Le point du départ de la réflexion qu’a tenu à engager l’Institut Pierre Werner (IPW) en organisant, les 30 septembre et 1er octobre 2010, son 7e Forum européen de la culture et de la société, se situe, à en croire Sandrine Devaux, en 2007, lorsque l’UE fêtait en grande pompe ses 50 ans.
Le slogan "Ensemble depuis 1957" était décliné dans toutes les langues de l’UE, y compris dans les langues des nombreux Etats membres qui ont rejoint le club européen bien après 57… N’était-ce pas là une façon d’imposer une vision de l’histoire de l’intégration européenne ? C’est de là qu’a surgi la question qui a donné son titre à la septième édition du Forum de l’IPW : Comment écrire une histoire européenne ?
Pour répondre à cette question, il a semblé essentiel aux organisateurs du Forum d’aller chercher sur le terrain les porteurs de projets qui, par le biais d’initiatives culturelles et civiques, contribuent à l’écriture d’une histoire de l’Europe. Au cours d’une table-ronde modérée par Diane Krüger, Karline Fischer, Rainer Bendick, Hrovje Petric et Georg Walter ont donc fait partager leurs expériences d’une histoire européenne qui s’écrit à petits pas.
Ces réflexions ont été mises en perspectives par les contributions de Marie-Louise Von Plessen et d’Antonela Capelle-Pogacean qui ont éclairé de leurs réflexions l’idée selon laquelle des expériences partagées peuvent fonder des histoires communes.
Karline Fischer, représentante de l’itinéraire culturel européen Via Regia, a livré ses réflexions sur la notion de l’identité européenne pour se focaliser, ensuite sur les réflexions qui sous-tendent le projet Via Regia.
Pour Karline Fischer, le concept d’identité "qui n’est pas exclusivement une identité politique, mais également culturelle", a pour objectif "de favoriser la volonté des citoyens d’accompagner émotionnellement le rapprochement européen". Elle a souligné le besoin d’ancrer cette identité dans les consciences collectives en "donnant à voir ce qui est européen". Dans son analyse, elle a identifié une confrontation entre, d’une part, la quête pour favoriser l’émergence d’identités qui seraient valables pour la majorité des citoyens, et d’autre part, l’existence d’une offre incohérente et abondante d’identités qui se juxtaposent et se chevauchent. D’après Karline Fischer, c’est le chevauchement d’identités multiples et plurielles en fonction des contextes politiques, culturels et géographiques qui ferait "qu’on ne se définit pas uniquement en adoptant une approche locale, régionale, voire nationale".
Karline Fischer a expliqué que la spécificité de l’itinéraire culturel européen Via Regia, une route historique qui va de Santiago de Compostela dans l’Ouest de l’Espagne jusqu’à Kiev en Ukraine, est qu’elle n'est pas une construction artificielle de l'économie touristique, mais existe bel et bien en tant que voie de communication internationale. Depuis le bouleversement social qu'a provoqué la séparation en deux blocs, la Via Regia se présente selon Karline Fischer comme "l’idée" d'une collaboration universelle dans une Europe qui n'est plus définie comme une unité politique et culturelle. Le projet Via Regia rejette l’idée d’une identité européenne qui puisse émerger à partir d’une identité nationale. La portée symbolique de la route historique Via Regia, qui appartenait au plus important système de voies de communication du haut Moyen-âge, serait basée sur les expériences multiples et les défis politiques qui ont jalonné l’histoire de l’Europe. Dans cette perspective, la spécificité de l’Europe réside selon Karline Fischer dans les divergences, les frontières, les conflits et les évolutions culturelles qui ont marqué l’histoire de l’Europe.
Rainer Bendick, un des initiateurs du Manuel franco-allemand d’histoire, a brièvement évoqué la genèse de ce manuel dont le contenu est conforme aussi bien au programme français qu’aux programmes des 16 Länder allemands. Il a expliqué que le projet, qui fut présenté à l’occasion du 40e anniversaire du traité de l’Elysée en 2003, couvre la période s’étalant du Congrès de Vienne jusqu’à l’année 1945.
