Yves Mersch, président de la Banque Centrale du Luxembourg (BCL), était l’un des intervenants de l’édition 2011 du Sovereign Wealth Fund Forum (SWF Forum) de Montreux. Le 24 octobre 2011, il a donc abordé devant un public d’experts et de praticiens des fonds souverains la question des défis qui se dessinent actuellement dans la crise de la dette souveraine.
Dans son intervention, il explique que le concept d’insolvabilité en tant qu’incapacité objective de payer n’est pas un concept opérationnel pour la dette souveraine. Il montre aussi que les inconvénients d’un défaut, "tentation empoisonnée", l’emporteraient sur les avantages apparents. Le président de la BCL souhaiterait une solution alternative, combinant mécanisme de résolution de crise et mesures préventives. Nombre des mesures qu’il préconise sont d’ailleurs déjà décidées, et il convient désormais de les mettre en œuvre. Pour autant, Yves Mersch n’exclut pas, en tout dernier ressort, la restructuration de la dette d’un Etat. Et il propose donc une série de lignes de défense qu'il s'agit de renforcer pour "être préparé au pire".
Dans un premier temps, Yves Mersch a tenu à rappeler, malgré les difficultés auxquelles font face certains pays de la zone euro qui poussent un nombre croissant d’économistes à plaider pour une restructuration de la dette de ces pays, les forces, souvent oubliées, de la zone euro.
Le président de la BCL a donc tenu à rappeler quelques faits. Depuis sa création, la zone euro a affiché une stabilité des prix sans précédent. La croissance du revenu réel par habitant a été d’environ 1 % par an depuis 1999 dans la zone euro, juste en dessous donc du 1,1 % américain. Pendant cette même période, la zone euro a créé 14 millions d’emplois, soit six millions de plus qu’aux Etats-Unis. Par ailleurs, l’hétérogénéité qui existe au sein de la zone euro n’est pas beaucoup plus forte que celle observée entre les différents Etats des Etats-Unis. Sur une base consolidée, les finances publiques sont en meilleure forme que dans d’autres zones monétaires majeures : la zone euro dans son ensemble aura cette année un déficit d’environ 4,5 % de son PIB, alors que le FMI prévoit un déficit de l’ordre de 10 % aux Etats-Unis. De même, sur le plan de la dette, le ratio au PIB est de 87 % dans la zone euro alors qu’il devrait atteindre 100 % aux Etats-Unis. Enfin la balance courante est largement en équilibre, ce qui n’est pas le cas des économies avancées de taille équivalente.
Des forces qui n’enlèvent rien pour autant à l’importance des défis que soulèvent la crise de la dette souveraine de plusieurs Etats membres de la zone euro et les remous des marchés financiers. "D’où vient la suspicion des marchés à l’égard de la zone euro ?", s’est demandé Yves Mersch pour qui la principale raison est liée à la spécificité d’un régime monétaire sans gouvernement. En effet, malgré une politique monétaire centralisée, la politique budgétaire reste aux mains des autorités nationales dans la zone euro, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Des défis dont étaient conscients les pères fondateurs quand ils ont mis en place la clause du no-bail-out et le Pacte de Stabilité et de Croissance.
Mais la crise financière mondiale et ses phases successives ont révélé selon Yves Mersch les faiblesses de ce fonctionnement institutionnel. La situation des finances publiques différait parfois considérablement d’un Etat de la zone euro avant la crise. Indépendamment du fait que la dette privée a pu être socialisée ou que le problème venait dans d’autres cas directement des finances publiques elles-mêmes, le résultat a été une augmentation drastique du fardeau de la dette publique, constate Yves Mersch. Les paquets d’aides financières attribuées aux banques en difficulté et les programmes de mesures sociales ont révélé douloureusement les limites des capacités financières de certains pays.
"Avec le recul, nous devons reconnaître que certains pays ont permis laxisme budgétaire, faiblesses dans le secteur bancaire et détérioration de la compétitivité", admet Yves Mersch selon qui le fonctionnement institutionnel n’aurait pu ni prévenir ni résoudre une crise de l’amplitude que l’on connaît actuellement. Pourtant, explique le banquier central du Luxembourg les instruments et les procédures étaient disponibles, mais soit ils n’ont pas été mis en œuvre, soit ils ont été ignorés, ou encore édulcorés. La zone euro souffrait de sérieuses faiblesses dans les domaines de la gouvernance financière, budgétaire et économique sur le plan préventif et elle a manqué d’un mécanisme de résolution de crise, résume Yves Mersch.
