Jean-Paul Gauzès, eurodéputé depuis 2004, compte parmi la petite vingtaine de parlementaires européens qui sont au fait des affaires de finances et de règlementation financière. Il est d’ailleurs membre de la commission des Affaires économiques et financières (ECON) au Parlement européen. Pas étonnant donc qu’il ait été chargé par son groupe parlementaire, le PPE, d’assumer à plusieurs reprises le rôle de rapporteur sur de tels dossiers.
Ce fut le cas par exemple pour la directive AIFM, un texte dont Jean-Paul Gauzès relève l’objectif "éminemment politique". Ce qui la rend d’ailleurs "fragile" aux dires du député. Le texte est né de la volonté de répondre à la crise financière en réglementant les risques systémiques, mais aussi, plus généralement, en avançant l’idée que tout produit financier doit être régulé et supervisé.
Jean-Paul Gauzès, invité par la Faculté de Droit, d'Economie et de Finance de l'Université du Luxembourg, est venu raconter le 10 juin 2011 à Luxembourg comment se sont déroulées les négociations ardues qui ont abouti à une directive dont la transposition ne sera terminée qu’en 2013, et dont le parachèvement attendra encore 2018.
La directive AIFM est en effet le fruit de compromis entre les Etats membres, entre les groupes politiques au Parlement, entre Conseil et Parlement….mais pour le rapporteur, ce compromis a pu être arraché en grande partie grâce aux bons soins de la Présidence belge de l’UE dont le député salue le travail "remarquable".
Certes, la méthode choisie par Didier Reynders l’a un peu "agacé" au début. Ce dernier s’est présenté au trilogue comme un médiateur entre Conseil et Parlement européen qui s’était fixé comme objectif de mettre les deux institutions d’accord sur la ligne belge. "C’était un peu frustrant", se souvient Jean-Paul Gauzès, qui évoque, amusé, le moment où il a compris que la Belgique filtrait assez systématiquement les revendications qu’elles jugeaient un peu trop exagérées de l’une ou de l’autre partie…Mais en fait, la méthode a plutôt réussi.
Le texte est passé par le vote du Parlement européen le 11 novembre 2010, à la veille du sommet du G20 de Séoul. Un hasard qui n’en est pas un, mais qui fut plutôt une autre chance pour ce texte : l’échéance de ce sommet a semble-t-il donné des ailes à l’esprit de compromis alors que l’UE entendait faire bonne figure au sommet.
Lorsque s’est posée la question, au vu de la violence de la crise financière, de savoir si besoin était de réguler les fonds alternatifs, Jean-Paul Gauzès se souvient avoir été aussitôt approché par nombre de lobbyistes. Ce ne sont pas moins de 198 visites qu’a comptées l’eurodéputé dans son carnet. Et ce lobbying, il était très unilatéral, tant et si bien que l’eurodéputé avoue avoir eu à appeler au secours quelques régulateurs pour pouvoir se nourrir de points de vue et d’analyses un peu différents.
Car du point de vue de l’industrie, le message était unanime : il n’est pas nécessaire de réguler les fonds alternatifs, qui n’ont d’ailleurs pas eu à demander le secours des finances publiques. Un argument valable certes, même si on peut lui opposer que l’argent perdu dans ces opérations l’a aussi été pour l’économie…En bref, s’ils arguaient, à juste titre, ne pas être coupables de la crise financière, les représentants de l’industrie des fonds alternatifs ont cependant participé à son développement. Ce lobbying-là n’a donc pas eu les effets escomptés.
La Commission européenne a alors mis sur la table une proposition de directive "assez mal fichue". Jean-Paul Gauzès rapporte d’ailleurs les propos de certains des auteurs qui auraient admis que 40 à 50 % de leur texte était "à refaire". Et l’eurodéputé ne manque pas de rappeler les circonstances qui ont amené la Commission à agir, à savoir la conversion pour le moins "brutale" du commissaire européen alors en charge du Marché intérieur et des Services, Charlie McCreevy, au credo de la règlementation…
Un des problèmes qui s’est posé d’emblée, c’est celui de la définition des "hedge funds". Il n’en existe en fait aucune, la seule définition étant basée sur les instruments qu’ils utilisent. Finalement, le champ de la directive devait donc recouper tout ce qui ne tombait pas sous le coup de la directive OPCVM (plus connue sous le nom d’UCITS). Résultat : le texte ne faisait aucune distinction entre les différentes catégories de fonds, ce qui a fait l’objet de nombreuses critiques.
Au Parlement européen, certains ont alors proposé de scinder la directive en deux en distinguant des autres types de fonds les "private equity". Solution complexe qui n’a pas été retenue, même si le Parlement européen a décidé de "mettre un peu d’ordre" dans la copie de la Commission et d’améliorer notamment son caractère juridique en introduisant le principe de proportionnalité, ainsi que des régimes différenciés en fonction de la nature des fonds. Bien entendu, les lobbyistes sont revenus pour se faire entendre à ce moment-là.