En s’appuyant sur ses expériences, Rainer Bendick a passé en revue les différentes conditions qui doivent être réunies pour élaborer un livre dont le contenu est identique pour plusieurs pays. Selon Rainer Bendick, il faut tout d’abord un contexte politique favorable et propice à la collaboration entre les Etats concernés. "Ensuite il faut donner du temps au temps", a- t-il expliqué en ajoutant qu’une certaine distance est "nécessaire pour pouvoir appréhender un passé conflictuel". A titre d’exemple, il a expliqué qu’il y avait en 1935 un consensus entre la France et l’Allemagne sur la manière de représenter Napoléon III, mais pas encore sur la signification historique du traité de Versailles. Rainer Bendick a également souligné le besoin de développer la compréhension mutuelle et de développer une méthode commune pour aborder le passé historique. Dans son analyse, il a estimé que les divergences entre les Etats ne portent pas sur le contenu mais plutôt sur la perspective adoptée pour véhiculer le passé historique.
Rainer Bendick a finalement plaidé pour l’écriture d’une histoire commune, non pas réécrite à travers un prisme national mais à travers le prisme national de chacun des Etats, le mélange des deux méthodes didactiques utilisées contribuant à un enrichissement mutuel. En tant qu’historien, il a insisté sur la nécessité de se mettre d’accord sur les méthodes didactiques utilisées et le besoin "d’achever ce qu’on a commencé au lieu d’enchaîner des réformes". Il s’est, par contre, montré sceptique quant à l’introduction d’un livre dont le contenu serait identique aux 27 Etats membres de l’Union européenne.
Hrvoje Petric, historien croate et personne ressource du projet History in action: Ordinary People in an Extraordinary Country, a présenté un livre pédagogique qui éclaire la vie quotidienne dans l’ex-Yougoslavie entre 1945 et 1990. Le livre peut être utilisé en Bosnie-Herzégovine, Croatie et Serbie malgré l’existence de différences ethniques, religieuses et linguistiques.
Edité en trois langues locales, le livre a permis, selon Hrvoje Petric, non seulement de développer des techniques pour enseigner l’histoire, mais également de renforcer la coopération et l’entendement mutuel entre la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Serbie. En promouvant une approche critique, le projet a également permis de promouvoir la paix, la stabilité et la démocratie dans la région.
L’historien croate a expliqué que l’idée de développer un livre identique a été développée par la "European association of history teachers- EUROCLIO". Cette association a initié les premières rencontres entre 55 enseignants issus des trois pays. L’historien croate a rappelé que la première coopération entre les 3 Etats remonte à 2004 avec "improvement of teaching history and civil society in the region" et fut poursuivie en 2007 avec le projet "history at work-preparation for the future of Bosnia Herzegovina, Serbia and Croatie". D’après Hrvoje Petric, les nombreuses activités qui ont été développées dans le cadre du projet, et notamment les séminaires locaux qui ont rassemblées plus de 500 participants, ont permis de réformer l’éducation, d’apporter des changements par rapport à l’époque soviétique par l’introduction de sujets à connotation plus politique. L’historien croate a estimé que les livres d’histoire édités en 2003 n’ont pas permis d’accélérer le processus de réconciliation après les conflits en ex-Yougoslavie puisqu’ils ont véhiculé des visions ethnocentriques, voire nationalistes.
Georg Walter, co-auteur du manuel Les valeurs de l’Europe a évoqué successivement la genèse, le contenu et l’objectif de son livre.
Editée en français et en allemand, cette publication franco-allemande est le résultat d’un travail en équipe qui a rassemblé la Fondation ASKO EUROPA, l’Académie européenne d’Otzenhausen Gmbh, le Forum Europa e.v. et la fondation Forum Europa du Luxembourg. La genèse du livre doit, selon Georg Walter, être replacée dans le contexte de la crise institutionnelle survenue en 2005 en Europe suite aux rejets en France et aux Pays-Bas du projet de traité constitutionnel.
Le livre éclaire les cinq valeurs qui sont inscrites dans le préambule de la Constitution : l’égalité, la démocratie, la liberté, les droits de l’homme, la notion d’Etat de droit. Selon Georg Walter, l’objectif était de familiariser les jeunes avec ces notions abstraites et parfois difficiles à saisir en les replaçant dans un contexte historique et philosophique. Il s’agissait de montrer, en adoptant une approche critique, les avantages qui découlent de l’appartenance à l’UE. La méthode utilisée pour transmettre le savoir fait appel à des outils divers : des travaux en équipe, des cartes mentales, des séminaires qui font fonction d’aide mémoire et facilitent le cheminement intellectuel.