Yves Mersch reconnaît la gravité de la situation actuelle, mais il oppose cependant à ceux qui prônent une restructuration de la dette dans les pays concernés qu’ils semblent ignorer un certain nombre d’obstacles de taille à cette solution.
Le défaut d’une entreprise ou d’un ménage ne saurait être en effet comparé à celui d’un Etat : les gouvernements ont en effet des fonctions d’intérêt public à remplir qui ne peuvent être sacrifiées à un processus d’insolvabilité. Par ailleurs, si, dans le privé, il est d’usage de trouver un arrangement entre débiteur et créditeur en restructurant un prêt ou en convertissant une partie de la dette en participations, la distinction trouble qui est faite entre solvabilité et liquidités d’un pays complique le problème dans le cas des Etats. Ces derniers peuvent, comme une entreprise, réduire leurs coûts et stimuler les revenus quand les passifs excèdent les actifs. Mais ils peuvent faire plus, ajoute Yves Mersch : il est possible de privatiser des biens publics, mais aussi de réduire les salaires des fonctionnaires et des employés publics, ce qui serait bien plus difficile pour une entreprise privée. De plus, un gouvernement peut accroître ses revenus en levant des taxes.
En bref, un gouvernement qui fait face à des problèmes de liquidités a bien plus de marge pour éviter le défaut. "Tout cela dépend de la volonté du gouvernement et de la capacité de l’administration", relève Yves Mersch qui ajoute que la faisabilité de telles mesures dépend aussi en grande partie de l’attitude des gens et notamment de la volonté des élites économiques et sociales de payer pour l’Etat. Pour Yves Mersch, le concept d’insolvabilité en tant qu’incapacité objective de payer n’est pas un concept opérationnel pour la dette souveraine.
Pourtant, il peut sembler intéressant, pour un pays fortement endetté, de réduire le fardeau de la dette par un défaut. Une décision politique qui est basée sur l’évaluation des bénéfices et des coûts d’une telle opération. Pour Yves Mersch, les inconvénients de cette "tentation empoisonnée" l'emporteraient sur les avantages apparents.
En effet l’Etat en défaut perdrait tout accès aux marchés internationaux de capitaux du fait de sa perte de crédibilité. Qui plus est, le défaut n’abolirait en rien la nécessité de prendre des mesures d’austérité. Yves Mersch met aussi en garde contre les répercussions sur les revenus nationaux qu’auraient les effets de richesse négatifs, les sorties de capitaux et les perturbations des échanges commerciaux. Le secteur bancaire national, souvent le premier créancier de l’Etat, aurait à souffrir des abandons de créances nécessaires sur les obligations affectées, ce qui pourrait causer un resserrement du crédit, limitant donc l’accès de l’économie réelle à des financements. Le système financier international en serait déstabilisé, et ce d’autant plus dans un contexte d’insécurité et de volatilité des marchés.
A ces arguments économiques, Yves Mersch ajoute des aspects juridiques. En effet, en l’absence de guerre, un Etat souverain ne peut être forcé à remplir ses obligations financières. Du fait de cette restriction, un consensus mondial rend les contrats et obligations entre Etats contraignants bien qu’ils soient essentiellement basés sur la confiance. La signature souveraine est le symbole suprême du système juridique d’un pays. Rompre un accord international met donc en jeu la crédibilité de tout le pays, y compris de son système juridique et économique, argue Yves Mersch. Et si, dans leur tour d’ivoire, les économistes semblent ne pas s’inquiéter de cet aspect juridique des choses, Yves Mersch leur rappelle que les marchés ne peuvent fonctionner que lorsqu’ils sont intégrés à des cadres juridiques solides.
Yves Mersch fait ensuite appel à l’expérience pour démontrer qu’un défaut souverain n’est pas la panacée pour des pays lourdement endettés. S’il reconnaît des cas individuels dans lesquels la restructuration a été gérable, voire réussie, il rappelle qu’ils sont rares. En effet, la plupart du temps, les restructurations de dettes souveraines se sont faites de manières désordonnée, ont eu des effets dévastateurs et ont pris beaucoup de temps.
