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Citoyenneté, jumelages, mémoire
VIIe Forum de l’IPW - Comment écrire une histoire européenne ? (1) Quelle histoire européenne pour quelle Europe ?
30-09-2010 / 01-10-2010


Le point du départ de la réflexion qu’a tenu à engager l’Institut Pierre Werner (IPW) en organisant, les 30 septembre et 1er octobre 2010, son 7e Forum européen de la culture et de la société, se situe, à en croire Sandrine Devaux, en 2007, lorsque l’UE fêtait en grande pompe ses 50 ans. Comment écrire une histoire européenne ?

Le slogan "Ensemble depuis 1957" était décliné dans toutes les langues de l’UE, y compris dans les langues des nombreux Etats membres qui ont rejoint le club européen bien après 57… N’était-ce pas là une façon d’imposer une vision de l’histoire de l’intégration européenne ? C’est de là qu’a surgi la question qui a donné son titre à la septième édition du Forum de l’IPW : Comment écrire une histoire européenne ?

Il faut dire que la question en appelle de nombreuses autres. Que mettre en effet dans cette histoire commune ? Les travaux de la Convention avaient eux aussi soulevé cette problématique en constatant que le niveau national comptait toujours, que la pédagogie était nécessaire et qu’il convenait de définir le vivre-ensemble européen.

Depuis l’élargissement, une certaine fatigue démocratique a pu être observée tant chez les nouveaux Etats membres que chez les anciens et on peut donc se demander comment susciter chez les citoyens l’intérêt pour le projet européen. Est-il par ailleurs nécessaire de mobiliser le sacré, et si oui, quels symboles utiliser ? Un nouveau récit fondateur est-il nécessaire ?  Qui a enfin la légitimité pour écrire une histoire européenne, à quel niveau doit-elle, peut-elle être écrite ?

C’est à ces questions qu’ont tenté de répondre, au cours d’une table ronde modérée par Colette Flesch, Anne-Marie Thiesse, Elie Barnavi et Peter Krüger.

Pour Anne-Marie Thiesse, qui s’est penchée sur la sacralisation du passé opérée pour asseoir les Etats nations, l’Europe manque de représentations communes pour se penser comme communauté politique

Anne-Marie Thiesse, directrice de recherches au CNRS et spécialiste de la construction des Etats Nations, a montré comment la façon dont nous abordons l’histoire européenne est déterminée par l’approche que nous avons de notre histoire nationale.

Anne-Marie Thiesse et Peter KrügerLa relation à l’histoire relève en effet de l’intime et elle est capitale sur le plan politique. L’idée moderne de Nation associe un corps politique à une communauté de culture séculière. La Nation se détermine par elle-même, elle existe dans le présent et si elle doit exister dans le futur, c’est bien parce qu’elle a existé dans le passé. La révolution idéologique qu’a constituée l’invention de l’idée moderne de Nation a été légitimée par la référence au passé, et ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il est question au 19e siècle de "réveil", de "renaissance", de "résurrection". Comme l’a souligné Anne-Marie Thiesse, le bouleversement intellectuel de cette sécularisation du politique a nécessité une sacralisation du passé.

Instituer l’Europe comme communauté politique a marqué une rupture volontariste avec un passé de division. Pourtant la tentation est forte de reproduire ce qu’ont fait les Nations en voulant baser le projet européen à venir sur l’idée d’une unité ancienne de l’Europe. Mais l’existence d’histoires nationales autonomes et souvent antagonistes, dont il est difficile de faire une synthèse, pose alors problème.

Les histoires nationales, devenues une matière scolaire fondamentale, ont cependant aussi un rôle civique et pédagogique, devenant des sortes de "leçons d’actions" pour le présent. Elles ont, selon Anne-Marie Thiesse, deux fonctions principales. L’une d’elle consiste à associer la Nation au territoire des ancêtres originels, instituant ainsi une sorte de patrimoine sacré de la Nation. L’autre fonction, elle, est cadastrale, et elle a fourni l’argumentation de toutes les revendications territoriales. Si cette association assez naturelle devait être transposée à l’histoire européenne, elle aurait l’avantage d’instaurer une nouvelle fraternité entre Européens. Mais surgirait alors une question de taille : où s’arrête l’Europe et qui sont les autres ?

Les histoires nationales sont aussi mobilisées pour établir les papiers d’identité, c’est-à dire pour lancer des processus d’exclusion ou encore d’inclusion. L’histoire nationale est régulièrement convoquée au fil de révisions des passés nationaux. Il s’est agi ainsi de réécrire l’histoire pour y faire réapparaître les femmes, mais ce processus est aussi à l’œuvre dans les conflits de mémoires, lorsque certains demandent un réexamen du passé et réclament réparation.