Marie-Louise Von Plessen, commissaire de plusieurs expositions sur l’Europe et les relations franco-allemandes, a regretté que l’Europe de l’après-guerre ait cruellement manqué d’images et de symboles. En expliquant que les mythes sont les vecteurs de l’histoire européenne, elle a souligné le besoin pour l’Europe de développer des idées directrices et de promouvoir des réseaux topographiques qui seraient connectés à une histoire transnationale. "Vu que les thèmes transnationaux sont les veines qui assurent la survie du continent", Marie-Louise Von Plessen a souligné le besoin "d’élaborer une feuille de route qui serait calquée sur l’exemple du chemin de Compostelle".
La culture doit, selon Marie-Louise Von Plessen, devenir le moteur de la coopération transnationale. Les projets transnationaux permettraient de construire des ponts vers l’avenir. "Le chantier Europe doit générer des messages multilatéraux permettant d’appréhender une Europe commune" qui serait basée sur l’exemple des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe. Pour couvrir les frais générés par les projets transnationaux, elle s’est exprimée en faveur de l’instauration d’un impôt européen.
Marie-Louise Von Plessen a préconisé de décerner des prix dans le domaine de l’art, de la musique, du design et de la mode pour visualiser l’Europe. Elle s’est également exprimée en faveur d’un musée qui présenterait les objets européens d’une façon thématique et d’une bande dessinée qui retracerait l’histoire européenne, présenterait l’évolution des différentes frontières de l’Europe et permettrait aux citoyens d’entendre les langues qui sont parlées dans les Etats membres.
Antonela Capelle-Pogacean, politologue de Sciences-Po Paris, a livré son regard sur la problématique mémorielle de l’Europe. Elle a d’emblée souligné que la problématique de la mémoire ne se limitait pas uniquement au continent européen et que le regard rétrospectif posé sur le 20e siècle était avant tout un regard "de guerres, de totalitarisme et de génocides".
Selon Antonela Capelle-Pogacean, la question d’une mémoire/de mémoires européenne(s) et d’une histoire européenne apparaît d’une manière plus récurrente depuis les années 1990. Avant cette époque, la question fut abordée sous l’angle de la guerre – "du plus jamais cela" - et par opposition au camp de l’Est. L’identité de l’Europe fut, définie par rapport au projet politique et aux valeurs qu’il véhiculait. Le tournant intervint avec la chute du communisme et le processus de l’élargissement à l’Est. "Lorsque l’Est est entré avec ses morts, on a assisté à une nouvelle représentation de l’UE qui souffrait d’un déficit de légitimité et d’affectivité", a-t-elle estimé.
Selon Antonela Capelle-Pogacean, l’asymétrie mémorielle Est-Ouest s’illustre au Conseil de l’Europe, voire au sein du Parlement européen, lorsque les pays d’Europe centrale et orientale revendiquent l'intégration des crimes du communisme dans le "socle mémoriel" de l’Europe. Ces revendications ne sont, selon Antonela Capelle-Pogacean, pas réductibles à des simples instrumentalisations du passé, mais elles se nourrissent de vécus sociaux plus ou moins traumatiques. Antonela Capelle-Pogacean a estimé dans ce contexte que la structuration de la mémoire de la Shoah autour du couple victime/persécuteur est difficilement extrapolable lorsqu’il est question du communisme puisqu’il ne constitue pas un bloc monolithe.
La politologue a mis en exergue le décalage mémoriel qui existe entre l’Est et l’Ouest. Tandis que l’apparition des premières historiographies à l’Est, durant les années 1990-2000, coïncidait avec une phase de déconstruction du récit national où la question de la Shoah est devenue centrale, l’Ouest a connu à la même époque une phase de reconstruction du récit national.
"La question mémorielle gagne en complexité si on considère qu’il n’y a pas une seule mémoire du communisme mais plusieurs", a précisé Antonela Capelle-Pogacean en ajoutant que les mémoires sont mouvantes, instables et varient en fonction des pays concernés. "Il existe plusieurs mémoires du communisme qui se déploient à différents niveaux et dans des espaces sociaux multiples et qui peuvent être en décalage avec les tentatives visant à définir à travers des `politiques historiques´ une mémoire officielle", a-t-elle estimé.