Alors que la stratégie Europe 2020 fait l’objet de discussions menées désormais au niveau national – pour rappel le gouvernement luxembourgeois a présenté son projet de Plan national de réforme, dans lequel sont indiqués les objectifs nationaux à atteindre d’ici 2020, le 12 novembre dernier – le point de contact ESPON au Luxembourg a organisé le 25 novembre 2010 une rencontre entre chercheurs et décideurs politiques luxembourgeois afin de discuter de la dimension territoriale de cette stratégie.
ESPON, dont le nom est l’acronyme anglais pour Observatoire en Réseau de l'Aménagement du Territoire européen, est un programme crée par les ministres européens de l’Aménagement du territoire qui a été conçu comme un réseau d’étude destiné à l’observation de l’espace communautaire européen. La coordination du programme se fait depuis Esch/Alzette.
Le programme européen ESPON délivre de nombreuses informations sous forme de cartes, statistiques, scénarios. L’ensemble de ces outils permettent une comparaison éclairante avec d’autres états et régions européens.
Soucieux de démontrer la plus-value que peut apporter une approche territoriale de la stratégie Europe 2020, les chercheurs d’ESPON voulaient soumettre aux politiques les résultats des nombreux projets de recherche menés en matière d’aménagement du territoire afin de nourrir les débats sur la mise en œuvre de la stratégie Europe 2020 au Luxembourg.
Kai Böhme, directeur de Spatial Foresight, cabinet de consultance spécialisé dans le développement territorial de l’UE, s’est attaché à soumettre les grands objectifs de la stratégie Europe 2020 à la critique qu’une lecture axée sur la cohésion territoriale peut permettre d’en faire.
La stratégie Europe 2020, rédigée en pleine crise économique sur la base du constat de l’échec de la stratégie de Lisbonne dont elle est l’héritière, prône une croissance à la fois durable, intelligente et inclusive. "Ça sonne très bien", juge l’expert, mais quand on y regarde de plus près, est-ce vraiment possible partout en Europe ?
Il conviendrait selon Kai Böhme d’apprendre de Lisbonne et de prendre mieux en compte la diversité territoriale de l’UE dans la mise en œuvre de cette stratégie. Les documents qui peuvent servir à cette approche plus "régionale" ne manque d’ailleurs pas, à commencer par le 5e rapport sur la cohésion territoriale que vient de publier la Commission, le rapport Régions 2020 ou encore le rapport de synthèse publié par ESPON en octobre 2010. "Il faut penser à différents niveaux", plaide le chercheur qui souligne la diversité des régions de l’UE tant en termes d’intensité des mesures mises en œuvre, de sensibilités et de capacités d’adaptation, que de chances de développements ou encore de forces et d’avantages à valoriser.
La stratégie Europe 2020 se concentre par ailleurs trop sur l’Europe, selon Kai Böhme qui a insisté sur l’importance du reste du monde pour le projet européen. Prenant l’exemple de paramètres comme l’augmentation du prix de l’énergie ou encore de l’émergence de nouvelles puissances, le consultant a démontré à quel point les réponses que doivent trouver les régions européennes à ces défis peuvent différer selon leur degré d’industrialisation ou leur capacité à attirer des investisseurs. Mais des facteurs comme l’évolution des sentiments de confiance et de méfiance dans le monde, comme l’opposition qui se dessine entre des identités "globalisées" ou plus locales ou encore le phénomène de marginalisation de l’Europe dans une mondialisation qui se fait en partie sans elle, ont aussi été mis en exergue par Kai Böhme.
Dernier cheval de bataille de Kai Böhme, la cohésion territoriale est un aspect essentiel à ses yeux de la mise en œuvre de la stratégie Europe 2020. Différentes stratégies d’adaptation régionale et de mises en œuvre sont en effet possibles suivant les priorités politiques qui peuvent être choisies. Il s’agira pour les uns de privilégier la compétitivité, pour les autres de mettre l’accent sur la nécessité de veiller à un équilibre entre le développement des différentes régions, pour d’aucuns de viser avant tout le développement local ou bien la valorisation des spécificités régionales, sans compter ceux qui préfèreront une approche purement politique ne tenant pas compte des différents types d’espace.
Estelle Evrard, cheville ouvrière de la rencontre avec Tobias Chilla, a tâché d’identifier, du point de vue des recherches menées dans le cadre d’ESPON, quels étaient les enjeux de la mise en œuvre des trois grands objectifs de la stratégie Europe 2020 pour le Luxembourg.