Toutes ces raisons expliquent pourquoi les gouvernements tentent d’éviter un défaut par tous les moyens d’après Yves Mersch, ce qui fait que les obligations souveraines sont souvent considérées comme un investissement plutôt sûr.
Or, poursuit Yves Mersch, tous ces arguments sont valables pour une union monétaire comme la zone euro. Mais un certain nombre de spécificités s’y ajoutent. En effet, du fait de la forte intégration des marchés financiers et du commerce, le risque de contagion en cas de défaut souverain au sein de la zone euro est élevé, et les conséquences potentielles pour les banques seraient graves, ce qui ne serait pas sans conséquence sur l’économie réelle. Par ailleurs, prévient Yves Mersch, la structure d’incitation pourrait être viciée, l’aléa moral aggravé du point de vue de l’emprunteur : si un Etat membre sait qu’il ne doit pas s’acquitter complètement de ses engagements contractuels mais peut restructurer sa dette, il peut être tenté d’accumuler des niveaux excessifs de dette. La crédibilité de l’union monétaire dans son ensemble pourrait être atteinte, la prime de risque sur les obligations souveraines pourrait donc augmenter, affectant vivement le crédit. Enfin, avance le banquier central luxembourgeois, en plus de la rupture des obligations juridiques que représente un défaut pour tout Etat, il est inscrit a dans l’article 126, paragraphe 1 du traité que tout Etat membre doit éviter des déficits excessifs.
Ce qu’Yves Mersch propose plutôt qu’un défaut, c’est une combinaison de résolution de crise pour endiguer la panique et de mesures de prévention pour retrouver la confiance.
Les pays qui bénéficient du fonds de secours doivent donc remplir pleinement les conditions de leurs programmes respectifs pour retrouver un niveau de dette viable et regagner en compétitivité. Pour lever tout doute sur le fait que l’EFSF est doté d’une capacité suffisante, les Etats membres devraient doter le fonds d’un effet de levier qui ne serait pas cofinancé par la monétarisation, précise cependant le banquier central. Il importe aussi à ses yeux que l’EFSF puisse intervenir sur les marchés secondaires aussi vite que possible afin de résoudre les distorsions du marché des obligations souveraines qu’Yves Mersch juge fondamentalement infondées et qui entravent le bon fonctionnement des politiques monétaires.
Yves Mersch juge par ailleurs que les déséquilibres macroéconomiques et les politiques budgétaires non viables devront être évités à l’avenir. Pour lui, la prévention est en effet la clé et il salue de ce fait l’accord sur le Six Pack comme un pas dans la bonne direction, même si la BCE plaide depuis longtemps pour une plus grande automaticité dans la prise de décision.
Nombre de ces propositions font déjà l’objet de décisions, relève Yves Mersch qui appelle donc à ce que soit comblé le fossé de la mise en œuvre.
Pour autant, Yves Mersch n’exclut pas, en dernier ressort, la restructuration d’une dette souveraine. Et il présente une série de lignes de défense qu’il s’agit de renforcer pour "être préparé au pire".
En premier lieu, pour atténuer les tensions prévisibles dans l’industrie financière, les banques doivent assainir leur bilan le plus rapidement possible. Il s’agit d’avoir des dotations plus fortes en capitaux propres en limitant les profits et en modérant rémunérations et boni notamment. Yves Mersch penche plus pour une recapitalisation sur les marchés, mais, si ce n’est pas faisable, il estime que les gouvernements doivent intervenir pour recapitaliser les banques solvables et, si nécessaire, que l’EFSF peut être approché pour recapitaliser des banques.
En second lieu, plaide Yves Mersch, il faut être clair sur le fait que, dans le cas improbable d’une restructuration d’un pays, cela serait un cas unique. Pour éviter de donner l’impression que la restructuration est un instrument standard dans la boîte à outils de la gestion de crise, les pays qui ont un fort niveau d’endettement doivent accélérer leurs efforts de consolidation pour envoyer des signaux de crédibilité aux marchés.
Dans tous les cas, estime Yves Mersch, il vaudrait mieux éviter toute restructuration qui ne soit pas purement volontaire ou qui montrerait des éléments de contrainte, ainsi qu’éviter tout événement de crédit, défaut sélectif ou défaut.