Le Parlement européen s’est donc attaché à faire la distinction entre les différents types de fonds alternatifs, différenciant notamment des "hedge funds" les fonds de capital investissement. Jean-Paul Gauzès souligne en effet que ces derniers ne sont pas régulés aux Etats-Unis et qu’ils sont en plus, à ses yeux, "utiles à l’économie".
Au Parlement européen, tout le monde ne partage pas cette dernière analyse, et l’eurodéputé PPE évoque ainsi des "eurodéputés traumatisés" par les fonds de capital investissement. A gauche, certains voient dans ce type de fonds des "dépeceurs d’entreprises" et mettent en avant les risques qu’ils impliquent pour l’emploi lorsqu’une entreprise est rachetée par de tels fonds. En Allemagne, beaucoup souffrent selon Jean-Paul Gauzès, du "syndrome Grohe", du nom de l’entreprise de robinetterie et d’accessoires de salle de bains qui a été rachetée par un fonds de capital investissement et dont le sort a grandement ému le pays. La bagarre a été dure sur ces questions, et elle a été longue, se souvient le rapporteur.
Un autre sujet délicat, ce fut la question de l’introduction d’un passeport européen. La directive prévoit un passeport interne, qui permet à un gestionnaire de fonds de pouvoir exercer, une fois agréé dans un Etat membre, d’exercer dans les autres. Un sujet sur lequel la discussion a été "normale", aux dires de Jean-Paul Gauzès. En revanche la question d’un passeport "externe", destiné aux gestionnaires de fonds dont le siège est basé hors UE, et dont certains sont cependant commercialisés dans l’UE, s’est avérée elle autrement plus ardue.
Le problème majeur, c’est en effet que la directive concerne les gestionnaires de fonds, et non les fonds eux-mêmes.
Dans son rapport initial, Jean-Paul Gauzès faisait référence à la règle du placement privé qui renvoyait donc au droit national. Il reconnaît que ce n'était pas la meilleure solution, mais son espoir était en fait d’avancer sur cette question épineuse plus tard, au fil des négociations et des discussions avec les différents acteurs. Pendant la Présidence espagnole, c’était cette option des "placements privés", que favorisait alors la France, qui était en vogue.
Rapidement, le sentiment s’est cependant fait sentir au Parlement européen qu’il fallait s’ouvrir, et la Commission avait quant à elle proposé l’introduction d’une sorte de "passeport" qui aurait fonctionné sur le principe de l’équivalence. Le problème, c’est qu’il est difficile de comparer des systèmes très différents. Jean-Paul Gauzès cite ainsi l’exemple du "capital minimum requis de la société", un critère qui existe dans l’UE, mais pas aux Etats-Unis. Que faire dans un tel cas : fermer la porte aux fonds américains ou bien accepter de les commercialiser ? La voie de l’équivalence n’a pas été jugée raisonnable.
Parmi les pistes proposées par Jean-Paul Gauzès, il y a eu celle de la réciprocité, mais les Etats membres l’ont rejetée. L’idée était que les gestionnaires extra-européens puissent adhérer volontairement à la directive, par un acte conventionnel. Un acte conventionnel passé avec les autorités de surveillance du pays d’établissement du gestionnaire aurait permis d’assurer l’application des règles. "Tout le monde m’a pris pour un fou", se souvient Jean-Paul Gauzès qui a eu pourtant des contacts au plus haut niveau avec le Trésor américain qui voyait apparemment d’un très bon œil cette option. Des conventions de ce type existent d’ailleurs déjà entre le SEC américain et d’autres autorités ; si les règles sont équivalentes, la SEC assure le contrôle, sinon, les autorités étrangères sont autorisées à effectuer des contrôles sur le territoire américain.
La Présidence belge, soucieuse de donner satisfaction au Parlement européen, mais aussi à la Commission, a avancé l’idée d’un "passeport européen".
Petit à petit, tous les Etats membres ont acquiescé. A l’exception de la France qui avait entre temps changé son fusil d’épaule et qui s’est retrouvée isolée, "dans un corner" comme on dit dans le jargon bruxellois. Bercy dénonçait "une directive de la libéralisation et non de la réglementation", avançant ses craintes que ce passeport européen risquerait d’être "bidon". La France voulait donc tout à coup octroyer à l'Autorité européenne de supervision des marchés financiers (ESMA) des pouvoirs que Jean-Paul Gauzès qualifient d’énormes, ce qui n’a pas manqué de heurter certains Etats membres.
Le paquet sur la supervision financière a en effet établi trois autorités européennes qui sont censées assurer la cohérence de l’application de la réglementation. Ces autorités, dont l’ESMA, ont un pouvoir juridique. Et l’ESMA a un pouvoir direct de supervision sur les agences de notation. Dans le dossier des passeports européens, le Parlement voulait doter l’ESMA d’un pouvoir de coordination, voire d’injonction. Mais le Conseil s’y opposait. Dans le compromis dégagé, l’ESMA aura un rôle de coordination et, en cas de différences d’application, d’arbitrage. Elle pourra prendre des mesures en cas d’urgence.
