaration Schuman, l’acte fondateur de l’UE, a repris quelques éléments du mémorandum du 1er mai 1930 du ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, dans laquelle il prône la nécessité d’un régime d’union fédérale européenne. Mais "Briand a raté et Schuman a réussi", a résumé René Leboutte.
Afin d’aider les industries à se moderniser, Robert Schuman a mentionné dans sa déclaration la mise en place d’un "fonds de reconversion pour rationaliser la production" pour une période transitoire. Le traité de Paris, quant à lui, aborde certains aspects sociaux tels que le plein emploi, le chômage et les conditions de travail. En outre, les dispositions relatives à la période transitoire prévoyaient également une aide à la réadaptation. Le fonds de reconversion de la CECA a démarré dès 1953 pour aider les travailleurs menacés de déclassement par le progrès technique et la restructuration de leur entreprise. Selon René Leboutte, la Haute Autorité a donc profité de la marge de manœuvre laissée par le traité pour mener une "politique sociale originale" et intervenir à son esprit en faveur des travailleurs.
La commission des Affaires sociales de l’Assemblée générale a également joué un rôle très important dès 1953. Elle a cartographié les nouveaux problèmes liés à l’ouverture des marchés, comme l’harmonisation des salaires, la circulation de la main-d’œuvre, ou le logement - qui n’était pas prévu par le traité de la CECA. Selon René Leboutte, la Haute Autorité a dépensé beaucoup d’argent pendant cette période pour commander des études et des rapports en vue de déceler les problèmes sociaux et économiques en Europe.
Mais la situation sur le plan social et la sécurité au travail se dégradait. Suite à la catastrophe minière de Marcinelle en 1956, la Haute Autorité a dû réagir et elle a réclamé une conférence internationale sur la sécurité dans les mines. Un Organe permanent pour la sécurité dans les mines a par la suite été créé, alors que le traité ne prévoyait pas de telles mesures.
Entre 1953 et 1954, des études et enquêtes ont été menées dans le domaine du logement social, lors desquelles les membres de la commission des Affaires sociales sont descendus sur les lieux, notamment à Esch-sur-Alzette et à Liège, où ils ont découvert que les travailleurs des mines de charbon vivaient dans des baraquements sans eau courante. La CECA a alors décidé de financer des logements sociaux, même si le traité ne le prévoyait pas. "La Haute Autorité a donc fait preuve d’une intelligence de l’esprit et non pas d’une intelligence de la lettre", a expliqué René Leboutte.
Le fonds de reconversion, dont l’idée avait germée au sein de l’équipe de Jean Monnet, a repris l’idée de Briand de payer la formation professionnelle des travailleurs lorsqu’il fallait moderniser. Lorsque la crise a frappé le secteur charbonnier dans les années 1960, il a aidé à faire des restructurations et des réformes. Selon René Leboutte, ce fonds a été salué comme un immense progrès social puisque la modernisation ne s’est plus opérée au détriment des travailleurs les moins qualifiés. Et de conclure que le Fonds social européen a pris le relais en 2002. Une success story ? "Oui et non."
Alison Sutherland a abordé dans son exposé l’importance de la Déclaration Schuman et de la méthode Monnet pour le travail du Federal Trust for Education and Research, un think tank britannique pro-européen. "Le fédéralisme est un des piliers philosophiques de l’Union européenne", a-t-elle déclaré, "mais ce terme a une connotation négative au Royaume-Uni". La majorité des Britanniques est d’avis que le processus d’intégration européenne est allé trop loin et il y a un large consensus au sein de la population que le Royaume-Uni ne devrait pas participer aux prochaines étapes. "Or, le Federal Trust n’est pas de cet avis, et il prêche parfois dans le désert", a expliqué Alison Sutherland. Et d’ajouter que seulement 10 à 15 % de la population britannique estime que le Royaume-Uni devrait participer davantage dans des projets européens.
Toutefois, la Déclaration Schuman sert d’encouragement pour le Federal Trust qui met en avant la solidarité de fait entre les pays de l’Europe, inscrite dans la Déclaration Schuman. Mais cette solidarité est mise à l’épreuve par les échos eurosceptiques dans les Etats membres, par la crise grecque, etc.
"Robert Schman était un homme courageux" dans la mesure où il a voulu construire une Union européenne démocratique, a souligné Alison Sutherland. Mais pour que l’UE soit vraiment démocratique et légitime, le Federal Trust pense qu’elle devrait remplir certaines conditions, telles que des élections vraiment européennes et des partis vraiment européens. Enfin, Alison Sutherland espère que les réussites de l’UE vont persuader les Britanniques que "la solidarité est mieux que l’isolement".
Frank Pfetsch, professeur émérite de la Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg, a commencé son exposé par la situation de départ après la Deuxième guerre mondiale, la soif de paix en Europe, la faiblesse des Etats et le rôle de l’Allemagne divisée en deux.
