Lors du colloque "Luxembourg 2002", le 4e colloque luxembourgeois consacré à l'économie de la connaissance dans une perspective européenne en vue de la stratégie Europe 2020 et organisé par le gouvernement et le CRP Tudor entre le 7 et le 9 décembre 2010, plusieurs orateurs ont essayé de faire le point sur la crise mondiale, en Europe et sur ses répercussions au Luxembourg. Europaforum.lu en rend compte.
Alan Kirman, professeur de sciences économiques et directeur d'études à l’EHESS, à l’Institut Universitaire de France, au GREQAM, et à l’Université de la Méditerranée Aix Marseille II, a frappé par la causticité de ses remarques.
Réseau, contagion, confiance, sont les notions qui ont fusé tout au long de la crise économique, et ces notions ne sont intégrées dans aucune théorie économique. Mais elles sont pour Kirman typiques pour les systèmes complexes.
Depuis le 19e siècle, la notion d’équilibre qui prévaut dans la théorie économique est celle de la rationalité de l’individu et du collectif dans leur champ d’action économique. La fragilité de ce modèle vient du fait qu’il suppose que les individus maximisent à tous les niveaux de l’économie, que ce comportement entraîne des équilibres et que de ce fait, il exclut une crise qui existe pourtant bel et bien. Il y a différence entre coordination des efforts économiques et efficience des efforts économiques pris un à un. Les comportements des individus ne peuvent être transformés en agrégat. Sinon, d’où viendraient les changements brusques en économie ? Du mauvais comportement des individus ?
Pour Kirman, les systèmes complexes ont des dynamiques non-linéaires, ne sont pas en équilibre constant. Les marchés s’auto-organisent peut-être, mais ils ne sont pas des systèmes stables. Ils sont au contraire complexes et chaotiques, avec des interactions imprévisibles. Kirman est donc très sceptique à l’égard des théories sur les marchés efficients. Il y identifie plutôt des effets de moutons de Panurge et adhère à l’idée que dans un tel contexte, les produits financiers dérivés sont des armes de destruction massive, comme l’a montré le collapsus financier de 2008 et les effets de cascade ou de contagion qu’il a provoqués. Bref, il faut des modèles économiques qui tiennent compte de ces changements systémiques, notamment dans le système financier, de plus en plus connecté et recourant de manière croissante à des actifs extérieurs. Comment réguler ce système ? En le suivant constamment. Comment organiser sa résilience ? De manière pragmatique et en repensant les paradigmes théoriques qui dominent la pensée économique.
Philippe Gudin de Vallerin, chef du Service des Politiques Macroéconomiques et des Affaires Européennes au Ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi français, évoqua les stratégies de sortie de crise en trois temps, en abordant d’abord la situation économique mondiale et les déséquilibres, puis la reprise différenciée en Europe et ensuite la réforme de la gouvernance économique.
Un premier constat : la croissance mondiale est tirée par les pays émergents. En novembre 2020, les déséquilibres mondiaux n’étaient pas sur le point d’être résolus, tout au contraire. La reprise économique les reconstitue. Le compte courant de la zone euro est à l’équilibre, mais masque des divergences internes entre les États membres. Les tensions sur le marché des changes sont vives, avec une monnaie chinoise sous-évaluée, la nouvelle phase d’assouplissement monétaire lancée par la FED des USA. Certains pays émergents veulent renforcer le contrôle des capitaux entrants pour limiter l’appréciation de leur monnaie et/ou des bulles de prix d’actif. Le Japon est intervenu directement sur le marché des changes pour freiner l’appréciation du yen. Et surtout : L’euro ne doit ni ne peut pas porter seul le poids de l’ajustement monétaire.
Dans un tel contexte, les pays du G20 recherchent une meilleure coordination de leurs politiques économiques. A Pittsburgh, en 2009, un plan d’action a été endossé par les chefs d’État et de gouvernement. L’exercice a été renforcé à Séoul en novembre 2010 et devrait se poursuivre en 2011 sous la présidence française du G20.
Dans la zone euro, la reprise économique est très différenciée. Dans les pays qui forment le noyau de l’euro, L’Allemagne, la France, le Benelux, et qui étaient pour la plupart de croissance modeste, la reprise semble bien ancrée. Mais dans des pays « périphériques » comme l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, en partie des pays à croissance forte pendant une dizaine d’années, la récession sévit. Pourtant, l’Espagne et l’Irlande ont été des bons élèves dans le cadre du pacte de stabilité. Chez eux, c’est surtout l’endettement de tous les agents économiques par des crédits concédés de manière excessive qui pose problème. L’économie allemande par contre est peu endettée et exporte ses capitaux pour financer les économies endettées. Un autre constat s’impose néanmoins pour Philippe Gudin de Vallerin: les salaires réels sont en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays, déconnectés de la productivité. Conséquence : une évolution hétérogène des coûts et des déséquilibres de plus en plus insoutenables dans la zone euro.