Si on devait transposer de tels processus à l’histoire européenne, se poserait alors la question du choix des références au passé que l’on pourrait faire : en choisissant par exemple la civilisation judéo-chrétienne, on pourrait se référer à un rassemblement des Européens par-delà les affrontements religieux qui ont déchiré le continent des siècles durant, mais les Musulmans en seraient exclus, et une telle référence inclut par ailleurs toute la Chrétienté, bien au-delà donc des frontières de l’UE. Il serait certes possible d’ajouter une référence à l’histoire ottomane, ce qui permettrait d’inclure l’Islam, mais finalement ces références religieuses pourraient caractériser tous les continents. La spécificité européenne réside plutôt, selon Anne-Marie Thiesse, dans le déclin fort de la pratique religieuse.

Ne se trouve-t-on pas finalement face à une impasse quand il s’agit de définir l’Europe, sa culture, son peuple par des références au passé ? Car, loin de vouloir nier une référence à la Chrétienté dans l’histoire européenne qu’elle juge "évidente", Anne-Marie Thiesse soulève le problème de l’utilisation politique qui peut être faite du passé pour répondre aux enjeux actuels.

Si le présent et l’avenir des Nations sont tributaires de leur passé, le regard porté sur le passé par les récits d’histoire nationale est bien souvent complètement anachronique, puisqu’il s’agit la plupart du temps de transposer des questions et des enjeux du présent sur des périodes passées. Ce passé est sacralisé en quelque sorte en fonction des projets d’avenir. Or, la période actuelle est marquée par un fort déficit en perspectives d’avenir. On voir donc apparaître depuis les années 80 un retour de thématiques liées à la Nation et qui sont bien souvent liées à l’angoisse sur l’avenir qui domine le présent. L’Etat Nation y apparaît comme un refuge, un bastion de résistance aux forces hostiles. Mais la situation montre aussi l’importance que joue l’Europe dans ce contexte, comme en témoigne la question de la gouvernance économique par exemple.

Pour Anne-Marie Thiesse, l’Europe manque de représentations communes, qu’elles soient savantes, pédagogiques ou culturelles, pour se penser comme communauté politique. Et toutes les tentatives de transposition des représentations nationales achoppent. Une nouvelle conception de l’histoire européenne est donc nécessaire.

Pour faire aimer l’Europe, il faut la montrer aux Européens, plaide Elie Barnavi

Elie Barnavi, professeur d’histoire et ancien ambassadeur d’Israël en France, est conseiller scientifique auprès du Musée de l’Europe de Bruxelles. Il s’est pour sa part demandé comment l’Europe pourrait se faire aimer. Car finalement le vrai déficit de l’Europe n’est pas "démocratique" à ses yeux, mais c’est plutôt un déficit d’amour que connaît une Europe qui n’est pas capable de susciter le désir.Elie Barnavi et Colette Flesch

Pour Elie Barnavi, faire de la politique européenne serait déjà un bon début pour répondre à ce défi. Il serait temps en effet de faire franchir à l’Europe « le seuil sacré du politique ». Et pour ce faire, il conviendrait de donner des règles simples et précises et d’obliger les Etats membres à les respecter. Car aux yeux d’Elie Barnavi, l’UE est un club qui ne respecte pas ses propres règles.

Une autre solution consiste pour Elie Barnavi à éduquer les jeunes à l’Europe. Il a d’ailleurs nourri le projet, auquel il a depuis renoncé, de réaliser avec Krzysztof Pomian un manuel d’histoire européenne qui aurait pour principe non pas de supplanter les récits nationaux, mais plutôt de les surplomber, de les mettre en perspective dans la mesure où bien rares sont les phénomènes nationaux qui ne sont pas liés à l’histoire européenne. L’idée était de proposer deux manuels : un pour les élèves et l’autre pour les enseignants.

Enfin, pour la faire aimer, Elie Barnavi juge nécessaire de "montrer l’Europe aux Européens" en l’enfermant dans un musée, en construisant un lieu où les citoyens peuvent la rencontrer. C’est le pari fait par le Musée de l’Europe de Bruxelles. Elie Barnavi part d’un constat simple : l’Europe existe en tant que projet politique à l’œuvre, véritable "entreprise héroïque" pour l’historien, mais aussi en tant qu’entité historique puisqu’il s’agit pour lui d’une civilisation d’un seul tenant. Et il n’entend pas là une histoire totalisante, qui serait la somme des histoires nationales, mais bien un tout constitué de strates successives. D’ailleurs pour Elie Barnavi, sans cette cohérence de civilisation, le projet politique n’aurait pas été possible. Le musée entend donc montrer comment s’est constitué ce mille-feuilles, dont les Nations sont aussi le produit.