De façon plus générale, le compromis dégagé prévoit que l’évaluation que fera l’ESMA du fonctionnement du passeport intra-européen servira de base à la Commission pour décider de l’opportunité de l’étendre aux gestionnaires de fonds basés dans les pays tiers. Le dispositif qui s’appliquerait le cas échéant est cependant d’ores et déjà arrêté. Le problème, c’est juste le temps…
Et la lenteur de la mise en œuvre des textes européens est un des grands regrets de Jean-Paul Gauzès. L’eurodéputé relève ainsi que, dans toute la règlementation issue de la crise, rien n’est encore en vigueur, si ce n’est le texte sur les agences de notation. Mais même là, les dossiers sont en attente d’instruction à l’ESMA, ce qui fait que la notation se fait actuellement encore comme avant la crise.
En comparaison avec la réglementation américaine, l’UE n’a pourtant pas à rougir, juge l’eurodéputé. Car, contrairement aux lois américaines qui nécessitent des textes d’application, l’UE dispose de textes directement "applicables". Mais là encore, le problème, c’est le temps de la mise en œuvre et de la transposition qui pose problème.
Une autre difficulté, c’est la mise en œuvre pratique de certains aspects du texte, comme le rôle de supervision qui sera accordé à l’ESMA, par exemple sur l’accréditation des gestionnaires de fonds alternatifs. En effet, les Etats membres ont accepté le compromis, mais, aux dires de Jean-Paul Gauzès, ils pèsent désormais sur la façon de peupler les autorités de supervision créées. En empêchant le recrutement de personnes âgées de plus de soixante ans, on s’est privé, selon le député, du recrutement de gens d’expérience, un phénomène encore aggravé par le fait que les personnes sont recrutées au rang de directeurs et non de directeurs généraux, ce qui implique des salaires moindres et a pour conséquence de mettre en cause la capacité d’autorité de cette structure. Jean-Paul Gauzès se dit donc inquiet quant à la façon dont l’ESMA va exercer son pouvoir.
Autre épine, une lacune de taille. Le fait que la directive ne s’applique qu’aux gestionnaires, et non aux fonds, a pour conséquence que les investissements proposés par des gestionnaires des pays tiers dans des entreprises européennes par le biais de fonds de capital investissement… échappent finalement aux règles de transparence qui sont valables pour les gestionnaires de l’UE.
Le rapporteur avait le choix entre deux majorités au Parlement : soit son groupe, le PPE, avait le soutien des socialistes et des Verts, soit il choisissait de gagner les vois des libéraux et du groupe ECR. Jean-Paul Gauzès avait à cœur d’obtenir une majorité avec le soutien de la gauche, et ce pour que le texte gagne en crédibilité. S’il a réussi, c’est essentiellement parce qu’il n’existait aucune régulation dans ce domaine auparavant. Et comme il le dit encore lui-même maintenant, "la directive a au moins le mérite d’exister". Un argument qui a conquis les socialistes, qui seront sans doute, de l’avis du député PPE, autrement plus regardants quand il va s’agir de voter sur le paquet "gouvernance économique"…
Jean-Paul Gauzès regrette cependant que, sur le terrain de l’opinion publique, l’objectif politique n’ait pas été atteint. Il faut dire qu’il n’a pas été servi par les gestionnaires de fonds les plus irresponsables qui se sont empressés de crier victoire à l’issue du vote du Parlement européen. Mais Jean-Paul Gauzès les attend au tournant, ne perdant pas de vue que la directive prévoit une clause de révision prochainement.
De façon plus générale cependant, l’eurodéputé note avec inquiétude que l’ardeur de régulation qui a connu de grandes envolées au lendemain de la crise financière est en train de s’atténuer. La volonté de trouver des règles équilibrées n’est plus au rendez-vous, certains Etats privilégiant plutôt leurs intérêts nationaux. Pourtant cet enthousiasme raisonnable que Jean-Paul Gauzès juge à cette date trop limité sera nécessaire pour poursuivre les discussions sur des sujets comme les ventes à découvert – et ce alors qu’un trilogue vient tout juste de s’ouvrir – ou sur la directive concernant les marchés d’instruments financiers (MiFID) qui va faire l’objet d’une proposition de la Commission en septembre 2011. "C’est dommage", déplore Jean-Paul Gauzès qui rappelle que les systèmes d’autorégulation sont insuffisants, puisqu’ils ne peuvent limiter les actions de ceux qui ont des comportements à risques…
Jean-Paul Gauzès déplore le manque de leader(s) capable(s) de mettre en avant l’intérêt européen, le manque de souffle et d’horizon européens qu’il ressent en ce moment et qui expliquent selon lui le fait que les citoyens ne voient pas ce qui peut les motiver dans le projet européen.