"Une croissance robuste et plus homogène dans la zone euro" peut être atteinte pour Gudin de Vallerin par trois volets sur lesquels l’UE s’est engagée : une nouvelle gouvernance économique et un mécanisme permanent pour la stabilité financière dans la zone euro, la stratégie "Europe 2020" qui véhicule une vision intégrée de la croissance, mais aussi une nouvelle stratégie pour relancer le marché intérieur et, last but not least, une politique industrielle intégrée.
Jean Pisani-Ferry, directeur du think tank européen Fondation Bruegel est un de ces intellectuels qui pensent actuellement l’Europe. Pour lui, la gouvernance de la stratégie de Lisbonne avait été faible. Les relations entre UE et gouvernements s’établissaient par voie de rapports annuels sur les mesures de réforme, mais les décisions n’étaient pas prises ensemble. Et après les vagues d’adhésion à l’UE de 2004 et 2007, pas assez n’a été fait pour inclure les nouveaux Etats membres dans la stratégie de Lisbonne. Le fossé entre l’UE et les USA était avant tout évalué en termes de R&D et de croissance. Il n’était pas évalué en termes de prospérité et de qualité de vie, où il est loin d’être aussi important. D’autre part, l’on se concentrait surtout sur les TIC, mais d’autres éléments ont été oubliés, comme les finances et l’innovation. Finalement, l’on a eu tendance à oublier qu’en fin de compte, la croissance peut être une ambition des Etats, mais que ce sont les entreprises qui la réalisent.
Surtout dans ce domaine de l’innovation, l’Europe semble selon Pisani-Ferry fonctionner autrement que les USA. Aux USA, qui sont plus que l’UE un marché unique, ce sont des firmes nouvelles voire jeunes quo innovent et prennent la place des firmes anciennes. En UE, ce sont les grandes compagnies qui sont encouragées avec des avantages fiscaux à innover, ce qu’elles font sans être des centres d’innovation.
Le moment actuel par contre est pour Pisani-Ferry riche en moments positifs : Europe 2020, l’accent mis sur l’emploi, qui ne contient pas d’accents malthusiens, le réajustement économique des budgets, des déficits et de la compétitivité, l’accent mis sur une nouvelle politique industrielle et climatique, les opportunités qui s’offrent pour une approche plus intégrée de l’économie. Europe 2020 marque des progrès dans sa conception, est moins mécanique que la stratégie de Lisbonne et plus liée aux autres politiques macro-économiques de l’Union.
Mais Europe 2020 a aussi des limites. Sa relation avec le marché unique est faible, elle n’intègre pas toutes les priorités budgétaires de l’UE, le lien établi entre les questions de la croissance et celle des divergences macro-économiques est faible, idem le lien entre l’endettement de la zone euro, afin que les pays aidés ne s’enlisent pas dans leurs faiblesses compétitives.
Répondant à la question si de tels liens ne rendraient pas plus complexe la stratégie Europe 2020, Jean Pisani-Ferry a acquiescé, pour dire qu’effectivement, la stratégie serait plus compliquée, mais que qu’une telle démarche permettrait de responsabiliser à la fois les Etats membres qui doivent faire des efforts de rattrapage économique et ceux qui n’en ont pas besoin.
Le conseiller économique du Statec, Ferdy Adam, a présenté au cours du colloque un exposé sur la question, si la crise était terminée au Luxembourg. Il a en premier lieu constaté que le Luxembourg se trouve en phase ascendante. Après un resserrement des crédits, la situation s’est selon lui décontractée, notamment dans le domaine immobilier. Mais le secteur financier reste à la traîne. La création d’emplois est à 2 %, le chômage plafonne à 6 % dans le sens strict, et à 8 % dans le sens large. 25 % des personnes inscrites auprès de l’ADEM sont frappées d’une incapacité de travail, ce dont il faut tenir compte selon lui. La crise économique semble donc terminée, mais une crise sociale s’annonce, le chômage risquant d’augmenter.