L’historien avoue avoir fait preuve d’une certaine naïveté sur le plan théorique. Car il était difficile de créer une Europe unie alors qu’elle manquait d’adversaires, qu’elle est une entreprise sui generis, qui se construit sans que rien ne la menace. Et puis, contrairement aux Nations qui ont pu s’unir face à la menace, et qui ne sont pas nées de la démocratie mais en ont été les matrices, l’Europe est elle une entreprise démocratique. Or la démocratie au jour le jour n’a rien d’exaltant, elle est grise, constate Elie Barnavi. Ce qui ne facilitait en rien la tâche.

Dans la pratique, les expositions réalisées, notamment "C’est notre Histoire", ont rencontré un succès tant médiatique que public, preuve pour Elie Barnavi que si on leur en parle d’une façon intelligente, si l’on sort des discours convenus, les gens s’intéressent bien à l’Europe. Le principe de cette exposition était de faire se rencontrer la grande histoire et la micro-histoire, celle des citoyens.

Elie Barnavi nourrit maintenant l’espoir de voir fusionner le Musée de l’Europe et le projet de maison d’histoire de l’Europe porté par Hans-Gert Pöttering, et de voir ce lieu devenir le centre d’une sorte d’archipel de musées européens éparpillés dans toute l’Europe et abordant chacun à leur façon différents aspects de l’histoire européenne.

Débat : quelles représentations pour une Europe "peu spectaculaire" mais efficace, pour une UE où semble régner "la peur des symboles" ?

L’idée d’un manque de représentations de l’Europe a animé le débat qui a suivi. Elie Barnavi a notamment relevé que l’Europe avait raté une occasion importante de se définir lors de la Convention, mais il a aussi fustigé un certain manque de volonté qui s’est manifesté lorsqu’il a fallu choisir comment habiller les billets de la monnaie unique qui sont, selon ses termes, "vides" en comparaison avec les dollars chargés de symboles. "On n’a pas osé", estime l’historien qui note une peur des symboles qui sont bien souvent les premiers sacrifiés dans les joutes qui animent l’Europe. Ce manque de représentation, Elie Barnavi l’explique par un manque d’esprit de corps. 

Elie Barnavi, Colette Flesch, Anne-Marie Thiesse et Peter Krüger (c) IPWMario Hirsch se demandait quant à lui ce que l’Europe devait mettre en scène, car l’UE n’est pas bien spectaculaire. Et si c’était justement cette dimension utilitaire d’une Europe qui travaille dans l’ombre pour aboutir au vivre ensemble qu’il fallait accepter, a-t-on demandé dans la salle ? Elie Barnavi, qui relève dans les textes fondateurs, comme le préambule du traité CECA, un "souffle formidable", estime qu’un "supplément d’âme" est nécessaire au projet européen. Face à l’idée de se contenter d’une certaine sobriété peu excitante, mais efficace, Elie Barnavi oppose les méfaits que peuvent causer une attitude qu’il voit comme un intellectualisme froid peu intégrateur et pas en mesure de faire face à la montée des crypto-fascistes.

Selon l’historien Peter Krüger, l’UE a besoin d’une réforme structurelle pour avancer

Peter Krüger, professeur d’histoire émérite de l’Université de Marburg, a plaidé quant à lui pour une simplification des structures de l’UE qui, du fait de l’histoire de la construction européenne et de ses avancées au fil de la résolution pragmatique de problèmes bien concrets, se sont multipliées et ont désormais besoin de réforme. L’exemple des agences est à ses yeux frappant : créées à chaque fois pour résoudre un problème précis, elles sont toujours plus nombreuses et il arrive que leurs compétences se recoupent. De même, les acteurs se multipliant, les tensions entre les différents intérêts sont elles aussi plus nombreuses, et Peter Krüger n’oublie pas dans son analyse de recenser aussi les intérêts des institutions européennes elles-mêmes.

Ce flou structurel a des conséquences sur l’ensemble du processus d’intégration et l’historien appelle donc à mettre de l’ordre dans l’attribution des compétences entre les acteurs, mais aussi à trouver un meilleur équilibre entre les différents domaines dans lesquels l’UE a des compétences. Car dans certains domaines, le pouvoir de l’UE est très grand, quand dans d’autres elle affiche un retard certain. Peter Krüger relève aussi un contraste qu’il juge regrettable entre les nouvelles compétences du Parlement européen et le très faible niveau de participation aux élections européennes. La solution serait à ses yeux de faire en sorte que les partis nationaux s’impliquent plus sur les questions européennes.

Cette simplification structurelle et cet éclaircissement des compétences et des objectifs ne seront pas simple, Peter Krüger en est bien conscient, mais cette réforme lui apparaît nécessaire.