Frank Pfetsch a ensuite traité la transformation politique en France. Il a qualifié la génération de Robert Schuman et de Jean Monnet de "contre-élite" ou "contre-milieu" face à la perception dominante de l’époque. Et il a rappelé que De Gasperi, Adenauer et Schuman, pères fondateurs de l’Union européenne, avaient plusieurs traits communs: ils ont tous été des opposés au régime nazi, ils étaient catholiques, leur lingua franca était l’allemand et ils étaient originaires de régions limitrophes au cœur de l’Europe.
Comme Robert Schuman était juriste de formation, il s’y connaissait dans les questions de nationalité et d’identité et il a pu placer ses idées politiques dans un cadre juridique. De même pour Alcide De Gasperi, également juriste. Par ailleurs, la personne de Robert Schuman était véritablement européenne : il était Lorrain, Français de langue allemande, né au Luxembourg, bref il avait un "vrai noyau de l’Europe en sa personne".
Les propos "hors du commun" de Robert Schuman concernant la création d’une fédération européenne étaient nouveaux à l’époque. Un effort créateur était donc nécessaire pour mettre en place la CECA avec sa Haute Autorité, organe que Frank Pfetsch appelle "le bâtiment de l’Union européenne". Autre nouveauté : les propos politiques de Schuman contenaient un volet économique. Initié par les Etats fondateurs dans le cadre de la construction économique de l’Europe, la Haute Autorité pouvait prendre des décisions contraignantes juridiques, ce qui était également une innovation à l’époque.
En France, le plan de Schuman avait d’énormes difficultés pour passer au Parlement mais il a finalement été adopté. Pour de Gaulle, il était suspect parce qu’il posait des problèmes de souveraineté nationale. La "Grande Nation" du général de Gaulle semblait s’éloigner. En Allemagne, il y a également eu de vifs débats, notamment sur l’avenir de la Sarre que d’aucuns craignaient voir retourner à la France. Cependant, lorsque Konrad Adenauer a pris connaissance du plan, il l’a salué parce qu’il correspondait à ses idées qu’il avait depuis longtemps.
Frank Pfetsch a tenu à mettre en avant cette convergence des points de vue, ce changement de paradigme et le nouvel état d’esprit lié au lancement de la CECA. Pour Frank Pfetsch, l’époque était donc mûre, et il fallait commencer autre chose dans l’Europe affaiblie par la guerre. D’après lui, l’innovation du plan résidait notamment dans la mise en œuvre des nouvelles idées dont Jean Monnet était le grand inspirateur et Robert Schuman le porte-drapeau.
Pour Dominique Reynié de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, mais aussi directeur de la Fondation pour l’Innovation politique, le départ de l’Europe a quelque chose d’étonnant : il tient sur une page de texte rédigée par une personne dans un pays. Il n’y a pour lui aucune postérité d’une telle manière de procéder dans l’Europe actuelle "qui se noie dans un océan textuel". De plus, la Déclaration Schuman vient d’un homme qui n’est décidemment pas un homme de l’écrit, mais un homme d’action pour qui un discours est un acte. Partant de là, Dominique Reynié a analysé la Déclaration sous trois angles : la détermination de la Déclaration et le rôle selon lui excessif que l’on attribue à la guerre ; la réception de la Déclaration ; l’actualité ou l’inactualité de Robert Schuman.
Reynié ne pense pas que Schuman soit uniquement poussé par l’évitement de la guerre pour faire sa Déclaration. Ce serait réduire Schuman à un simple ministre des Affaires étrangères. Il pense que l’Europe de Schuman est certes celle de la paix entre les nations, mais la paix comme condition pour réaliser la dignité de l’homme européen et bâtir une société harmonieuse et tolérante. Dominique Reynié voit un Schuman fervent défenseur de la liberté de conscience, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, opposé à la théocratie, partisan d’un Etat-Providence basé sur les compromis sociaux, des dispositifs concrets et de la paix sociale. Le projet de Schuman n’est pas un projet pacifiste, mais la paix est le prix à payer pour avoir la liberté.
La réception de la Déclaration Schuman, c’est pour Reynié le fait que depuis la première élection au suffrage en 1979, l’UE est devenue la première organisation transnationale démocratique, c’est l’émergence du patriotisme juridique dont Habermas a fait état dans ses écrits, c’est la convergence, dans le projet européen, de l’Abbé Saint-Pierre, et à travers lui de Kant et de Rousseau, avec Novalis, c’est l’application d’une loi de solidarité entre les peuples, la réciprocité des efforts et la mise en commun des ressources, la politique démocratique et l’expansion de la démocratie chrétienne.
Quant à l’actualité ou l’inactualité de Schuman, les époques sont différentes. Il n’y a plus de risque de guerre entre les nations, mais au sein des nations, Reynié ne l’exclut pas. En 2010, ce n’est plus la puissance des Etats qui inquiète, mais leur impuissance. L’esprit veut, mais le corps semble ne plus pouvoir. Les Etats ne sont plus les solutions pour Dominique Reynié. Des forces réactionnaires émergent. 40 % des Français veulent par exemple un retour au franc français. Pourtant, "le projet européen est bien plus qu’un contractualisme entre des Etats". Reste que pour Dominique Reynié, des Robert Schuman de 2010 ne sont pas en vue.