L’UE vise dans un premier temps une croissance intelligente. Estelle Evrard a montré, carte basée sur les données d’Eurostat à l’appui, que, du point de vue de son taux d’emploi, le Luxembourg était assez bien situé par comparaison avec les autres régions européennes, même si bien sûr ses performances pouvaient être améliorées. Et il semble en être de même en matière d’investissement dans la Recherche et le Développement.
Partant d’une carte montrant l’implantation des 3000 plus grandes entreprises et de leurs filiales dans le monde, qui révèle que l’UE et les Etats-Unis restent les deux pôles en la matière, Estelle Evrard a montré qu’à première vue, Paris et Londres, et de façon plus générale l’Ouest de l’Europe, dominaient dans l’UE. Et dans ce contexte, Luxembourg tient une place non négligeable. En zoomant encore sur la région et en se concentrant sur la population et sur le nombre d’implantation de ces entreprises à Luxembourg et Francfort, Estelle Evrard a démontré que Luxembourg représentait un pôle métropolitain économiquement attractif en Europe. En même temps, ce qui fait sa spécificité, c’est que son aire urbaine est transfrontalière. Si des cas a priori comparables existent en Europe, le projet Metroborder qui est mené dans le cadre du programme ESPON a cependant révélé que la situation du Luxembourg était tout bonnement exceptionnelle à l’échelle européenne tant par l’importance des flux observés que par le fait que quatre Etats sont concernés.
En termes de connectivité, si l’on observe une carte des flux de transports ferroviaires et aériens, on note une forte concentration de ces derniers dans le pentagone que dessinent les villes de Londres, Hambourg, Munich, Milan et Paris. Le Luxembourg se trouve au cœur de cet espace. Pourtant, la Grande Région se caractérise par une multiplication de petits aéroports qui restent dans l’ombre des principaux aéroports européens. Les experts consultés par les chercheurs ont certes appelé à une meilleure coopération bilatérale entre les aéroports, mais ils ont aussi souligné l’importance de réfléchir aux liaisons ferroviaires et routières reliant tant aux grands pôles métropolitains que sont Bruxelles, Strasbourg ou Francfort, qu’à des liaisons plus efficaces entre les quatre villes du Quattropole.
Pour ce qui est de l’objectif d’une croissance inclusive, le Luxembourg n’est pas trop mal positionné d’après les différents indicateurs évoqués par Estelle Evrard. Le défi démographique que révèle implacablement cette question dans une UE qui, malgré les élargissements, continue de représenter la même part de la population mondiale qu’il y a 30 ou 40 ans, a été mis en avant. De ce point de vue, le Luxembourg a une croissance positive, mais les défis sont forts dans d’autres zones de la Grande Région. En matière d’inégalité sociale, si on observe le rapport entre PIB par habitant (certes gonflé au Luxembourg du fait de la richesse créée par les frontaliers) et le coefficient Gini qui évalue le niveau des disparités sociales, le Luxembourg est assez bien situé au niveau européen.
Quant à l’objectif d’une croissance durable, la situation du Luxembourg est intermédiaire pour ce qui est des émissions de gaz à effet de serre, un domaine dans lequel l’impact du tourisme à la pompe est loin d’être négligeable. De même, la carte de synthèse des risques climatiques qui est en cours de réalisation dans le cadre d’un projet du programme ESPON révèle que le Luxembourg se situe à un niveau intermédiaire.
La table-ronde qui a suivi les exposés d’introduction réunissait deux eurodéputés luxembourgeois, le libéral Charles Goerens et le vert Claude Turmes, ainsi que les directeurs de l’Aménagement du Territoire, Romain Diederich, et du STATEC, Serge Allegrezza.
Romain Diederich a fait le constat que les décideurs politiques et économiques n’accordent pas une grande importance à la cohésion territoriale. L’exercice luxembourgeois pour donner une dimension nationale à la stratégie Europe 2020 consistait à interpréter le cadre européen pour définir des points d’action propres au Luxembourg, et ce dans un esprit d’approche intégrée dépassant les frontières sectorielles.
Romain Diederich a été très critique à l’égard de la théorie de gouvernance qui sous-tend la stratégie Europe 2020, l’approche multi-niveaux (national, régional, local), car elle lui semble ralentir les processus de décision. Malgré tout, cette stratégie a pour lui une plus-value qui est d’imposer un suivi de certaines politiques, basé sur des données, ce qui est indispensable pour qu’une politique se base sur les connaissances. ESPON fait pour lui partie de ces organismes qui livrent des données vivantes et utiles et doit donc être pérennisé au-delà de 2010.