Les recettes publiques du Luxembourg sont décalées de 1 à 2 trimestres par rapport à la croissance économique, mais la relation d’évolution parallèle entre les recettes publiques et le PIB nominal a pu être maintenue, et les dépenses ont été adaptées à ce paramètre. Pour Ferdy Adam, l’évolution du coût salarial ne peut pas être considérée en termes de coût salarial agrégé, mais par branche économique.
Le chef de la section Etudes de la BCE a évoqué sa manière personnelle de voir les stratégies de sortie de crise au niveau des politiques monétaire et fiscale et des réformes structurelles. Pour lui, la zone euro est entrée dans une période de pression inflationniste. Si les taux d’intérêts restent néanmoins inchangés, c’est une réaction au fait que l’économie semble aller mieux. Et si des changements sont envisagés en matière de politique monétaire, ils seront graduels et quand il le faudra.
La politique fiscale peut aller dans deux directions. Une direction non-durable d’abord, qui risque d’attiser les anticipations d’inflation et l’incertitude des ménages et des entreprises, et d’entraîner une augmentation des taux à long terme et de la pression sur les stabilisateurs automatiques. Une direction de consolidation fiscale, avec des dépenses sous surveillance, une mise en œuvre des projets dans les temps imposés et des objectifs ambitieux à moyen terme.
Parmi les réformes structurelles préconisées pour le Luxembourg par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et l’OCDE figurent la réforme du marché du travail, et notamment plus de flexibilités pour permettre aux entreprises d’ajuster les compétences, plus de concurrence et d’innovation sur le marché des produits, plus d’efficience dans le secteur public, moins d’institutions financières dans le secteur financier et une réforme des régulateurs.
Le Luxembourg verra selon Paolo Guarda naître une "nouvelle normalité", avec une croissance durable qui sera moindre que celle des années d’après 1985, des primes de risque plus élevées sur le marché financier, moins d’institutions financières, un régime de contrôle renforcé et plus de volatilité macroéconomique. Il n’y aura selon lui pas de retour à la période d’avant la crise. Ce scénario sera difficile pour le Luxembourg, "car on va vers une crise du financement des pensions et une accumulation du chômage» qui fait que l’intervenant est « inquiet pour le Luxembourg".
Au cours de la discussion sur la crise qui suivit, Gilbert Cette, directeur à la Banque de France, mit en évidence la défaillance de l’UE dans l’encadrement des politiques budgétaires dans la zone euro, une défaillance où la France et l’Allemagne ont joué un rôle important entre 2020 et 2004, quand elles ont contribué à l’échec du pacte de stabilité. D’autre part, les marchés n’ont pas fait leur travail entre ces années et 2008, "car ils croyaient au pacte de stabilité". Et d’ajouter que "maintenant, les marchés font leur boulot, et on le leur reproche".
Paolo Guarda a de sont côté admis que les marchés ont émis "des signaux exagérés", mais qu'ils ont aussi "eu une vision correcte" des choses. La crise issue selon lui d’une sous-évaluation du risque financier et immobilier montre que « nous sommes tous responsables », car il fallait bien que des acteurs économiques montent des marchés et pratiquent des investissements irrationnels et acceptent les déficits des Etats.
Jean-Louis Mercy, Chef d’unité chez Eurostat, a placé son intervention dans le cadre de l’objectif affiché par la stratégie Europe 2020 de réduire de 20 millions le nombre des citoyens européens menacés de pauvreté et d’exclusion.
Ce risque est abordé à travers une série de 3 indicateurs exprimant le risque de pauvreté – 60 % du revenu médian, privation matérielle et basse intensité de travail. Selon de nouveaux chiffres, 81 millions d’Européens sont menacés de pauvreté, 41 millions souffrent de privation matérielle et 34 millions fonctionnent en basse intensité de travail. En tout 116 millions de personnes sont touchées par le risque de pauvreté. Ils sont entre 44,2 % en Roumanie, le pays le plus exposé, et 14,9 % aux Pays-Bas, le pays le mieux placé. 15,5 % au Luxembourg. Le risque de pauvreté en UE est stable, mais tend à une légère baisse. Les femmes sont les plus touchées.
Mais ce qui a surpris dans les chiffres présentés par Jean-Louis Mercy, c’est que le risque de pauvreté des jeunes entre 0 et 17 ans est au Luxembourg le troisième en intensité après le Royaume Uni et la Roumanie, et que les étrangers sont plus sujets à un risque de pauvreté que dans le reste de l’UE et que le risque le plus important de pauvreté se situe au Luxembourg dans les zones urbaines, contrairement à une tendance européenne que ce risque se situe dans les zones rurales.