Pour le directeur luxembourgeois de l’Aménagement du Territoire, toutes les politiques de cohésion européennes sont importantes. Pour le Luxembourg, c’est surtout la coopération territoriale transfrontalière qui doit prendre une place particulière, et donc les programmes Interreg A, car le Luxembourg dépend totalement de ses régions frontalières, "un fait qui n’est pas à considérer comme négatif, mais comme une opportunité", comme l’a souligné Romain Diederich. Dans ce cadre, un rôle important revient au projet de recherche METROBORDER développé dans le cadre du programme ESPON, dont il suit la démarche méthodologique, pour contribuer à la mise en place intelligente d’une région métropolitaine polycentrique. "Car il faut des papiers qui puissent être utilisés par les acteurs et décideurs sur le terrain", a-t-il conclu.
Charles Goerens a expliqué qu’il avait été particulièrement frappé par le fait que la carte d’ESPON sur les villes les plus prospères montrait que des pays fédéraux comme l’Allemagne disposaient d’un tel réseau de villes éparpillées sur tout leur territoire, alors que des pays plus centralisés ne disposaient pas d’une telle couverture de leur territoire par des villes prospères. D’où son adhésion à l’idée d’une Europe des transferts, car tout transfert est doublé d’une vision. Le Luxembourg quant à lui doit être plus inventif que d’autres Etats membres de l’UE vu la spécificité de ses liens avec ses pays voisins.
Claude Turmes a tenu à mettre en exergue trois éléments.
Le premier, ce sont les limites de la croissance, sachant que d’ici peu, les classes moyennes du monde passeront de 1 à 3 milliards de personnes, ce qui entraînera une pression extrême sur les ressources énergétiques et naturelles et mettra en péril une UE qui est "ultra-dépendante du pétrole".
Le deuxième élément est la multi-gouvernance ou gouvernance multi-niveaux, qui dévoile un conflit essentiel mais encore en partie sous-jacent en Europe, celui entre les nations, les régions et les métropoles, un conflit illustré par ce qui se passe "en Flamanie, en Bavarie et en Padanie", où la perspective d’être un jour un Etat membre de l’UE est selon Claude Turmes "intéressante". Ce conflit explique pour lui pourquoi les allocations de fonds structurels européens par les pouvoirs centraux sont souvent freinées. Au Parlement européen, les régions et les villes s’allient déjà parfois à travers des eurodéputés contre les intérêts des gouvernements centraux.
Le troisième élément est que les cartes d’ESPON sont "impressionnantes", notamment celles qui montrent l’interdépendance entre le Luxembourg et ses régions voisines. Et pourtant, "les frontaliers sont traités par le Luxembourg comme des citoyens de deuxième classe". C’est pourquoi les dernières mesures du gouvernement luxembourgeois à l’égard des frontaliers sont pour lui "les plus contreproductives imaginables".
Tout en admettant que la stratégie de Lisbonne, qui a précédé la stratégie Europe 2020, a été un échec, Serge Allegrezza, directeur du STATEC, a insisté sur le fait que "l’Europe a besoin de ce genre de stratégies, car les Etats souverains doivent produire des politiques cohérentes, mais aussi communicables, notamment sur la question de leur ‘pourquoi’".
Pour ce qui est du travail de l’ESPON, qu’il a admis découvrir, il a voulu en savoir plus sur la manière dont le projet maniait des concepts-clés comme la compétitivité, la cohésion sociale, et comment l’on arrivait à identifier les facteurs qui expliquaient les performances d’une région donnée. Il a néanmoins annoncé qu’il aurait recours à ESPON dans le cadre des travaux de l’Observatoire de la compétitivité qui travaille sur des indicateurs synthétiques ainsi que sur des scénarios pour le Luxembourg en 2060 basés sur différentes hypothèses de croissance économique et donc de besoin en main d’œuvre. Ces scénarios montrent d’ailleurs que même en cas de croissance lente, donc de 2 % par an, le Luxembourg aurait besoin d’ici 50 ans de 100 000 nouveaux emplois. En cas de croissance moyenne, 4 % par an, on irait vers les 750 000 emplois.
Divers intervenants ont souligné la grande difficulté dans la mise en œuvre de programmes transfrontaliers, d’un côté parce que les acteurs communaux ne se sont pas dotés de fonctions adéquates, type "échevin aux affaires transfrontalières", de l’autre parce que les prérogatives souveraines des Etats représentent dans de nombreux cas un obstacle institutionnel insurmontable. La représentante du SYVICOL a néanmoins prôné que des pactes territoriaux soient établis entre l’Etat et des collectivités territoriales dans le cadre de la stratégie Europe 2020.